Souveraineté monétaire et économique des pays d’Afrique francophone : Un débat qui fait toujours rage/ Ahmedou Ould Moustapha

10 January, 2023 - 18:29

Voici une correspondance privée que  nous prenons grand plaisir à partager avec nos lecteurs. Elle signée de Monsieur Ahmedou Ould Moustapha dans le cadre d'un échange  avec l'un de ses amis ; elle traite d'un sujet controversé à la fois d'actualité et si vieux pour avoir fait l'objet de vifs débats dès l'aube des indépendances de l'Afrique. Débats qui soulèvent encore des passions et interrogations pour le moins toujours ouvertes.

 

 

« Cher Mohamed

Au vu de ta réaction à mon commentaire relatif aux récents propos de l’ancien président américain Barak Obama, devant trois chefs d’Etas africains dit-on, je m’étais résolu à ne  pas donner suite à notre échange pour éviter une polémique à la fois probable et inutile. Précisément parce que le ton de cette réaction laisse apparaitre une position tranchée, pour ne pas dire définitive, sur des questions liées à la souveraineté monétaire et économique et donc l’indépendance politique des pays d’Afrique francophone, étant entendu que ces questions n’ont jamais trouvé de réponses consensuelles ni par les acteurs ni par les théoriciens de  ce vaste domaine.

Mais hier soir, retombant sur ton texte et après une relecture attentive, j’ai finalement décidé de reconsidérer ma résolution pour écarter cette impression de malentendu qui se dégage en filigrane de tes interrogations. Fixons donc les idées :

Premièrement, parlant de souveraineté nationale, j’ai voulu aborder sa dimension géopolitique qui se traduit dans les arborescences de choix programmatiques des politiques de développement économique et social de chaque pays, c’est-à-dire de tout projet de société.

Ce faisant, il s’agissait pour moi d’apporter un point de vue sur un sujet d’actualité avec ce qu’il comporte d’explication limitée des événements qui se déroulent en ce moment dans la sous-région du Sahel (Mali, Burkina, Tchad), sachant aussi qu’il alimentait sur eux une rhétorique inverse sinon très différente de celle véhiculée par la pensée dominante à laquelle tu appartiens sans nul doute, j’ai nommé la doctrine de l’économie politique incarnée par le capitalisme(débridé ?) qui a certes triomphé en Occident mais a cruellement échoué partout ailleurs et pour laquelle la Banque Mondiale s’est constituée en chantre de sa mise en œuvre dans tout le reste de la planète, en particulier dans les pays du tiers monde, encore que l’on ne pourrait jamais démontrer dans quelle autre partie du monde  avait-elle vraiment réussi sa mission après plus d’un demi-siècle d’intervention.

 

Concepts éthiques complexes

Déjà, il y a vingt ans, l’éminent économiste américain, Hernando de Soto, disait que « le triomphe du capitalisme dans le seul Occident pourrait bien mener à un désastre économique et politique ».

Il est vrai qu’il s’agit là d’un système économique que les uns justifient et que d’autres condamnent au nom de concepts éthiques plutôt complexes, mais ce n’est pas une raison pour rester en surface dans notre approche d’analyse ou tomber dans la confusion. Au contraire : là où croît la complexité, se développent aussi les exigences de  contextualisation et de différenciation, de distinction et donc de clarté.

Deuxièmement, comme toi, j’ai toujours abhorré les régimes militaires, à commencer par celui qui s’est installé chez nous en 1978 et qui continue encore d’exercer le pouvoir en tenue civile, apparemment aux seuls fins de jouir des privilèges matériels qu’il procure et de la puissance politique qu’il confère...

Quant au rôle de ‘’leaders d’opinion’’ devant faire face à ce type de régimes, que tu voudrais me voir tenir, c’est m’accorder un intérêt excessif et me faire trop d’honneur, car je n’ai ni la légitimité ni même la posture, on peut m’attribuer au plus la qualité d’intellectuel avec beaucoup de réserve et de modestie.

