Osmose /Par Ian Mansour de Grange

7 April, 2016 - 02:37

Le mardi 22 Mars, au soir même des attentats de Bruxelles, Atlantico publiait (1) les commentaires croisés de trois de ses contributeurs, Alexandre del Valle, Philippe d'Iribarne et Guylain Chevrier. Dans un précédent dossier (2) relatif à un débat voisin, nous avons assez analysé la position du dernier pour n’y revenir, cette fois, qu’accessoirement. Intéressons-nous, ici, plutôt à celle des deux premiers.

Lorsqu’Alexandre del Valle répond à la question de ce que l’on peut apprendre des attentats en Belgique, il effleure, un instant, une réponse, aussi centrale que globale, à l’insécurité mondiale grandissante : « La mondialisation », dit-il, « ce n'est pas le mondialisme heureux mais la mise en concurrence et en contact de blocs géo-civilisationnels et géo-économiques concurrents, voire ennemis ». Révélant, par là-même et s’il était encore besoin, que le choc des civilisations (3) est le moteur même de la mondialisation concoctée par les forces d’argent internationales, il aurait pu préciser : « plus géo-économiques que géo-civilisationnels » ; et embrayer, en conséquence, sur ce que cela a signifié – depuis un bon demi-siècle, pour ne pas y amalgamer, en vrac, les précédents coloniaux (4) – de guerres développées, directement ou indirectement, par l’Occident, partout où ses intérêts économiques étaient en jeu, notamment dans les zones à fort potentiel énergétique. Du conflit palestinien au syrien, en passant par les guerres d’Algérie, Somalie, Afghanistan, Sud-Soudan, Tchad, Irak 1 et 2, Libye et consorts, les hydrocarbures ont terriblement traumatisé le quotidien d’au moins trois générations de gens.

A combien – non pas de centaines mais de millions – de morts, amputés, orphelins, veuves, familles détruites, économies lacérées, malheurs sur malheurs, injustices sur injustices, dégâts collatéraux sur dégâts collatéraux, innocents massacrés, femmes et enfants banalement, majoritairement, s’élève le bilan de ces douleurs, lointaines, au public occidental, mais si cruellement ressenties, sur place, ici ou là, quasiment chaque jour, depuis des décennies ? Et, extensivement, à l’intérieur du bloc géo-civilisationnel singulièrement touché par cette frénésie ? Le fait est que la géographie des hydrocarbures coïncide, aussi étrangement que lourdement, avec celle de l’Islam. Faut-il s’étonner que tant d’exaspérations moyen-orientales, maghrébines ou saharo-sahéliennes, outrées d’un tel systématisme, aient cru pouvoir interpréter ces conflits en guerres de religion ?  Se soient ingéniées à relever préférentiellement, dans le Saint Coran, les exemples du Prophète (PBL) et de ses premiers compagnons (les fameux salafs), tout ce qui leur permettrait d’habiller, tant bien que mal, leur volonté de mettre fin, par tous les moyens, à ces affres ? De lui donner ne serait-ce qu’un semblant d’universalité ?

Bien avant d’interroger le Livre sacré des musulmans, c’est donc le Système occidental, dans son ensemble, promoteur et maître apparent de la mondialisation, qu’Alexandre del Valle devrait passer à la question. Mais celui-ci fait partie de cette grosse majorité relative, dans les pays dits « développés », qui en profite encore assez suffisamment pour se croire démocratie, s’en faire promoteur, alors que les frustrations s’appesantissent, de plus en plus visiblement, au fur et à mesure qu’on s’éloigne des centres stratégiques du monde moderne. Il n’est évidemment pas fortuit que ce soient dans les banlieues critiques françaises ou belges qu’on voit surtout ces désillusions se cristalliser, à l’instar de ce qui se noue ailleurs dans le Trois-Quarts-Monde. La fracture sociale y est, même, plus profonde. En ce que rien ou trop peu d’assez socialement éprouvé par les siècles n’y est disponible, pour orienter les tâtonnements assoiffés de transcendance ou, plus prosaïquement, de dignité.

 

Jeux et enjeux de lectures

La majeure partie du drame contemporain se joue  dans cette carence de repères ; plus exactement de lectures éprouvées de repères inamovibles, dans un monde en perpétuel mouvement. A cet égard, une simple interversion d’adjectifs suffit à jeter le trouble, ouvrir la porte au terrorisme, en s’arc-boutant, par exemple, sur des lectures inamovibles de repères éprouvés.  Vieux débat entre la lettre et l’esprit. Mais ce n’est certainement pas servir celui-ci que d’affirmer, comme le fait péremptoirement Alexandre del Valle,  qu’« on ne peut pas combattre un terrorisme qui s'appuie sur une orthodoxie ». Non seulement tous les terrorismes, qu’ils soient d’Etat ou de groupuscules, athées ou croyants, s’appuient, nécessairement, sur une orthodoxie, théiste ou non, mais ce n’est pas en combattant une orthodoxie – c’est ce que sous-entend, subtilement, Alexandre del Valle – qu’on peut éradiquer le terrorisme qui s’y appuie. Tant que celui-ci n’est pas compris et soigné, dans son esprit, il trouvera, éternelle hydre de Lerne, toujours une orthodoxie où germer et croître. Les Marranes, dans l’exploitation des populations andines du Rio de Plata, les Conquistadores au Mexique, l’Armée Rouge, à Cronstadt, les  anarchistes, à Paris, au début du 20ème siècle ; plus près de nous encore, les S.S., l’Irgoun, l’IRA irlandais, la bande à Baader ou les Brigades rouges ; avaient, tous, quelque orthodoxie en poche, à l’instar, notons-le bien, du moindre office armé institutionnel, même si l’on ne bénit plus toujours ni partout les canons.

