Leçons d’un vrai-faux débat (4)

2 July, 2015 - 03:31

Dans un récent article publié sur le Net (1), trois intellectuels – deux français et un franco-algérien – étaient appelés à commenter les résultats d’un sondage avançant que 78% des Français avaient une bonne opinion des musulmans. On s’attendait donc à entendre ces doctes personnages évoquer les réalités quotidiennes qui justifient une telle bonne opinion hexagonale. Ils ont préféré gloser – à moins qu’ils ne fussent, plutôt, incapables de dire quoi que ce soit de ces réalités – sur l’étrange proposition que déduisait le journaliste de ces résultats : « à défaut des Français, c’est donc la France qui a un vrai problème avec l’islam ». Analysant les développements de cette assertion, nous voici à examiner la question suivante : « de quel essentiel convenir, entre un croyant et un athée » ?

C’est aux sources, chacun, de nos convictions intimes qu’il nous faut revenir, pour mener à bien cette réflexion. Sans toutefois jamais, évidemment, perdre de vue son objet : la quête d’un consensus. En telle attitude, on aura alors tôt fait de percevoir tant les hiatus, plus ou moins conciliables, que la nécessité de circonscrire, le plus précisément possible, les risques de leurs inéluctables frictions. Mais de quels risques parlons-nous ? Aujourd’hui en France métropolitaine (2), à peine vingt pour cent de la population proclament une foi théiste engagée, quand un bon tiers ne se reconnaît dans aucune religion et un cinquième se déclare carrément athée. Si la tiédeur forme la quasi-majorité, voire un peu plus, l’existence de deux pôles forts de convictions sans ambages, apparemment opposées, en signale la réalité. C’est dire ici tout ce qu’apporte, à la prévention des conflits, la laïcité de l’Etat, dont chaque fonctionnaire, du président de la République au moindre technicien de surface, devrait accepter, par contrat (3), de laisser, au vestiaire, l’expression de ses convictions personnelles, durant l’exercice de ses fonctions.

Mais la qualité de citoyen français n’oblige pas à fonction publique. Pas plus que l’usage des services publics n’implique devoir de réserve. Dans l’un et l’autre cas, la seule condition, impérative, du vivre-ensemble réside dans le respect due à toute personne, à ses dignité, intégrité et liberté. Un vivre-ensemble dont la santé – celle-là même de la République – se mesure à l’ampleur du champ d’expression des convictions de chaque citoyen. Et certes : user du concept de laïcité, pour restreindre ce champ, alors que le principe du respect de la personne n’a pas été bafoué, c’est inverser le sens de la laïcité, et bafouer soi-même ledit principe, de surcroît. Il faut se rendre à l’évidence : un certain nombre de décisions administratives (4), depuis le début de ce siècle, ont abondé en ces égarements. Faudrait-il en conclure que le bloc athée se serait à ce point imposé, dans les rouages de l’Etat – sinon acquis suffisamment d’alliances « objectives » – pour y imposer des décisions plus laïcistes que laïques ?

Ainsi formulée, la question pressent toute une complexité d’intérêts variablement convergents. Affiche égalitariste et pratique élitiste s’y côtoient, depuis, au moins, la Révolution française, assez aimablement, semble-t-il, entre judaïsme et franc-maçonnerie, plus chaotiquement en ce qui concerne la sphère chrétienne, surtout catholique – ce ne fut pas simple, pour la Papauté et ses ouailles nanties, de négocier la perte de leur leadership – tandis que s’élabore, sous le couvert de l’amélioration des performances humaines – la fameuse perfectibilité de l’homme de Jean-Jacques Rousseau – une progressive fusion de l’humain et du machinal. Axée sur la rentabilité, la résultante de ces intérêts divers, entretenue par les forces d’argent et, bien évidemment, à leur service prioritaire, renforce, en définitive, l’aliénation des masses. C’est précisément ici que le libertaire hédoniste, l’humaniste généreux et le religieux respectueux de l’Œuvre divine ont à se (re)découvrir une communauté de vue : le droit du vivant et la responsabilité de l’homme à son égard.

 

La diversité, prévention des risques

Les enjeux du siècle n’apparaissent ainsi plus du domaine idéologique mais, bien plutôt, de celui de la gestion des limites et, partant, des risques. Deux stratégies vitales – contraction, expansion –  trop souvent pensées en contradiction, ont à préciser, leurs espaces-temps, non seulement, respectifs mais, aussi, commun. En agriculture, la réduction mécaniste des sols à la simple fonction de support a conduit, via la fertilisation à outrance, la monoculture et l’usage intensif des pesticides et herbicides, aux Organismes Génétiquement Modifiés (OGM) dont personne n’est en mesure d’évaluer, au-delà des contraintes socio-professionnelles qu’ils imposent (5), les conséquences sur le biotope. Dans une vision holistique, c’est la diversité du vivant à leur surface et dans leurs entrailles qui fonde, non seulement, la richesse des sols mais aussi, leurs équilibres. Seule une attitude analogue est de nature à conduire une république aussi engagée dans la modernité que peut l’être la française. A ceci près qu’en l’état de dénaturation et de diversification morale de cette modernité, il est impératif d’y entretenir un corps arbitral tout aussi neutre que les services à rendre à tous les citoyens, sans exclure la possibilité d’en fournir, à la demande, de plus spécifiques.

