Passions d’enfance : Avant de tout oublier (25).Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)    

24 May, 2023 - 17:10

Le bouillonnement politique
Des personnalités symboles
Au plan politique, contrairement au campement chez nous où l’actualité sénégalaise monopolisait les palabres de nos hommes, à Taguilalet, la situation politique en Mauritanie était l’unique sujet de débat. Le premier semis du concept de Mauritanie, une entité plus large que le domaine local, commença à germer dans mon esprit. Nahda, Ould Daddah, Ould Oumeir, Ould Hourma, Ould Yahya Ndiaye, la France, la Mauritanie, le Maroc… des noms qui ne cessaient de marteler nos oreilles.
Mohemd Elmoctar Ould Bah, parent maternel et beau-fils des gens de Taguilalett, mais appartenant surtout à la famille de leur Cheikh de Noubaghiya, faisait partie des exilés au Maroc avec l’émir Mohamed Vall Ould Oumeir et le grand politicien Ahmedou Ould Hourma. Là, on chercha à perpétuer l’aventure de l’un des émirs du Trarza, Ely Chandhoura et Ould Razga (Idawaali) au XVIIIe siècle. À plusieurs reprises, je remarquai des regroupements de gens autour de quelques postes-radios existants afin d’écouter des messages adressés par les exilés à l’attention de leurs parents. On racontait que l’écoute demeurait limpide jusqu’au commencement de la diffusion des messages. On affirmait que les autorités françaises se mirent à la parasiter à l’aide de brouillages divers y compris des cris de chiens et des chacals.
 

Naissance du PPM
Notons que la mort du roi Mohamed V en 1961 eut l’effet d’une bombe à Taguilalett. La tristesse se lisait sur tous les visages. L’arrivée de Hassan II fut très mal reçue ici.
En 1962, une délégation politique comprenant Souleymane Ould Cheikh Sidia et Ahmed Baba Ould Ahmed Miské, vint en visite à Taguilalett. J’apprendrai plus tard qu’il s’agissait d’une délégation du nouveau parti, le PPM, parti né de la fusion entre le PRM et Nahda. Le PRM, Parti du Regroupement Mauritanien, représentait les pro-français, la Nahda, mouvement d’indépendance hostile à la colonisation et au néo-colonialisme. La réunion avec la délégation eut lieu dans l’une des classes de l’école. On se regroupa autour d’un mini meeting. La lecture du discours de bienvenue fut confiée à feu Mohamed Lemine Ould Dahi, un enseignant arabe ayant remplacé Elbaràa. À la fin de son discours, il posa un certain nombre de questions dont une se rapportait à l’attitude du nouveau parti par rapport à la religion musulmane. Je me suis toujours demandé depuis lors pourquoi Souleymane Ould Cheikh Sidia répondait à toutes les questions sauf à celle-là. Il affirma qu’il confiait sa réponse à Ahmed Baba. J’aurai l’explication plus tardivement.
Tout indique que le débat entre les militants des deux partis allait continuer même après la fusion entre les deux formations. À Taguilalett, ce débat fut doublé d’un autre, beaucoup plus passionnant, opposant les pros et les anti-marocains, c’est-à-dire les gens opposés aux prétentions marocaines sur la Mauritanie. On raconte que Mohamed Vall dit Bennani s’emporta plus d’une fois jusqu’à jeter son poste-radio à terre qui se brisa en mille morceaux. Il ne pouvait donc pas continuer à écouter, « disait-il », un programme de Radio-Maroc qui s’attaquait à la Mauritanie.

