Une autre présentation de l’histoire de la fondation mauritanienne : Mohamed Ould Cheikh, le plus proche équipier de Moktar Ould Daddah de 1957 à 1966 - journal et entretiens en Décembre 1967 (suite)

1 October, 2015 - 02:11

Conclusions sur la société mauritanienne et sur la politique nécessaire au pays

 

 

 

 

 

Mohamed Ould Cheikh, au temps où il était au pouvoir, c’est-à-dire dans la constante intimité du président Moktar Ould Daddah, pour la construction et la sécurité d’un Etat national, complète nouveauté pour le pays et ses habitants, avait paru un homme d’action et seulement d’action. En réalité, il était encore davantage un homme de réflexion, de synthèse, un philosophe de la politique au sens le plus créatif de ce terme. Un observateur en détail, un intervenant en grand et pour l’ensemble. Homme apparemment impavide dans l’exercice du pouvoir, y compris dans l’exécution de peines capitales et la présidence de la Cour criminelle au temps de la subversion intérieure, l’homme d’Etat était un homme de cœurr, d’une très grande sensibilité et même vulnérabilité. Il a souffert de son éviction, pas tant de l’éviction-même, que de la rupture affective avec celui qu’il servait si bien, servant ainsi au mieux son pays. – Je donnerai un peu plus tard nos seconds entretiens et une lettre reçue de mon éminent ami (Dieu ait son âme) en 2005.

 

Bertrand Fessard de Foucault - Ould Kaïge

 

 

 

 

 

 

Nos entretiens se sont terminés sans conclusion mais par des observations valant aussi bien pour le moment que nous vivions, marqués par la disgrâce de mon hôte, que pour la construction nationale d’un pays aux fondements tellement anciens et traditionnels, à propos duquel l’homme d’Etat réfléchissait et philosophait comme aucun autre de ses contemporains. C’est sans doute ce qui manque à la Mauritanie d’aujourd’hui que le temps ait manqué à ses fondateurs d’avant les premiers coups militaires pour inspirer à l’ensemble de la population une réflexion sur elle-même et sur la construction d’un Etat moderne mais adapté. Les enjeux étaient et demeurent bien plus grands et plus difficiles à surmonter que chez les peuples organisés en Etat depuis des siècles, sinon – dans le cas de la France – depuis plus d’un millénaire. En Mauritanie, ce sont le désert, la précarité d’y vivre et les rapports sociaux qu’ils imposent, qui sont immémoriaux. Le jugement implicite sur les hommes dont nous parlions, Ahmed Baba Miske, puisque son « affaire » défrayait – en 1967 – la chronique, et surtout Moktar Ould Daddah, le président de la République et plus encore l’homme-repère et l’homme-conscience, pour l’ensemble de ses compatriotes depuis le 20 Mai 1957, se disait en termes de psychologie individuelle et d’adéquation à cette construction. Pour Mohamed Ould Cheikh, l’entreprise était de faire l’Etat.

 

Je donne ces derniers propos un peu décousus, parce qu’ils ont correspondu à des moments différents de nos entretiens, mais ils témoignent d’une intelligence et d’une âme exceotionnelles.

 

Je ne reconnais pas Moktar. Je suis loin de considérer qu’il n’est que négatif, mais pour lui… pour plus tard… et ensuite…

 

Je m’oppose à quoi ?

Je ne suis pas d’accord avec ce qui a été fait à Ahmed Baba. Pour le reste, je ne m’oppose à rien. Pas au Parti : je n’y crois. Je n’y croyais pas quand j’étais au pouvoir. Le pouvoir, je n’y ai pas vu les institutions qui étaient les structures dures de l’Etat.

 

Le Président : je ne m’y oppose pas.

J’ai été trop proche de lui, et j’ai travaillé trop longtemps avec lui. C’est lui qui y a mis fin et peut-être, comme à son habitude, on a parlé de changement dans le Parti.

Nouvelles constatations : valeurs traditionnelles. Je n’étais pas contre. Je voulais  seulement que cela ne nuise pas à l’état. J’ai des amis. Je pense à certaines choses sur ce pays, particulièrement au problème ethnique qu’il faut aborder par le dialogue, non par le silence. Il faut que Maures et Noirs s’entendent, qu’alors le fleuve Sénégal et le Mali… tenir compte de la situation géographique. Le Sahara actuellement est une coupure. Peut-être sera-ce un bien ? Je suis maure et arabe et je voudrais bien qu’il (comprendre ? le monde ?) soit uniquement maure et arabe, mais malheureusement il ne l’est pas. Si le monde pouvait se réduire au même, cela serait bien. Quant à la religion, je voudrais bien que cela n’aille pas vers l’intégrisme religieux souterrain. Cela ne peut être qu’un aspect du monde.

 

Les Toucouleurs ont toujours dans la tête, une république poular, qui concernerait la Guinée, le Mali, le Sénégal et la Mauritanie. Les Toucouleurs sont intégrés aux autres populations noires. C’est la Mauritanie la plus vulnérable sur ce point. Su nous étions totalement noirs, ils seraient mieux de notre côté. Les Toucouleurs ont quelques velléités nationalistes.

 

Je ne crois pas à ce qui se fait dans ce parti. Je crois que mes amis sont les plus forts.

Ahmed Baba peut gouverner, mais pas administrer. Quelqu’un qui a beaucoup de qualités et de caractère.

Kane Elimane, on peut difficilement en trouver deux ou trois dans le pays comme lui : ce n’est pas parce qu’il est noir.