Nous voici donc revenus à notre proposition liminaire : l’Etat, fermement laïc, doit assumer toute la rigueur de l’impartialité, afin que la société civile puisse, à l’inverse, assurer, formidablement plurielle, toute la diversité des partialités. Mais avec des perspectives toutes nouvelles, j’espère les avoir suffisamment suggérées, pour examiner plus sereinement les exigences de visibilité des musulmans et de leurs contraintes sociales spécifiques, dans l’espace public français. Concéder, quelques heures par semaine, l’usage de la piscine municipale à une association organisant des cours de natation selon le genre, ou faire appel à une autre, pour délivrer un enseignement religieux adapté aux conditions environnantes, ou, encore, inviter une troisième à donner son point de vue partisan sur tel ou tel fait de société, enrichissent très variablement le débat citoyen. Mais cela donne, en tous les cas, de la consistance, de l’espace et du temps, à la reconnaissance de différences réellement présentes dans le corps social.

Une telle libération de l’espace public n’est envisageable, en France, sans une recentration rigoureuse de l’Etat sur la laïcité. Engageant explicitement, comme je l’ai suggéré tantôt, tous ses agents, à quelque niveau que ce soit, à un devoir de réserve religieuse, philosophique et politique, dans l’exercice de ses fonctions (6) ; tenant compte, dans l’organisation de ses services, des nuances locales de sensibilité et de peuplement de leurs usagers ; définissant, formellement, un tronc commun d’enseignement, pour tous les élèves de ses établissements publics, incluant un entraînement régulier au débat des points de vue, au respect d’autrui et à la réflexion sur le sens et la valeur de la personne, recourant, pour traiter les demandes hors cadre, comme, par exemple, les repas de substitution, à des organisations de la société civile en contrat précis avec les familles et l’Etat ; en bref, se comportant en réel serviteur de la vie et du débat citoyen.

Une telle stratégie implique, pour sa moindre application pratique, un réajustement des rapports entre les trois grands ensembles de l’organisation républicaine : le secteur privé, l’Etat et la société civile. Dans un grand nombre de situations problématiques – notamment celles flouant la laïcité de l’Etat ou les besoins de telle ou telle fraction du public – c’est dans la conjugaison de ces trois forces que se nouent les meilleures solutions. Nous aurons l’occasion, dans un prochain et dernier article, incha Allahou, d’illustrer cette thèse, par quelques exemples choisis (à suivre).

 

Ian Mansour de Grange

Notes

(1) www.atlantico.fr/decryptage/pourquoi-france-vrai-probleme-avec-islam-mai...

(2) Ce n’est pas le cas partout. Le statut concordaire, en Alsace-Moselle, laisse un champ intéressant de discussion où les musulmans sont appelés à se situer ; y parviennent, parfois. Outre-mer où le religieux occupe une part beaucoup plus importante de la vie sociale, les cas particuliers abondent. Ainsi, dans les îles Wallis et Futuna, l'enseignement primaire est totalement concédé, par l'État, au diocèse catholique local, dans le cadre d'une mission conventionnée de service public où l'État finance l'ensemble des charges liées à cet enseignement (enseignants et fonctionnement) ; en Guyane, la loi de 1905 ne s’applique pas et le clergé catholique (lui seul) est salarié par le Conseil général ; dans l’île de la Réunion, le catholicisme, très majoritaire (quelque 85% de la population), mène largement la danse de la cohabitation de toute une diversité de religions où l’islam (3% de la population) élève ses minarets et fait entendre, à tous, ses appels à la prière, sans déchaîner les  hurlements laïcistes…

(3) On n’en est malheureusement pas là. Il n’existe, à ma connaissance, aucune clause contractuelle liant formellement le fonctionnaire français à son devoir de réserve religieuse, philosophique et politique, dans l’exercice de ses fonctions. Si les cas de militantisme religieux sont rares et sévèrement réprimés, il y aurait beaucoup à dire du laxisme en matières philosophiques et politiques, de l’enseignement de l’histoire à l’exercice des fonctions électives…

(4) L’interdiction des signes ostentatoires de religion dans les écoles publiques, bien sûr, mais, aussi, le refus de concéder des temps de piscine exclusivement réservés à l’un ou l’autre sexe ou, plus grave encore, celui de fournir des repas de substitution dans les cantines, on y reviendra plus loin.

(5) : Avec, notamment, la brevetabilité imposée sur le vivant par les semenciers…

(6) : réserve relativisée, dans la pratique, par le caractère parfois électif de ces fonctions… Il existe donc des nuances.