Toutefois, dans plusieurs de mes écrits publiés, entre autres, au Journal Le Calame et au site arabe Essahara, ainsi que dans ma parole publique, chaque fois qu’il en était question, je n’ai cessé de fustiger ceux parmi nos militaires qui se sont emparés de l’Etat, alors que leur trajectoire ne les y prédisposait nullement et qu’ils manquaient donc de culture politique nécessaire, mettant ainsi tout le pays et ses institutions en coupe réglée et réussissant l’exploit de le maintenir au plus bas des tableaux comparatifs de toutes les statistiques crédibles, et cela dans tous les domaines de la gouvernance publique.

C’est dire que sur les militaires africains qui ont pris goût au pouvoir, ma conviction profonde est qu’ils constituent effectivement le principal handicap pour le progrès économique et social de leurs pays...

Troisièmement, au-delà des relations entre l’Occident et l’Afrique de manière générale, sur lesquelles il y a aussi beaucoup à dire, le focus des élites africaines devrait porter maintenant sur le diptyque monétaire et politique de la France-Afrique symbolisé par les deux banque centrales africaines (BCEAO et BEMAC) dont la fonction première est d’assurer l’application rigoureuse de la dimension économique et financière des 11 Accords de vassalisation perpétuelle de l’Afrique francophone subsaharienne, signés depuis les indépendances et toujours en vigueur avec quelques réformes très limitées et insignifiantes dans leur fond.

 

Décision historique de feu Moktar

D’où aujourd’hui encore les autorités du Trésor Public français procèdent à la confiscation automatique de 50 % des réserves(Accord n° 2) de ces pays à travers un comptes dit ‘’des opérations’’[1],sur lequel aucun retrait dépassant 20 % du solde ne peut s’effectuer sans l’accord préalable des mêmes autorités ; d’où également les entreprises françaises continuent à contrôler plus de 80 % des économies de la zone franc CFA, comme ce fut le cas chez nous avant l’avènement de l’Ouguiya.

Sauf qu’ici, il eût fallu la trempe de l’ex-président Feu Moktar Ould Daddah, un homme d’exception, animé d’une grande vision politique combinée à une forte détermination, pour prendre la décision historique de sortir de ces Accords, ce qui conduisit de facto à la nationalisation de notre économie : les entreprises françaises, jadis présentes dans les secteurs bancaires et du commerce, se virent alors obligées de se ‘’délocaliser’’ (comme on dit aujourd’hui), parce qu’elles n’étaient plus totalement libres dans leurs opérations d’import-export et les flux financiers qui en résultaient, le tout était désormais assujetti  aux règles et contrôles de la BCM. 

Et c’est encore la même trempe qui lui permit de développer, par ailleurs, une diplomatie pour le moins très dynamique, basée sur des principes dont notamment celui du non alignement politique, c’est-à-dire une diplomatie libre de toute contrainte ou pression économique, si libre et respectée qu’elle faisait montre d’une envergure dépassant largement les réelles potentialités économiques et géopolitiques du pays. 

Pourtant, même armé d’une telle détermination de recouvrer notre souveraineté économique et sans tenir compte de la fragilité politique du pays, dont les prémices d’incertitude se dessinaient déjà sur son avenir immédiat, il n’en restait pas moins que la perspective d’une brusque ‘’hyper inflation’’ était hautement probable en ce moment-là. Mais est-ce pour autant que cette décision de bâtir une monnaie nationale n’était pas à la fois pertinente et opportune ?

La souveraineté nationale c’est d’abord la capacité à prendre des mesures décisives pour sinon maîtriser du moins orienter le destin d’un pays...

En revanche, personne ne conteste que l’arrimage de la parité du Franc CFA au Franc français puis à l’Euro permettait d’assurer une certaine stabilité des prix au sein des pays de la zone CFA, mais il faudrait immédiatement ajouter que cet arrimage produisait inversement, dans ces pays, l’effet néfaste d’une incapacité de leurs économies à devenir compétitives du fait que la valeur de l’Euro était et demeure toujours trop forte en comparaison.