Sidi El Moktar apporte à la politique sa pesanteur : son silence, sa difficulté à se déterminer. Honnêteté : s’il ne peut pas faire quelque chose avec vous, il ne dira pas qu’il le fera.

 

Certainement que Moktar a beaucoup de qualités, de patience et d’ouverture, mais il a un défaut important : il admet les hommes tels qu’ils sont. Il n’a pas pour vocation de les changer. Il faut imposer quelque chose à un pays qui cherche sa voie. Il laisse trop faire aux gens qui l’entourent. C’est ce défaut-là qu’il a. Moktar ne m’a jamais dit de faire ou de ne pas faire. Il me laisse à moi-même. J’ai dû agir, et dire ce que je pense. Quant on repère quelqu’un, on lui ment. J’ai dû m’opposer aux pro-marocains, aux traditionnels dans ce qu’ils ont d’anti-Etat, et aux arabistes. MoD a ajouté à ce que je pense, et à ce que je fais, ce qu’il avait été intuitivement.

 

Moktar ne m’a jamais dit le moindre désaccord. J’étais trop fonctionnaire et aimait l’ordre et je n’ai rien fait qui n’ait été fait après sa consultation. Je n’ai pas cessé d’avoir la responsabilité de ce que nous avons fait ensemble, mais c’est son caractère. Il laisse à ses subordonnés le risque. Je suis le premier à comprendre qu’il y ait des victimes à une politique de sentiments. Mais nécessité de l’expliquer à la victime et de le dire au peuple. A la rigueur, qu’on l’éjecte, il aurait fallu le lui expliquer. Ce qui est mieux pour les relations personnelles et pour l’opinion publique : l’expliquer. Mais le pointer comme un ennemi public. Je n’ai pas aimé cette façon de faire.

 

Tout le monde n’a pas pris autant de responsabilités que moi, ni a été à la barre aussi. Mais tout cela est de l’ordre des relations personnelles avec moi. Quels que soient les hommes que Moktar prend, le problème reste la construction de la Mauritanie : conclusion, les hommes et que MoD prenne ses responsabilités et fasse ses choix. Nécessité que l’Etat donne le sens de la discipline utilitaire au service d’un but.

 

Je ne suis pas le gardien du déni, mais je suis le gardien de l’intérêt national. Pourquoi écouterai-je quelqu’un dont les affaires ne me regardent pas ?

 

Jamais vu un pays où les gens parlent autant et son aussi mal informés !

 

Les Mauritaniens ne sont pas excessifs.

 

Problème de l’administration. Former des cadres. Suivre la vie de l’objet. L’administration coloniale : trop administration des choses. L’administration de maintenant : trop administration des personnes. Pas assez d’administration tout court, organisée, d’administration des choses.

 

Quelqu’un placé à côté du Président. Une éminence grise. Beaucoup de ressources personnelles, suit toutes les affaires 1[i].

 

Faire du papier, suivre les choses. C’est l’homme anonyme qui est important. Il ne se transforme pas tant qu’on n’a pas changé les choses.

 

Défaut de l’administration humaine : le contexte est de plaire. Un monde recruté par intervention. Il manque des hommes publics.

 

Il existe un schéma d’Etat, pas la mentalité.

 

Le Parti, c’est l’administration des hommes, mais les hommes se transformeront quand les choses auxquelles ils adhèrent se seront transformées.

Problème : trouver les structures administratives et politiques telles que l’Etat ait la mission de faire et le maximum de moyens pour faire. Trouver un groupe nomade pouvant supporter des infrastructures, que ce ne soit pas trop important pour qu’il puisse les recevoir. C’est bien le problème le plus important avec le problème de l’eau.

 

Problème des cercles

Le commandant de cercle n’a aucun pouvoir de coordination financière, et pratiquement pas de territoire. Il n’y a plus que les communes. Celles-ci ne fonctionnent que depuis 1964. Le gouvernement n’a pas le recul suffisant pour mettre fin à cette expérience, mais actuellement le cercle ne représente rien. Par exemple sur le plan de la coopération en matière de ravitaillement, on ne peut rien coordonner.

 

(aparte sur le gouverneur Laigret

L’un des meilleurs gouverneurs. C’est à partir de lui que la Mauritanie a pris son inidividualité).

 

Deux voies.

+ l’indépendance, tout seul, risque énorme, écran des intérêts extérieurs, écran des difficultés intérieures

+ avoir un appui extérieur, dépendance physique, que cette substance que nous créons a besoin de vingt ou trente ans.

Toute voie est amoindrie par une arrière-pensée contraire.

 

Dans notre caractère, pas de place pour la rigidité, même si l’on est ennemi sur le plan politique, on se retrouve sur le plan personnel, on se salue. Sans se chercher, on se rencontre, et l’on se salue. Si l’on a des défauts, il y a assez dans notre caractère pour les surmonter, que l’on soit victime ou joyeux, mais beaucoup de peine de toutes façons. De toutes façon, ne pas s’énerver pour le moment qui passe. Il est toujours possible de reconstruire après et à nouveau. Il n’est pas possible d’être toujours d’accord. Cela n’empêche pas de vivre ensemble.

 

 

 

 

[i] - je ne sais de qui il s’agit : Larue, cet administrateur de la France d’Outre-Mer, faisant partie des victimes de l’accident d’avion d’Octrobre 1964, et en qui le président Moktar Ould Daddah avait une totale confiance, ou au contraire d’un personnage idéal et nécessaire, encore à trouver