De même qu’il existe des lectures apaisées des outils idéologiques occidentaux, chrétiens, marxistes ou autres – il ne manque pas de communications pour les vulgariser, à commencer par l’école, tant laïque que catholique – les lectures apaisées des outils islamiques restent populaires et très largement majoritaires (5), parmi les musulmans, en dépit des difficultés accrues à les développer au sein de la modernité. Non seulement les conjonctures, comme on l’a dit tantôt, s’y opposent mais, aussi, les media dominants. L’exemple d’Atlantico est significatif. On ne compte plus les articles consacrés, par le site  atlantiste si fortement soutenu par Yahoo, à tel ou tel aspect du « phénomène » islamique mais n’y ont droit de parole que ceux voués à présenter celui-ci toujours en problème jamais en solution. On renforce, ainsi, l’impact des lectures bellicistes, voire « hégémoniques et totalitaires » d’extrémismes engraissés, eux, à grands renforts de pétrodollars en poupe d’un panarabisme revanchard.

Si tant est que « cette guerre terrible oppose, non pas l'Islam à l'Occident », comme l’affirme Alexandre del Valle, « mais bel et bien un islam apaisé ou réformable, de plus en plus […) discrédité comme "pro-occidental" ou "impie", à un islam ultra-orthodoxe sunnite », dans quel camp se situent Atlantico et ses contributeurs ? A quand débats sur le sens de la paix et de la liberté, entre féministes résolument laïques et musulmanes volontairement voilées ? Tribunes ouvertes à des intellectuels engagés, sans équivoque, dans le vécu quotidien de la sacralité textuelle ? S’il est vraiment question de vivifier les lectures contextualisées des fondements civilisationnels – condition impérative à l’apparition d’un vivre-ensemble universel réellement négocié, le fameux « mondialisme heureux » si apparemment chimérique aux yeux d’Huntington et consorts –  il faut particulièrement promouvoir les plus respectueuses lectures de ces fondements. En faisant préférentiellement appel, sans peur ni reproche, à ceux qui les vivent.

 

La contiguïté, ciment des civilisations

C’est avec un relatif succès qu’Atlantico s’y emploie, en ce qui concerne les sources de la civilisation moderne occidentale. Encore lui faudrait-il approfondir la période précédant immédiatement son premier avatar – le système vénitien fluctuant entre Constantinople et Le Caire – tandis que s’initiait, sur terre, l’assimilation chrétienne des civilisations cordouane et sicilienne. Il y (re)découvrirait la valeur de la contiguïté, infiniment supérieure à celle de la compétition, dans la construction de la Cité. Si l’on y parle de vivre-ensemble, c’est bien que la phagocytose n’en est pas la règle, en dépit des apparentes vicissitudes de l’Histoire. Et ce choix de vie implique une stratégie. Deux ensembles voisinent durablement, visent une dimension commune, à définir de conserve : un espace-temps transitionnel est ainsi sommé d’apparaître.

Faudrait-il rappeler, ici, le rôle de l’osmose ? Equilibrer, entre deux milieux distincts et contigus, la concentration de leurs composants internes, sans affecter leur intégrité spécifique. C’est dire qu’ils ont, tous deux, un solvant commun et entretiennent une séparation juste assez poreuse pour n’autoriser que la migration de celui-ci. Parlant de sociétés humaines en quête d’une mondialité de plus en plus impérative, on trouve, ici et là, des agents œuvrant à l’identification précise des spécificités distinctives de leur milieu ; d’autres, à la reconnaissance mutuelle du fameux solvant ;  d’autres encore, à l’exacte adéquation de la porosité interactive des espaces interstitiels ; quand le plus grand nombre s’abandonne, a contrario, au broyage industriel d’une soupe dénuée de tout relief mais si plaisante à la normalisation du marché. Nous en sommes là, plus que jamais, Alexandre del Valle. Où vous situez-vous ? (A suivre). 

                                                                                            

Ian Mansour de Grange

 

Notes

(1) : http://www.atlantico.fr/decryptage/que-attentats-bruxelles-apprennent-is...

(2) :   publié en cinq articles : www.lecalame.info/?q=node/2261, www.lecalame.info/?q=node/2293, www.lecalame.info/?q=node/2341, www.lecalame.info/?q=node/2380, www.lecalame.info/?q=node/2412 ; et également disponible sur simple demande à mon adresse courrielle : manstaw@gùail.com

(3) : Credo des néocon(servateur)s états-uniens vulgarisé par Samuel Huntington, notamment membre de la très controversée Trilatérale à qui il fournit, en 1975, un rapport cosigné avec Michel Crozier et Joji Watanuki : « The Crisis of Democracy : Report on the Governability of Democracies to the Trilateral Commission », publié par New York University Press. Les « excès de la démocratie » s’y voyaient vilipendés. Une opinion partagée par Alexandre del Valle ? De concert avec Guylain Chevrier ?                   

(4) : dont l’ambiguïté méfaits/bienfaits, parfois très vive, comme en Algérie, donne lieu à bien des controverses présentement hors-sujet…. 

(5) : Quoique prétende Alexandre del Valle, la radicalisation passéiste des musulmans – en proie, ici, à une dégradation continue de leurs perspectives d’avenir ; là, à une islamophobie grandissante – reste marginale. Il n’y a, somme toute, guère commune mesure entre les effets, évidemment très médiatisés, des fureurs alqahideuses et le quotidien des gens qui se méfient, spontanément, de tout ce qui pourrait les conduire à de tels excès.