Le marché politique des crispations identitaires (1) / Par Maître Taleb Khyar ould Mohamed Mouloud, Avocat à la Cour

22 December, 2015 - 12:27

 Les artisans  de l’indépendance mauritanienne ne s’accordent, ni sur l’identité de ce territoire nouvellement émancipé, ni sur son appellation. Pour  certains, la relation de la Mauritanie avec le panafricanisme  est  fondatrice ; ce caractère doit être nettement perceptible à travers  l’appellation recherchée. Pour d’autres,  la vocation existentielle  de la Mauritanie  est de servir de tête de pont du panarabisme en Afrique de l’Ouest ; ceux-là  veulent de la même manière  et avec le même engagement, traduire cette aspiration  à travers une appellation suggérant un tel dessein.

 On le voit ; les prismes idéologiques,  à travers lesquels  les pionniers  de l’indépendance se représentaient  l’identité de la Mauritanie, étaient donc antinomiques, porteurs de germes conflictuels.  

L’histoire officielle nous enseigne qu’un consensus fût  trouvé ; d’un commun accord, les protagonistes auraient retenu  l’appellation  « République Islamique de Mauritanie », le référent religieux  ayant été présenté comme  fédérateur, à l’opposé et au contraire de l’argument  idéologique.

Avec le recul, on peut affirmer que ce consensus était provoqué par des artifices argumentaires,  plus qu’il ne l’était  par une dynamique unitaire. Son contenu réel  sera très vite dévoilé par l’orientation arabophone de la politique de l’éducation, exposant à l’exclusion du système éducatif, tous les négro-mauritaniens dont  les langues seront bannies à tout jamais  des programmes scolaires.  

Aux velléités de résistance à l’acculturation, pressentie dans  les nouveaux programmes éducatifs, et  que les négro-mauritaniens exprimèrent  en mil neuf cent soixante six  (1966) dans le « Manifeste des 19 », on opposât une  répression d’une violence sans précédent dans l’histoire des états nouvellement indépendants.          

 

Nettoyage ethnique

L’exclusion des négro-mauritaniens  va se poursuivre,  avec l’enterrement définitif de  cet espace du vivre ensemble qu’est l’école, qui de facto, avait cessé de jouer cette fonction depuis bien  longtemps, sauf que cette fois-ci, la ségrégation y sera institutionnalisée ; les élèves sont séparés  en deux communautés, celles qui ont en partage la langue « hassania  »,  considérées d’office comme  arabophones, dont les enseignements seront dispensés en arabe ; les communautés négro-mauritaniennes dont le « hassania » n’est pas la langue maternelle, indexées  de  francophones et dont les enseignements seront d’autorité  dispensés en  français ; pour cette partie de la population, ce sera le début d’une véritable ghettoïsation culturelle.                                                                                                   A la fin des années  quatre-vingt, les toucouleurs, considérés comme la communauté  négro-mauritanienne la plus rebelle  au processus d’assimilation culturelle, seront victimes d’un véritable nettoyage ethnique, avant de faire l’objet d’une déportation aveugle, suivie d’une appropriation massive et  sauvage de leurs terres sur la vallée, par les entrepreneurs politiques de violence. Les auteurs de ces barbaries seront  rapidement amnistiés par une loi scélérate, perçue par la communauté juridique, comme une prime au génocide.

Les leaders historiques de la Mauritanie ont pensé la culture comme un instrument  de conquête et de confiscation du pouvoir. Cette appropriation de la légitimité par la culture, s’est fortement incrustée, de façon indifférente, dans  les mœurs  politiques de ce pays, affectant de manière structurelle sa cohésion sociale et constituant une menace permanente à sa stabilité.

