Le spectre de la famine en Mauritanie : Une lame de fond en formation /Par Moussa Hormat-Allah, Professeur d’université, lauréat du Prix Chinguitt

8 July, 2020 - 23:40

La Mauritanie se retrouve, plus que jamais, confrontée à des menaces existentielles. Menaces latentes mais bien réelles, sur fond d’épineux problèmes sociaux, politiques et géopolitiques. Une situation qui, à terme, pourra mettre en péril la cohésion et l’unité nationales, voire la pérennité de l’Etat lui-même. Dans une optique prospective, tout analyste averti, aboutirait au même constat.

Une menace d’une autre nature, vient assombrir d’avantage l’horizon. Il s’agit du spectre récurent de la famine en Mauritanie. Une famine qui gagne de plus en plus de terrain dans le pays.

Avant de rentrer dans le vif du sujet, un bref retour en arrière.

La Mauritanie avant la sécheresse: un mode de vie idyllique. D'une quasi autarcie à la famine.

Comme dans toutes les sociétés nomades, le mauritanien avait un mode de vie des plus sobres. Il ne connaissait ni électricité, ni eau courante, ni loyer, ni impôts, ni taxes… Son mobilier était des plus sommaires: quelques nattes, des coussins, rembourrés avec des  morceaux d’étoffes ou de fibres végétales, des couvertures en peau de mouton (varou), des ustensiles pour ses besoins domestiques: calebasses, bouilloires, outres à eau, "tiziyatines" comme garde-manger, des meules pour moudre le grain, des marmites en fonte, etc.

Sa nourriture était frugale: de grosses galettes de farine de mil, d'orge ou de maïs "Al-Aïch", cuites dans des marmites puis malaxées, par la suite, avec du lait. Parfois, l'ordinaire est amélioré à la grande joie des enfants: méchoui et riz à la viande, les jours de fête ou lors du passage d'un hôte de marque.

Quelques chamelles, vaches ou moutons lui fournissaient l'essentiel de ses besoins alimentaires: lait, viande… Ces animaux lui fournissaient en outre, la précieuse toison pour confectionner les tentes qui l'abritent du soleil et des intempéries.

Ces nomades ignoraient les moyens de locomotion modernes: avions, voitures, autobus… Ils se déplaçaient à pied, à dos d'âne ou de dromadaire.

Quand l'herbe mourrait et que la végétation devenait rare, leur seule préoccupation était de scruter, de temps à autre, le ciel à la recherche des signes avant-coureurs de la pluie bienfaisante. Un grondement de tonnerre au loin ou des éclairs furtifs, leur indiquent l'endroit où la pluie va tomber. Au retour d'un éclaireur "bowah", parti en reconnaissance, ils lèvent le camp vers de nouveaux pâturages.

Ces bédouins vivaient en quasi autarcie, regroupés, ici ou là, en fonction des affinités familiales ou tribales, dans des campements autour des points d'eau.

Une vie simple, tranquille et paisible. Une vie faite de prières et de méditations où le spirituel a pris le pas sur le matériel. Une vie entièrement tournée vers la rétribution dans l'Au-delà. Pour ces bédouins, la vie ici-bas, est un simple viatique pour cet anxieux voyage, tant redouté, vers l'Eternel.

Leur cadre de vie est en parfaite harmonie avec cette attente mystique. Dans ces immenses étendues désertiques où la ligne d'horizon disparaît entre le ciel et la terre, où on chasse encore l'outarde, où la fraîcheur des oasis est un havre de paix, où le lait de chamelle et les dattes constituaient, comme jadis, la nourriture frugale des hommes du désert, où on ne se lasse pas de regarder le moutonnement à l'infini des dunes de sable fin, où l'appel du muezzin dans le silence absolu ponctue la vie des hommes, où dans la nuit illuminée par une myriade d'étoiles, on est bercé par le son d'une flûte autour d'un feu de bois qui relaxe des rudes efforts de la journée, –une symphonie, de temps à autre, perturbée par le hululement d’un hibou ou le jappement, au loin, d’un chacal–, on ressent une sensation de paix intérieure et une félicité quasi célestes. En levant les yeux, on contemple l'immensité du cosmos et on prend, subitement, conscience du caractère éphémère et insignifiant de la condition humaine.

Dans ces contrées où la pollution et le stress sont inconnus, où l'avidité matérielle n'a pas de place et où l'hôte est toujours le bienvenu, on comprend alors pourquoi la Mauritanie profonde semble encore résister pour rompre les amarres avec ce passé ancestral qui reste, avant tout, un précieux repère dans l'angoissante constellation du troisième millénaire.

Voilà le mode de vie qui, naguère, était celui des mauritaniens. Malheureusement, ce mode de vie idyllique, va être bouleversé, de fond en comble, par un changement radical du climat.

