Le Dialogue : une panacée ? /Par Mohamed Haibetna Ould Sidi Haiba

14 April, 2016 - 03:30

Où est passé le fameux « dialogue », ce phénomène politico-acoustique qui a suscité une cacophonie mémorable l’année écoulée, et même bien avant ?

En défrayant la chronique, il était devenu une sorte de spectre qui hantait le microcosme politique local et l’opinion en général, agité et amplifié par la «voix de [leur] maître », les médias officiels et apparentés, et par une certaine presse. Le pouvoir en place s’était investi dans une vaste campagne de promotion de cet étrange « produit » en créant une atmosphère, une sorte de « bulle dialoguiste », comme si la question du « dialogue » était devenue pour lui un totem, un viatique, voire même un programme de gouvernement (n’a-t-on pas assisté à une désertion collective des ministres de leurs départements, pourtant embourbés dans de nombreux problèmes, pour aller prêcher la bonne parole, le « bon dialogue » dans les coins les plus reculés du pays ?)

On se souvient du brouhaha, de l’emphase, du halo artificiel dont on l’avait entourée dans la bouche et sous la plume d’une pléthore jacassante de camelots de la realpolitik tropicalisée, d’amateurs farfelus de pseudo-politique fiction, et même de doctes analystes et autres diseuses de bonne aventure, qui criaient en chœur : dialogue ! dialogue !...

Jamais vocable n’a connu sous les cieux de ce coin de barzakh qu’est la Mauritanie une vogue, une fortune (ou plutôt infortune) comme celle de ce pauvre substantif ballotté au gré des vicissitudes de toutes sortes de discours, galvaudé et rabâché sans jamais servir à rien.

A la fois arlésienne et croque-mitaine, on le brandit comme pour amuser la galerie, ou se faire plus de peur que de mal, ou exorciser des démons invisibles, de mauvais présages.

Depuis les dernières tentatives infructueuses d’en instaurer un semblant entre le pouvoir et l’opposition, le dialogue a subitement disparu de ce qui tient lieu de vie politique dans le pays, laissant l’opinion perplexe et certains médias, spécialistes de la transformation des vessies en lanternes, sans grain à moudre pour leurs moulins à vent propagandistes.

Tout le monde se demandait si le « dialogue » allait réapparaître après cette éclipse mystérieuse, sortir de l’hibernation où il était entré et ressusciter pour ouvrir des perspectives inédites au pays.

Et voilà que, en réponse à cette interrogation angoissée, le « Président Fondateur » (ainsi surnommé-coïncidence troublante – par ses thuriféraires qui lui ont collé, sans s’en rendre compte , le sobriquet dont l’humoriste de RFI, Mamane, affuble sarcastiquement le « Président » de la très démocratique République du Gondouana », parangon des républiques bananières d’Afrique et d’ailleurs) sort du placard le « dialogue » qu’on croyait enterré, affirmant, sans rire, qu’il est toujours vivant et à l’ordre du jour.

 

Incohérences et paradoxe

 

Le dialogue, en tant que principe et mécanisme de prévention et de résolution des crises et des conflits, sur le plan national et international, est universellement admis et éprouvé.

Mais dans les pays où la tradition démocratique est bien établie, la vie politique normale, le jeu démocratique classique ne sont pas réglés et rythmés par le biais d’un quelconque dialogue institutionnel ou informel.

Le gouvernement élu dans la transparence met en œuvre son programme, et l’opposition démocratique se bat pacifiquement pour créer les conditions de l’alternance au pouvoir, tous deux agissant dans le respect des lois et selon le bon usage de la démocratie. Le débat d’idées, la confrontation des programmes, les diverses activités propres à chaque camp se déroulent  en permanence dans les enceintes et les espaces qui leur sont naturellement dédiés (Parlement, partis politiques, médias, lieux publics, etc.).

Que signifierait alors aujourd’hui le dialogue, à la lumière des considérations ci-dessus et de la situation concrète de la Mauritanie ?