Des journalistes pionniers
En réplique aux programmes hostiles de la Radio Marocaine à la Mauritanie, Radio Mauritanie élaborera aussi un programme anti-marocain particulièrement virulent. Il débutait tous les jours à 14 heures. L’introduction du programme prenait une dizaine de minutes. Feu Khaye Baba Cheyakh et Mohamed Mahmoud Ould Waddadi, les deux célèbres journalistes de Radio Mauritanie, de ce moment, se relayent en arabe pour démonter les prétentions marocaines sur notre pays. Ils lisaient, dans un ton particulièrement émouvant, des textes dont l’un d’entre eux avait l’allure d’une prose s’apparentant plutôt à un poème d’Amrou Elghaiss ou Elmoutenebi. Les enfants de notre génération le récitaient intégralement. Ils étaient immédiatement suivis par feu Mohamed Lemine Ould Aggatt. Ce dernier, au son de l’Ardine de Mounnina Mint Aleya, s’attaquait en Hassania, sans ménagement au régime marocain.
Un autre événement bouleversa les esprits et provoqua une grande polémique. On fustigera le nom d’un certain Elmoctar Ould Hamidoune, qui aurait affirmé que les tribus zawaya, notamment celle du Trarza, étaient d’origine berbère. Comme si on mettait en cause leur foi musulmane. L’affirmation était d’autant plus grave que tous les ressortissants de ces communautés, absents hors du pays pour des raisons de travail, revinrent précipitamment chez-eux pour se liguer contre les hypothèses de Ould Hamidoune.
Un pavé dans la mare
Notons que ce dernier n’avait pas fait exception à sa propre tribu, Oulad Barikalla de Mederdra, une tribu cousine à celle des Oulad Sid’Elvalli. Il avait fallu se creuser les méninges dans des conclaves qui avaient duré plusieurs semaines afin d’établir un arbre généalogique se référant à un ancêtre commun parmi les amis proches du prophète Mohamed (PSSL). À ma connaissance aucun ressortissant de Mederdra ne s’était permis de faire remonter son arbre généalogique jusqu’à certains nobles affirmés de la tribu du Prophète, Ghouraych, parce que non musulman, comme par exemples leur chef Abouelhakem alias Aboujehline ([1]).
Ma scolarité, non souhaitée par mes propres parents, avait failli être interrompue à deux reprises. Une première fois, à la fin des vacances, probablement à Pâques ; j’étais chez les cousins maternels installés au milieu des champs de sorgho. Le climat me plaisait tellement que l’idée d’abandonner l’école s’était emparée de moi intérieurement.
Le poète feu Ahmedou Salem Ould Dahi qui était présent, n’était pas encore un enseignant. Il passait souvent chez nous. Sa vue me dérangeait énormément, parce qu’à chaque fois il me pressait de regagner l’école à Taguilalett pour ne pas gâcher ma scolarité. Souvent il venait pour vérifier si je n’étais pas encore parti. Son insistance finit par me dissuader. Je n’oublierai jamais ce service rendu par un homme avec qui  d’autres circonstances regrettables vont nous imposer  de nous opposer plus tard.
 

Deux sauveurs de ma scolarité
L’autre événement, ayant menacé ma scolarité, a eu lieu à Taguilalett. En 1962, on devrait transférer à Mederdra après un examen de fin d’année réussi. Je suis revenu à Taguilalett où je devrais continuer sur Mederdra pour faire le CE1, c’est-à-dire la troisième année. Là, je ne trouve personne pour m’aider à aller à Mederdra. Raison pour laquelle je refais le CP2 à Taguilalett. D’ailleurs plusieurs autres élèves, généralement les fils des parents peu conscients de l’intérêt de l’école moderne comme les miens, ont fait de même.
L’année suivante on embarqua dans la voiture de l’administrateur feu Ahmed Ould Bàa, une Land Rover, châssis court, en direction de Mederdra. Encore relativement jeune, la quarantaine en ce moment, Ahmed Ould Bàa roulait à toute allure. On balançait sur les sièges-arrière comme des objets peu pesants. Malheureusement je n’ai jamais su qui était l’initiateur de notre départ à Mederdra. Jusqu’à preuve du contraire je considère que c’est Ahmed Ould Bàa. Ce dernier, en plus de son état d’administrateur, ancien interprète, est aussi un grand compositeur de la poésie populaire. Il rate rarement l’occasion de commenter, généralement en deux et courts vers, un événement d’actualité.
 

