Lettre à une dame de la Vallée

26 March, 2015 - 00:34

Ma chère Oummi,

Pourquoi t’écrire aujourd’hui, quelque quarante-cinq ans après ta mort ? T’ai-je oublié tout ce temps pour me rappeler seulement maintenant que tu as existé ? Quelles raisons profondes me poussent-elles à chercher ton « contact » spécialement en ce moment ?

Tout d’abord, détrompe-toi Oummi, je ne t’ai jamais oubliée – l’aurais-je voulu, aurais-je pu ? Pire ou mieux (c’est selon), l’empreinte de ton visage jovial ne s’est jamais détachée de ma rétine. Mais avant de te donner les vraies raisons de mon envie subite de t’écrire, permets-moi de te rappeler pourquoi je t’appelle Oummi (maman). Pour moi, le seul nom que tu as, que tu as toujours eu, c’est Oummi – si tant est que tu en eusses un autre.

Tu es ma maman, celle qui m’a donné son sein dès mes premiers instants d’existence, celle qui, par son allaitement, m’a aidé à survivre à l’insuffisance du lait maternel. Lorsque ma mère – l’autre, celle qui m’a mis au monde – me relatait dans le détail ces péripéties de ma vie, de notre vie, quelquefois en ta présence, tu te contentais de hocher pudiquement la tête, avec ce sourire doux et sincère dont toi seule as le secret.

Pour toi aussi,  j’ai toujours été « Oulli » (mon fils). C’est cette relation mère-fils qui nous lie pour l’éternité. Mon plus ancien souvenir, c’est toi Oummi, me cajolant, me nourrissant, me dorlotant. Et c’est toujours toi qui trouvais chaque fois les solutions à mes multiples et imprévisibles sollicitations. C’est dire que comme mère, je n’ai réellement connu que toi et c’est pourquoi ton voyage ultime, alors que tu allais juste sur tes quarante ans, a été pour moi un véritable traumatisme dont j’ai pu difficilement me relever.

Ta relation avec les miens a été une relation spéciale, singulière à bien des égards. Elle était basée sur l’estime et le respect mutuels, sur la franchise et la loyauté telles qu’elles doivent marquer des liens d’amitié et de fraternité sincères. Est-ce dû au fait que nous connaissions ton histoire, ta vraie histoire, celle qui t’a menée jusqu’à nous ? A bien y réfléchir, peut-être bien que oui.

Rappelle-toi, Oummi, une de tes arrière-grand-mères a été razziée, avec d’autres, aux abords de son village paisible de la Vallée. A l’époque âgée d’une dizaine d’années, elle a grandi et s’est mariée dans le campement de ses razzieurs. Au terme de sa grossesse, elle eut une fille, mais n’a pu survivre à l’accouchement. Cette fille, l’une de tes aïeules, a grandi à son tour chez ses « hôtes » mais, ayant atteint l’âge de vingt ans, elle décida de s’enfuir loin de ce campement où elle subissait de fort mauvais traitements. Ayant pu bénéficier de complicités locales, elle finit par atteindre un campement éloigné, où elle a pu se réfugier. Ce campement n’était autre que celui de mon propre arrière-grand-père.

Après quelques mois passés auprès de mes aïeux, ses razzieurs qui l’avaient cherchée partout, avaient fini par dénicher ton aïeule et étaient venus exiger qu’elle leur fût « restituée ». Mon arrière-grand-père l’appela et lui demanda si elle préférait rester avec lui ou retourner avec ses poursuivants. Sans hésiter, elle lui répondit qu’elle souhaitait rester, « ayant vu, dit-elle, tes qualités humaines et ta piété, je sais que rien de méchant ne m’arrivera ici ». Alors, mon aïeul se mit d’accord avec les razzieurs pour un dédommagement conséquent et tout le monde fut satisfait.

Très vite, ton aïeule, malgré son mariage, devint la dame de confiance de la « Tente », celle qui faisait office de mère, de sœur, de fille, de confidente, de conseillère. Et de de mère en fille, vous avez toutes perpétué cette tradition de bonté, de piété, et d’amour réciproque. Oummi, bien que tu connaisses par cœur tous ces détails, je ne puis m’empêcher de te les ressasser car je sais que tu as toujours été enchantée d’écouter mes délires et divagations. Et aujourd’hui, alors que tu n’es plus de ce monde, je sais qu’on peut continuer à communiquer - même s’il n’y a pas consensus sur cette question.

Ton histoire, du reste, est au fond comparable à celle de ces millions (que dis-je, dizaines ou centaines de millions) de personnes ayant subi à travers les siècles, le même sort, c’est-à-dire ôtées de force à leur milieu, réduites en esclavage, déracinées. La seule différence est que la tienne est connue dans le détail et qu’elle est transmise telle quelle de génération en génération.

Ces pratiques d’un autre âge, anachroniques, révulsent. El Faruq Oumar, deuxième Khalife du Prophète (PSL) s’adressa un jour à son auditoire : « De quel droit soumettez-vous des hommes à l’esclavage, alors qu’ils sont nés libres ? ».

J’en viens maintenant aux raisons impérieuses qui m’ont poussé à t’écrire ce message. La nuit dernière, j’ai fait un rêve. Oummi, tu es venue me parler. Et ce que tu m’as dit (ou plutôt ce que tu n’as pas dit) me semble suffisamment important pour que je fasse intervenir quelque ressort autistique. « Oulli, disais-tu, en dehors, il arrive qu’on ne se considère pas ETRE. Dedans, l’emprise affective travestit l’idéal. Ou bien, survint un vide valentiel parfois lunatique, surtout vis-à-vis de certaines références… ».

J’ai beaucoup cogité pour essayer de déchiffrer ce que tu as voulu me communiquer et finalement, je pense avoir trouvé…. lumière….

J’émergeai, en nage.

 

 

Ishaq Ahmed Cheikh Sidia (iahmed.cheikh.sidia@gmail.com).