 L’empire des  Indes  sous domination britannique, va abriter dès 1906, la mise en place d’un marché politique à la faveur duquel , va naître le parti de la ligue musulmane dont les penchants  séparatistes  vont s’affirmer très vite, face  au parti du congrès qui exerce le pouvoir , parti majoritaire à connotation  hindouiste , dont l’essentiel des revendications est axé autour du départ  de l’occupant, autour  d’une logique indépendantiste. Le clivage entre ces deux visions  atteindra son paroxysme, quand le  parti du congrès décidât  en 1937, de  faire voter musulmans minoritaires et Indous majoritaires dans des collèges électoraux  séparés ; les musulmans se sentiront à jamais confinés  dans leur statut de minorité.                                                                                                                            Encouragé en cela par l’occupant britannique, le parti de la ligue musulmane va alors faire de la théorie des deux  nations, son principal argument politique. Ce concept est  à l’origine de la création du Pakistan, en 1947, suite à la partition des Indes, qui avec plus de dix millions de déplacés, est considérée par les observateurs,  comme l’un des exemples les plus dramatiques de toute  l’histoire des constructions identitaires.

Le Pakistan, dont l’appellation signifie en langue  ourdou «  pays des purs », va peu après sa création, se trouver confronté à son tour à la théorie des  deux nations, soulevée cette fois-ci par la ligue Awani constituée de Benghalis qui ne tardent pas à faire sécession. Le Bengladesh voit le jour après un conflit sanglant.  

La sécession du Bengladesh est vécue  comme un prélude à l’éclatement du Pakistan. La solution imaginée  par les dirigeants pakistanais pour prévenir une telle  éventualité, sera de recourir à la surenchère islamiste ; le Pakistan va alors devenir « République Islamique du Pakistan » et son tout nouveau premier ministre, Zulfikar Ali Butho,  ne tarde pas à  modifier la constitution en y introduisant un amendement , repris dans  son article 260, qualifiant  d’apostats les «  Ahmadis », exposant de la sorte ces chiites de confession qui représentent plus de 20% de la population pakistanaise, à la pire des persécutions , contre laquelle ils ne manquent pas de réagir par des actes tout aussi violents, au sein d’un Etat effondré « failed state », fragilisé sur le plan institutionnel  et qui, dépossédé de toute capacité médiatrice du jeu social, n’a plus les moyens d’assurer la sécurité de ses sujets ; un pays où très vite, l’absence de référent  étatique sera  remplacée par la montée de référents identitaires, particularistes.            

 

Hystérie meurtrière

   Aujourd’hui, le Pakistan n’est plus qu’une  poudrière où sunnites et chiites, soutenus respectivement par l’Arabie Saoudite et l’Iran, s’affrontent  à coup d’attentats ciblés et de crimes de masse.   Au Rwanda, le Hutu Habyarimana, sentant dans les années quatre vingt-dix son autorité s’effriter, va, dans une démarche populiste, faire de la thèse du complot un argument politique ; si l’Etat rwandais est menacé, c’est parce que les tutsis complotent pour sa perte et pour la vôtre, vous les hutus ; d’où cet appel terrible de la radio dite  « radio des mille collines » pour médiatiser et planifier le génocide des tutsis. D’avril à juillet 1994, des rwandais vont assassiner d’autres rwandais dans une hystérie  meurtrière ininterrompue, d’une atrocité abominable, monstrueuse, à coups de machettes, de houes, de haches, de gourdins cloutés…………... Des enfants furent tués dans leurs écoles par ceux-là mêmes qui étaient chargés de leur éducation, des blessés achevés  jusques et y compris, dans  les hôpitaux…….Plus les victimes vous étaient proches et plus il fallait afficher  à leur égard  une grande atrocité  pour ne pas s’exposer  aux représailles envisagées à l’encontre  de ceux qui refusaient de faire le « travail ». Au-delà  d’un million de morts en une centaine de jours ! 