Dans ces conditions, ces pays resteront  toujours condamnés à n’exporter essentiellement que des matières premières, sans aucune valeur ajoutée, puisqu’il est impossible à leurs industries – pour  ceux qui en sont dotés – d’accéder  à un quelconque avantage  comparatif à plus forte raison qu’un avantage absolu.

 

La variable inflation

Et pour ce qui nous concerne singulièrement, on peut affirmer sans risque de se tromper que parmi les plus visibles marqueurs de notre économie figure cette inflation continuelle qui n’est jamais avouée à son juste niveau, et cela depuis la création de l’Ouguiya jusqu’à présent. Mais cela ne nous empêche aucunement de nous réjouir que notre gouvernement était désormais devenu seul maître de sa politique monétaire, contrairement aux pays de la zone CFA dont la politique en la matière est directement initiée et pilotée par les autorités françaises, sans aucun pouvoir d’inflexion des pays africains concernés.

Tout cela pour dire que dans tes propos argumentatifs, j’ai eu comme l’impression que la variable inflation présentait pour toi un grand facteur d’inquiétude.  Or je voudrais bien connaître à mon tour quel est ce pays au monde qui n’a pas connu d’inflation ou qui n’en souffre pas encore aujourd’hui.

Autrement dit, n’est-ce pas l’inflation qui fait vaciller en ce moment même les pouvoirs en Europe et aux Etats-Unis ?

Pour dire en outre qu’il s’agit d’une variable qui n’a jamais été impossible à maitriser, sa solution a toujours été d’abord politique et ensuite technique. Or ni le Mali ni le Burkina ne manquent d’hommes politiques clairvoyants et d’experts compétents en économie, comme partout ailleurs en Afrique.

Le problème clef réside donc, selon moi, dans la volonté politique des dirigeants africains à orienter le destin de leurs pays vers le meilleur, dans leur comportement moral également, en particulier lorsqu’il s’agit de mener un combat impitoyable contre la corruption et  l’enrichissement illicite.

En définitive, une analyse lucide, qui ne veut pas rester en surface, devrait effectivement tenir compte du ‘’mouvement des esprits’’ qui se déploie en ce moment au sein des populations africaines, au-delà des pays du Sahel, précisément en Côte d’Ivoire et au Sénégal. Deux pays qui n’ont pourtant jamais connu de régimes militaires mais qui, curieusement, ne se comptent pas parmi les dix premières économies africaines, tandis que le Ghana du capitaine Jerry Rawlings ainsi que l’Ethiopie de plusieurs putschs militaires et de famines successives en font partie de façon inattendue au regard de certaines considérations aussi putatives que fortement établies...

S’y ajoute  que ces deux derniers pays ne sont pas plus lotis que les deux premiers, surtout en termes de ressources naturelles et de développement humain.

On sait par ailleurs que les pays anglophones d’Afrique sont dotés chacun de sa propre monnaie nationale. Mais est-ce la seule raison qui explique que leurs économies progressent dans l’ensemble de manière plus raisonnable et moins lente que celles de leurs voisins francophones ?

Le mystère se trouve-t-il donc dans la monnaie ou dans la langue (sachant qu’aucune nation ne s’est jamais développée en utilisant une langue étrangère, ce qui n’interdit nullement de traduire le génie intellectuel et scientifique des autres langues) ?

Ou bien se trouve- t-il uniquement dans le modèle de gouvernance publique ? Ou alors dans les trois réunis ?

Questions ouvertes.

 

[1] On vient d’apprendre que ce compte aurait été supprimé, suite à l’indignation bruyante qu’il  soulève en ce moment au sein de l‘intelligentsia africaine, mais on peut être sûr – si cela était vrai – qu’il s’agit d’une simple substitution par un autre mécanisme de même nature et identique en son fond. Car la France ne lâchera pas l’affaire de bon gré : les réserves africaines représentent pour elle ce que représentent  les pétrodollars pour le gouvernement américain, lesquels ne seraient pas aujourd’hui en position de domination complète sans le soutient principal de l’Arabie saoudite et subsidiairement des autres pays arabes du Golf

 

 

 

 

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