Le parler Oulad Deymane
Dans les années 50, il servait comme commandant à l’Est du pays. Il est frappé par le retard de certaines tribus et de son pays en général. Il prophétise qu’un jour les choses changeront et qu’on verra dans l’armée nationale, un capitaine Ideyboussat, secondé par un lieutenant de Messouma. À l’époque, à ma connaissance, il n’existe presque pas d’officiers nationaux. Mohamed Ould Cheikh ElGhazwani, un Ideyboussat, général de son état, le plus gradé de l’armée nationale jusqu’à sa démission pour se consacrer à sa campagne électorale, hier chef d’État-Major de l’armée nationale aujourd’hui président de la République. Ahmed Ould Bàa n’était pas l’unique commentateur en poésie de la chose politique. Son cousin, l’ambassadeur Ould Elhassène fait de même. Une fois, au moment de la polémique sur l’indépendance, il se permet d’exprimer, toujours en deux vers, « avant de retenir la langue », avertit-t-il, sa pitié et sa compassion de l’état général de son pays. Il exerçait déjà les fonctions d’ambassadeur itinérant de la Mauritanie.
Ahmed Ould Bàa, comme d’ailleurs ses parents Oulad Sid Elvalli et leurs cousins Oulad Deymane, tous exprimaient rarement leurs sentiments d’une façon ouverte. On préfère rester fidèle à la tradition, s’exprimer conformément au parler « Oulad Deymane »: tâcher de ne jamais blesser quelqu’un par ses dires, tout en veillant au raffinement de l’idée exprimée. On raconte que le cheval de l’émir du Trarza a perdu lors d’une course contre d’autres chevaux. L’émir avertit d’avance qu’il couperait la tête à tout individu qui déclarerait que son cheval avait été battu. L’émir demanda à un Oulad Deymane, un Ould Elvoudhayle, je crois,  le premier de retour du champ de course, lequel des chevaux avait gagné. Sans hésiter, celui-ci lui répondit: « c’est le dernier qui a gagné ». L’émir, qui avait tout compris, éclata de rire. La réponse du Deymani l’avait désarmé. Oulad Deymane s’approprient toutes les bonnes vertus. Ils se démarquent ainsi de toute conduite non louable.
Si, sous d’autres cieux, les gens ne se satisfont que d’un bien matériel gagné, dans l’Iguidi, on nage en plein bonheur après n’importe quelle réplique orale bien réglée. Des heures entières s’épuisent, sans s’en rendre compte, dans des palabres évoquant les meilleures belles tournures dans le parler Oulad Deymane. Les Oulad Deymane: leur parler, leur démarche, leur humour, et même leurs repas et j’en passe, voilà tout un système culturel, qui m’avait profondément marqué. Il constitue, à mes yeux, ma deuxième école, Oh ! Combien précieuse, et non déclarée à Taguilalett.
Comme partout, dans cet univers presque fermé on ne cesse de vanter les avantages culturels et moraux de sa propre tribu par rapport aux autres. On raconte qu’un instituteur arabe mauritanien bien connu, originaire de l’Est du pays, enseignait à ses élèves, que « le meilleur peuple sur terre sont les musulmans, les meilleurs musulmans sont les arabes, les meilleurs arabes sont les mauritaniens, les meilleurs mauritaniens sont les gens de sa tribu, les meilleurs parmi ces derniers sont les gens de sa propre famille et le meilleur de sa famille, c’était bien entendu, lui ». À mon tour, comme en partie ce bonhomme, j’ai quitté Taguilalett avec la conviction que « …les Oulad Deymane étaient les meilleurs des meilleurs et les Oulad Sid Elvalli les meilleurs Oulad Deymane ».

 « Mbeikitt Raha »
En route pour Mederdra, à 20 kilomètres de Taguilalett, nous passons par « Mbeikitt Raha (ou la dune de Raha), une grande dune, juste à mi-chemin entre Taguilalett et Mederdra. Avant, le lieu ne voulait rien dire pour moi. Son nom se perd parmi les dizaines de noms des lieux qui l’entourent. Je m’y suis intéressé depuis qu’un ami avait attiré mon attention sur lui. Il s’agissait de Khallihinna Ould Tolba, de la collectivité Joummane du Hodh Echarghi. Mbeikitt Raha est un nom composé, signifiant littéralement, « le mont ou la dune de Raha ».
D’après Khallihinna, Raha était l’ancêtre incontesté de sa collectivité Joummane. Comme la plupart des tribus de l’Est, arabes notamment, la tribu Joummane a transité par le Trarza. Les Joumanes sont cousins de la tribu Oulad Ebyeri. Aucun historien du pays ne conteste cela. Raha, toujours, selon son petit-fils, «Khallihinna », était un grand coupeur de routes. Il s’est choisi cette dune, la plus élevée de la zone pour surveiller le mouvement des caravanes et des voyageurs, ses proies possibles. Des conflits avec d’autres tribus vont chasser Joummane et les repousser vers l’Est. Avec son nom symbolique, du cœur de l’Iguidi, Mbeikitt Raha, va perpétuer ce témoignage. Mon ami Khallihinna (comme moi probablement d’ailleurs dans le cas de Mkhainzatt), avant d’être Ould Tolba, «le marabout », était d’abord  l’enfant d’un grand bandit, un grand coupeur de routes. Puissent d’autres avoir la même honnêteté intellectuelle pour reconnaître leur véritable origine fut-elle, même modeste, et cela seulement pour l’histoire.

(A suivre)

([1]) Elmoctar O Hamidoune, était un ancien boutiquier à Dakar, converti par les Français en chercheur spécialisé de l’histoire de la Mauritanie et du monde Beïdane. Il était affilié à l’Institut Français d’Afrique Noire (IFAN), fondé par Th. Monod après la Seconde Guerre Mondiale.