 En République Démocratique du Congo, on compte environ une quarantaine de groupes armés, à connotation ethnique, pour la plupart,  et dont les affrontements, ont fait depuis les indépendances à nos jours, plus de six millions de morts. Aujourd’hui, ce pays qui regorge de richesses et de compétences  est devenu le théâtre permanent  de règlements de comptes tribaux, débouchant sur des conflits sanglants prenant des formes variées ; politiques, économiques, foncières, et dont les conséquences effroyables sur les populations civiles sont d’une actualité poignante ; esclavage sexuel, recrutement d’enfants soldats, kidnapping, expropriations, déplacements, exil…….

On notera  la saignée du Liban dont la pluriconfessionnalité, naguère encensée, ne  sera d’aucun secours aux centaines de milliers de victimes  de  conflits intercommunautaires  à caractère religieux ;   les atrocités, toutes à caractère identitaire, que les populations civiles vivent au Soudan du Sud, en Centrafrique , à bien des égards en Côte d’Ivoire, et   dans une moindre mesure, mais de manière inquiétante, en Guinée ; le cas du  Burundi qui, en violation des accords d’Arusha, renoue avec les vieux démons de l’ethnicisme  , à telle enseigne que la communauté internationale alarmée par ce qui ressemble de plus en plus à des assassinats ciblés, a saisi  le conseil de sécurité, dans une démarche préventive pour  éviter   qu’une hystérie identitaire ne s’empare à nouveau de ce pays, aujourd’hui au bord de la guerre civile  ;  la Birmanie, où  les rohingyas, parce que de confession musulmane,  sont déchus de la citoyenneté, expropriés de leurs terres, victimes d’une  épuration ethnique,  dans un pays qui abrite un Nobel devenu subitement silencieux, devant les atrocités que vit une minorité, quoique considérée  par l’ONU comme la plus persécutée au monde. Ceux d’entre les birmans qui se réclament de l’opposition démocratique font valoir que la solution la plus appropriée serait  l’expulsion  pure et simple de ces musulmans qui refusent  de renier leur religion. Confinés dans des camps de relégation, les rohingyas  continuent d’être victimes de  véritables pogroms à l’instigation de moines bouddhistes  fondamentalistes, instrumentalisés par la junte militaire.    

C’est le lieu de déplorer l’attitude de la communauté internationale qui s’est laissée  prendre  au jeu de l’identitarisme en vue du règlement de la  crise de l’ex-Yougoslavie en 1995 ; les accords de Dayton, n’étant ni plus ni moins, qu’une  instrumentalisation de l’ethnicisme au niveau international. Ces accords, qui ne font que remodeler les frontières, en fonction du référent ethnique, ont cependant  fait  jurisprudence  comme mode privilégié de règlement  des conflits intercommunautaires, au détriment de l’intangibilité des tracés frontaliers hérités du découpage colonial. La partition du Soudan en est une illustration, celle de l’Irak bien que non achevée une ébauche, et n’eût été l’intervention de la France au Mali , dans un combat d’avant-garde en totale rupture avec  la grammaire de Dayton, l’intégrité territoriale de ce beau pays, par sa richesse culturelle et sa mixité sociale, aurait tout simplement volé en éclats.            

 

Une nouvelle vision des relations internationales

    Il faut croire hélas, que le Yémen et le Soudan du Sud, demeurent  éligibles à la solution du morcellement, ainsi qu’à terme, le Nigéria qui vit un processus identique à celui qui a débouché sur la partition de l’Inde et la naissance du Pakistan. Avec un Sud chrétien et riche, un nord musulman et pauvre, et en arrière- plan la montée de fondamentalismes religieux aussi biens islamiques que chrétiens  (Wahhabisme  au nord, évangélisme au sud), la crise que  connaît le Nigéria, conduira de façon inéluctable  à la naissance d’un Pakistan noir au nord,  dont les conséquences déstabilisatrices, affecteront toute l’Afrique de l’ouest, considérée déjà comme une zone potentielle de conflits pour le futur. Afin d’éviter à ces pays et à d’autres, le plongeon vers l’inconnu, on ne peut que souhaiter voir la conception fondée  sur l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation, retrouver son lustre d’antan, au détriment de  la thématique géo-ethnique des accords de Dayton.

