Lutte contre la pauvreté ou lutte avec les pauvres ? (2)

2 July, 2014 - 03:39

Par Ian Mansour de Grange – consultant, chercheur associé au LERHI et au CEROS – faculté de Nouakchott

Etablie au début de ce siècle avec des objectifs chiffrés sur quinze ans, l’actuelle phase du programme des Nations Unies pour le développement durable (UNDAF) de la Mauritanie approche de l’échéance 2015. Plusieurs objectifs ne seront pas atteints. Des évènements conjoncturels, mondiaux ou plus locaux, sont mis en cause. Mais il existe, également, des défauts structurels… Focus, en ce second article, sur des démarches tactiques trop rigides.

 

La problématique actuelle des bailleurs, qu’on suppose toujours en quête d’une efficacité maximale, se résume, ainsi que nous l’avons évoqué dans notre premier article, en deux questions : capacité d’harmonisation des procédures, d’une part, et, d’autre part, flexibilité des catégorisations. Si la première exige une conjonction de volontés et des efforts de négociations – tâches difficiles, certes, mais très précisément paramétrables – la seconde a ceci de particulièrement ardu qu’elle alimente une des phobies les plus tenaces de l’esprit administratif : l’exception. Longtemps niée, traquée, incendiée, celle-ci renaît, toujours, de ses cendres et a, même, obtenu, depuis quelques décennies, ses lettres de noblesse, avec l’avènement de la pensée systémique. Complexe, chaque situation est unique. Vouloir, de force, la réduire à un schéma, expose à une médiocrité de résultats, sinon à la plus lamentable inefficacité, autre exécration du réglementaire. Devant l’alternative, il faut, manifestement, ou tricher, ou tergiverser.

 

Admettons que les bailleurs, à tous les niveaux, répugnent à la première solution. Sur quoi, donc, appuyer la nécessaire mouvance des cases toutes faites ? Il y a des pistes. La plus prometteuse, sans doute, a été ouverte, par les OMD qui ont mis en avant des priorités. Sept objectifs, onze cibles, c’est, déjà, un bel effort de visualisation globale des phénomènes. Certes, l’ordre de présentation de ceux-là reste discutable et beaucoup auraient, certainement, préféré une table ronde, mettant, objectivement, côté à côte, en relation de voisinage immédiat, la gestion durable de l’environnement et la réduction de la faim et de la pauvreté. On aurait, ainsi, évité l’entretien de dramatiques obtusions d’esprit, qui considèrent que, puisque la lutte contre la faim est prioritaire (ODM1) sur l’assurance d’un environnement durable (ODM7), il faut donc, d’abord, se préoccuper de la rentabilité à l’hectare des terres, moyennant le forçage de ces dernières – regrettable, certes, mais, voyez-vous, la nécessité… – avant de songer à compenser ces lacunes par des actions de protection environnementale, ailleurs, en des sols moins arables…

 

C’est, probablement, dans leur interconnectivité maximale que les OMD ont le plus de chances d’être, durablement plutôt que dans les temps, atteints. Les trois grands blocs – réduction de la pauvreté et de la faim, santé et éducation pour tous, gestion durable de l’environnement – l’égalité des sexes, étant, en réalité, un thème transversal, qu’on aurait dû, d’ailleurs, coupler à l’intégration respectueuse de toutes les minorités, quantitatives ou qualitatives – forment un trépied indéformable que tout professionnel du développement, à quelque niveau que ce soit, devrait garder, en permanence, à l’esprit. Quelles que soient les nécessités de structuration administrative, celles-ci ne devraient, jamais, étouffer ce principe de réactivité globale. Cela signifie, par exemple, que lors d’une découpe, en lots d’attribution financière, d’un appel à propositions, on réserve, systématiquement, une part conséquente – au mieux, un tiers – de financements à la couverture de projets cohérents, équilibrés, durables et nantis d’un réel dynamisme participatif, apparemment hors cadre ou à cheval sur un ou plusieurs objectifs spécifiques, mais manifestement en phase avec tel ou tel objectif global de la démarche d’attribution. Ce sont, généralement, les agences locales qui sont le plus à même d’apprécier la validité de ce genre de projets, en ce que ceux-ci révèlent, souvent, les particularités singulières du développement, tel qu’il doit être conçu et mené, ici ; pas à côté, ni là-bas. On l’a dit et redit : il n’y a de science que de relatif, ni d’efficacité globale sans perception du local, et inversement. Se pénétrer de cette évidence, c’est admettre, enfin, que la démarche du financement vers le projet – on fait de la demande en fonction de l’offre du bailleur – n’est viable qu’en considération de son inverse, qui ajuste l’offre du bailleur à la demande du terrain.