Ce dérèglement du climat, sous l'effet de serre a provoqué des sécheresses chroniques avec comme conséquence une implacable désertification. Les mares, marigots et autres points d'eau se sont asséchés. Les puits, désertés, se sont taris. Des couches de sable stériles, drainées par le vent, ont recouvert une terre, naguère généreuse. La végétation a quasiment disparu. Les arbres sont morts et leurs troncs, noircis par un soleil brûlant et les assauts répétés des tempêtes de sable se dressent, au loin, comme d'épouvantables corps suppliciés. Les oiseaux ont disparu avec les arbres. Les animaux ont été décimés. Les hommes, taraudés par la faim et la soif ont, eux aussi, fui un environnement devenu inhospitalier.

 

De la famine à la quête de la survie: Des populations sinistrées convergent vers les centres urbains et les grands axes routiers

En Mauritanie, l'écrasante majorité de la population vivait, en quasi autarcie dans la brousse, en symbiose avec la nature. Les centres urbains naissants n'abritaient que quelques milliers de personnes. Sous les effets conjugués d'une sécheresse chronique, la quasi-totalité de la population s'est retrouvée dans les villes ou s'est fixée sur les bords des principales routes du pays. Avec ces flux humains, le nombre des habitants des villes a été décuplé.

Ces vagues successives de nomades sinistrés sont donc venus s'entasser dans des abris de fortune à la périphérie des villes. Les mauritaniens, connus pour leur humour décapant, ont donné le surnom de "El Kebâa" à ces abris sommaires où la promiscuité le dispute à un manque d'hygiène alarmant. Le substantif "El Kebâa" vient du verbe "Kebâa" qui veut dire "déverser". On ne pouvait mieux qualifier ce phénomène. En effet, c'est comme si ces malheureux ont été éjectés, déversés sur les lieux, un peu comme un camion déverse un chargement de sable sur un chantier.

Ces masses humaines démunies, agglutinées dans les bidonvilles, devaient faire face à des besoins vitaux: nourriture, eau potable, logement, soins, scolarisation de leurs enfants, etc. Or, l'Etat avec ses moyens fort limités, ne pouvait pas venir à leur secours de façon efficiente.

D'immenses et lugubres quartiers, composés de bric et de broc, totalement insalubres sont venus encercler, enlacer, puis étouffer les villes. Ce faisant, ils ont accentué une paupérisation galopante dans ces centres urbains.

Ces naufragés du désert étaient bien conscients qu'en arrivant en ville, leurs conditions de vie seront pour le moins aléatoires. Mais en retour, ils avaient au moins le réconfort qu'ils pourront trouver de l'eau pour étancher leur soif et manger ce qui pouvait leur tomber sous la main pour survivre. Des besoins basiques qu'ils ne pouvaient plus satisfaire dans un milieu devenu, désormais, inhospitalier.

Ces mouvements de populations ont eu, notamment, pour conséquence la propagation d'un habitat sauvage, une augmentation exponentielle de la délinquance et de la criminalité. L'absence ou la précarité des moyens de subsistance ont poussé ces bédouins déracinés à verser dans l'engrenage de ces actes répréhensibles.

Au-delà des apparences, cette famine n'a pas frappé que les seuls rescapés de la sécheresse. Dans les quartiers chics de Nouakchott, on voit, souvent, des personnes emmitouflées dans des turbans pour ne pas être reconnues, fouiller dans des poubelles à la recherche de tout ce qui pourrait être consommé.

C'est dire que cette famine prend des proportions inquiétantes un peu partout dans le pays. Le programme alimentaire mondial (PAM), dans une enquête publiée en 2019, note que "près de 600.000 personnes sont menacées par le spectre de la famine en Mauritanie". Puis, le rapport du PAM ajoute: ‘’La Mauritanie fait partie des 9 pays africains, identifiés par le bureau des Nations-Unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA) comme ceux dont les habitants sont menacés par la famine et la malnutrition.’’

Face à cette pauvreté galopante qui met en péril jusqu'à la vie des gens et qui pourrait même mettre en cause les fondements de l'unité nationale, que peut faire l'Etat?

 

 Faute de moyens et en l'absence d'une politique efficiente, les régimes successifs n'ont pas pris la vraie mesure de ce drame.

Le ressort qui sous-tend cette situation sociale pour le moins alarmante, peut se résumer en deux mots: la famine. Le défi consiste donc à enrayer ce fléau dévastateur. Pour le moment, la partie est loin d'être gagnée. La pauvreté et la précarité ne font que progresser. Que faire alors?

Prendre d'abord conscience de l'extrême gravité du problème. Quand les gens ont le ventre creux et qu'ils sont tiraillés par la faim, ils deviennent capables des actes les plus violents pour trouver de quoi manger. Dans la hiérarchie des dispositions pour préserver la paix sociale et civile dans un Etat, la lutte contre la famine vient bien avant celle de la sécurité. C'est dire que le souci de nourrir les gens prend le pas sur celui d'assurer leur sécurité. Allah, Lui-même, a placé la famine avant la sécurité. Dans la Sourate Quraïch, Il dit, notamment: "(…) Qu'ils adorent donc le Seigneur de cette maison (La Kaaba), qui les a préservés de la famine et les a sécurisés contre les périls!"