Il faut espérer que l’union Européenne, qui a brillé par son absence lors du règlement de la crise de l’ex-Yougoslavie, renoue avec la place qui devrait être la sienne, pour peser de tout son poids et participer avec détermination à l’émergence d’une gouvernance mondiale, moins portée vers l’ethnicisation des relations internationales.

 Plusieurs facteurs  militent pour une alternative à l’approche de Dayton, dont le plus pertinent  réside dans  la mutation de la politique étrangère des Etats-Unis qui , sous les effets croisés de la multipolarité des conflits, d’un déficit budgétaire chronique et béant, ont renoncé au contrôle de la géopolitique planétaire, et agissent  avec l’engagement qu’on leur connaît,  pour une nouvelle vision des relations  internationales, moins tourmentée , plus apaisée, privilégiant  la persuasion au détriment de la coercition.

Contrairement à une idée largement  répandue, l’identitarisme, loin d’être inné, est un construit social. On ne naît pas ‘’identitariste’’, on le devient. La négation de l’autre est un comportement qu’on acquiert, qu’on vous fait acquérir  en vous désignant l’autre comme une entrave au mieux –être auquel vous aspirez, une menace à votre vie, vos biens, votre culture, votre être.  

La crise identitaire existe parce qu’il y a des acteurs qui la construisent, des entrepreneurs de  violence qui font fortune en exacerbant les particularismes, en gommant les espaces classiques d’intégration, dont le plus important est l’école républicaine ; en excluant des programmes scolaires les activités qui favorisent le vivre-ensemble :  sport, scoutisme, colonies de vacances,  théâtre ;  en instituant un enseignement  suprémaciste, faisant l’apologie de la supériorité d’une culture, d’une race , d’une langue  sur les autres ; en confisquant les libertés individuelles et collectives,  au nom  d’arguments populistes dont le  recours aux surenchères , religieuse, ethnique, linguistique, régionaliste. 

Pour usurper un fauteuil, extorquer une voix, confisquer  une fonction, les entrepreneurs politiques de violence  n’hésiteront pas à désigner l’autre à la haine publique, le contraindre à l’exil, l’envoyer à la potence. Ils  ont réussi le pari machiavélique  de hisser l’identitarisme au niveau de pathologie majeure de la mondialisation, au même titre que  les terrorismes ambiants, d’ordre  politique, criminel , religieux; au même titre que la socialisation de la guerre ;  la prolétarisation galopante des états ; le  développement irrésistible de la criminalité transfrontalière et de son versant cybernétique ;  la prolifération de trafics en tous genres :  armes, stupéfiants, personnes, organes humains, médicaments. 

Plus  un coin ou recoin habités de cette planète terre où la fièvre identitaire ne fasse des ravages ; des  contrées les plus hostiles aux agglomérations les plus attrayantes, des sociétés les plus policées aux démocraties les plus abouties ; chaque pays a ses ouigours, ses rohingyas, ses zones tribales, ses banlieues, ses camps,  ses chiites, ses sunnites,  ses yazidis, ses coptes, ses kurdes, ses beurs, ses black, ses touaregs, ses musulmans, ses chrétiens,  ses haoussas, ses hutus, ses tutsis, ses pygmées, ses albinos, ses métis…..                                                                              

A cause de ses implications cognitives, le discours identitaire a toujours  exercé,  depuis la profondeur des siècles,  une puissante attraction sur les foules et disposé à leur égard d’une capacité mobilisatrice insoupçonnée. Il n’y a donc rien d’étonnant à voir les  leaders d’opinion, politiques ou religieux, succomber à la tentation de faire de l’identitarisme, une variable pivot dans leur quête de légitimité. Ceux-ci, doivent toutefois  intégrer une variable  nouvelle ; celle d’une mondialisation mal maîtrisée,  à l’ombre de laquelle  l’instrumentalisation des crispations identitaires est devenue  une menace stratégique à l’existence même des Etats.