 

Adaptation des bailleurs aux projets plutôt que le contraire

 

Certains évènements, dont les impacts sont sensibles à l’échelon mondial, pèsent sur l’aide au développement. On a vu, ainsi, comment la chute du Mur de Berlin puis le 11 Septembre ont déterminé une politique globale fortement centrée sur la sécurisation des rapports sociaux et commerciaux, dans un contexte marqué par la déstructuration du monde géopolitique de l’après-guerre. On a vu, d’un autre point de vue, comment une crise alimentaire, artificiellement nouée par une brusque spéculation, elle-même réactive à une crise financière majeure, pouvait, en quelques mois, modifier les priorités d’intervention de telle ou telle institution d’aide au développement. Tout comme, à un niveau moins global, les modifications et autres rectifications des politiques nationales peuvent entraîner de notables variations de générosité, chez ces mêmes bailleurs. Ce n’est pas nouveau. L’altruisme, en la matière, est particulièrement relatif. Quoiqu’en affirme tel ou tel responsable, ce sont bien des considérations intéressées qui tiennent les cordons de la bourse et la démarche du financement vers le projet demeure la méthode quasiment généralisée de l’aide au développement.

 

A un instant t donné, il faut produire tel ou tel type de projet et la pérennité d’une ONG localisée tient, d’abord, à sa capacité à réagir, au plus vite, aux variations de l’offre. Du coup, les groupements de terrain, en prise, réelle, sur la vie des gens, sont, pratiquement toujours, disqualifiés. Les organisations nationales, qui vivent au plus près des bailleurs et ont appris à en décrypter les signes et les consignes, s’interposent en intermédiaires obligés, entre ceux-ci et ceux-là. A différentes reprises, j’ai été, moi-même, sollicité pour « pondre », dans des délais extrêmement brefs, un projet correspondant à des TDR précis de financement et, non seulement, le temps imparti ne permettait, manifestement pas, de suivre un réel processus de concertation communautaire mais ces TDR pouvaient, de surcroît, contenir des aspects trop contraignants ou négliger des paramètres importants de la situation sur le terrain. Cette fébrilité est d’autant plus marquée que la plupart des ONG ont un besoin, vital, de subventions, pour assurer ne serait-ce que leur fonctionnement basique (loyer, personnel permanent, consommables, etc.) et ces liquidités ne peuvent provenir que de ponctions sur le financement des projets soumis aux bailleurs. C’est vrai partout mais, plus particulièrement, dans les pays en développement, et la Mauritanie n’échappe pas à la règle.

 

Non pas, bien évidemment, que nous cherchions à contester, ici, la nécessité des ONG nationales. Mais leur mode de fonctionnement, beaucoup trop soumis à des financements aléatoires, pose problème. D’une manière générale, ces ONG n’ont pas les moyens d’assurer, de façon pérenne, leurs missions de collection et de transmission d’infos, de fédération et de coordination de démarches localisées, selon des approches par filière ou par thème, de concertation régulière, entre elles et avec les différents départements d’Etat concernés par leurs activités. Le diagnostic « actoriel » – identification des ONG, compréhension de leurs rôles respectifs, évaluation de leur fonctionnement et des contraintes, analyse de leurs relations avec les populations et les autorités – mené, au début de ce siècle, a très insuffisamment relevé le poids de ces incertitudes qui mettent en cause le système lui-même. Dans notre prochain article, nous essaierons, incha Allahou, d’élucider quelques solutions à cet épineux problème. (à suivre)