En effet, sans ventre plein, il n'y a pas de sécurité et sans sécurité, il n'y a ni développement économique ni stabilité politique. Pour peu qu'on s'éloigne des beaux quartiers, on constate, avec un pincement au cœur, que la progression de la famine en Mauritanie est en train de prendre des proportions, jusqu'ici, totalement inconnues. Outre des conditions de vie des plus précaires, beaucoup de gens, aussi bien des sinistrés de la sécheresse que d'autres, n'arrivent plus, dans leur immense majorité, à trouver de quoi manger. Les familles qui comptent souvent une demi-douzaine de membres n'ont, parfois, comme seul bien que quelques moutons faméliques.

Pour leur subsistance, ils se débrouillent comme ils peuvent. Le maigre salaire d'un membre de la famille qui travaille comme employé de maison, ou d’un autre qui travaille comme manœuvre ou porteur de charges… La mendicité est un autre moyen d'avoir un peu d'argent. On voit, souvent, parmi ces malheureux, nombre de femmes, assises à même le sol, sur des trottoirs poussiéreux, proposant aux passants sur une planche, envahis par une nuée de mouches, quelques fruits et légumes défraîchis. Au-dessus de leurs têtes, un pan de toile délavé, soutenu par un piquet, en guise d'abri.

D'autres encore, avec des enfants en bas âge, font la manche à l'entrée des superettes ou aux abords des feux rouges.

Parfois, des mécènes, philanthropes discrets, se faufilent, la nuit tombée, ici ou là, dans les ruelles de ces bidonvilles pour distribuer un peu d'argent et quelques vivres.

Des milliers de jeunes, déscolarisés et désargentés, issus de ces quartiers populaires, circulent dans les grandes villes, notamment à Nouakchott où ils s'adonnent à toutes sortes de forfaits: cambriolages, viols, meurtres. Plusieurs témoins oculaires disent avoir vu, en plein jour, des bandes de jeunes délinquants, masqués, ceinturant des passants dans le marché central de la capitale, puis sous la menace d'une arme blanche, les dépouiller de ce qu'ils transportaient: argent, téléphones…

Agresser pour manger, voilà qui est devenu banal. Quelque condamnable que soit ce comportement, il n'en demeure pas moins qu'il est à l'image d'une société qui se délite.

Ce comportement est le fruit de la conjugaison de deux facteurs: l'extrême pauvreté d'une part et, d'autre part, un relâchement ostensible des valeurs morales et spirituelles qui régissaient cette même société. Des valeurs et des principes qu'on cherche à verser dans le rebut pour les remplacer par ce qu'on croit être, à tort, une planche de salut. La société d'antan a laissé la place à une société permissive, éclatée. La cupidité et l'avidité matérielle sont devenues le ressort principal qui sous-tend toute action.

Au commencement était l'argent. Tout le monde semble obnubilé par la quête constante de ce qui est devenu, plus que jamais, le nerf de la vie. Pourtant, Le Tout-Puissant, dans Son immense sagesse a voulu qu'il yait des riches, des moins riches et des pauvres. Cette typologie divine obéit à des considérations métaphysiques…

Le problème en Mauritanie, c'est qu'en l'absence d'une classe moyenne, il y a, toutes proportions gardées, une infime minorité immensément riche (quelques centaines, tout au plus) et une écrasante majorité, désespérément pauvre.

Cette absence d'une classe moyenne, s'explique en grande partie par une carence de l'Etat et, parfois, par sa démission vis-à-vis, notamment, de ses obligations sur les plans économique et social. Or, c'est cette classe moyenne, encore fragile qui supplée l'Etat, dans certains domaines, pour venir en aide aux plus démunis. En effet, les membres de cette classe moyenne naissante: médecins, avocats, professeurs, ingénieurs, fonctionnaires, commerçants, petits entrepreneurs, en plus des besoins de leurs propres familles doivent subvenir, par ailleurs, à ceux d'autres parents proches qui, souvent, se trouvent dans un dénuement total. Tout cela avec des revenus, somme toute, fort modestes.

En revanche, l'infime minorité des riches, voit sa fortune, sans cesse, augmenter. Et pour cause! Car ce sont eux qui détiennent les leviers du pouvoir et son triste corollaire: l'enrichissement illicite.

Alors que de modestes citoyens triment, pour gagner, à la sueur de leur front, leur pitance, ces privilégiés amassent, à tour de bras, un argent facile. Ces gens qui sont au sommet du pouvoir et leur entourage immédiat ne reculent, généralement, devant aucun moyen pour satisfaire cette boulimie d'argent sale: corruption, concussion, malversations, trafic d'influence, commissions faramineuses, marché de gré à gré, détournements massifs de deniers publics, de l'aide internationale, népotisme, favoritisme etc.

(A suivre)