Le pouvoir revendique sur tous les toits la paternité de l’appel au dialogue, de l’idée même de dialogue. Mais en observant son attitude sur le terrain on constate un certain nombre d’incohérences et de paradoxes qui laissent planer le doute sur ses intentions réelles et le bien-fondé de cette revendication.

Il est de notoriété publique que les accords de Dakar conclus sous les auspices de la communauté internationale n’ont pas été correctement mis en œuvre, laissant la crise consécutive au coup d’Etat de 2008 perdurer et même s’aggraver au fil des ans. On sait également que les résultats du dialogue organisé en 2011 avec une partie de l’opposition sont restés lettre morte, à part quelques amendements mineurs introduits timidement dans la constitution.

Enfin, toutes les tentatives de dialogue depuis lors avec la coordination de l’opposition, puis le Forum national pour la démocratie et l’unité (FNDU), ont tourné court malgré les effets d’annonce tapageurs  qui les ont souvent accompagnées.

Dans le même ordre d’idées, on note que chaque appel au dialogue acté par le pouvoir venait toujours, étrangement, au moment où on s’y attendait le moins, souvent après qu’il a réalisé, unilatéralement, son propre agenda en procédant à un passage en force sans aucun respect pour les textes et les usages en la matière. Une fois la « normalisation » et le fait accompli consommés, le voilà qui s’évertue à nouveau, comme si de rien n’était, à ressortir le lièvre du « dialogue » de son chapeau, livré en pâture à une opinion crédule et à des acteurs politiques quasi amnésiques, transformés en éternels « dindons » de la farce.

L’absence de crédibilité et de sérieux de l’engagement du pouvoir actuel en faveur d’un véritable dialogue national inclusif est corroborée par ses déclarations contradictoires niant, d’un côté, l’existence d’une quelconque crise dans le pays, et appelant, de l’autre, à un dialogue avec l’opposition. Ce double langage, cette valse – hésitation permanente, ou plus exactement ce dédoublement de la personnalité, traduit en fait l’embarras, l’inconstance et l’inconsistance d’un pouvoir qui, pour masquer son manque d’assurance et de sincérité, incline instinctivement à la fuite en avant, à la supercherie comme mode de fonctionnement. Il a beau chasser ce naturel en multipliant les postures et les discours trompeurs, il revient toujours au galop.

L’incapacité ou le refus obstiné de répondre par écrit aux propositions faites par le FNDU pour restaurer la confiance et amorcer un dialogue digne de ce nom, témoigne de la frilosité, de la duplicité et de la désinvolture de ce pouvoir à l’égard de ses adversaires et de l’opinion publique.

Chassez le naturel…

A ce jeu de poker menteur, le « dialogue » est devenu une marotte, un  épiphénomène épisodique, un « machin » à éclipse et à géométrie variable qui ne suscite plus que sarcasme et incrédulité.

Il n’en demeure pas moins utile et légitime, en dépit de ce constat patent, de s’interroger plus en profondeur sur les mobiles et les objectifs éventuels du pouvoir quant à sa manie d’appeler périodiquement, rituellement pourrait-on dire, à un « dialogue », sans y être obligé comme il le prétend.

S’agirait-il d’une bouffée subite d’adrénaline démocratique, de la piqûre d’une mystérieuse mouche patriotique ou, plus salutairement, d’une invraisemblable prise de conscience lucide et courageuse des réalités du pays, de la gravité des problèmes et des défis auxquels il se trouve confronté aujourd’hui, et de la nécessité de leur trouver des réponses adéquates collectivement et sans aucune exclusive ?

Tout le monde se perd en conjectures,  à défaut d’éléments précis, pour tenter d’expliquer l’attitude équivoque du pouvoir actuel et de sonder ses véritables intentions à plus ou moins long terme. On évoque, pêle-mêle, le poids de la crise multiforme où le pays se débat ; l’échec patent des dernières élections qui n’ont réglé aucun problème ; la grogne sociale rampante ; le renforcement de l’opposition, notamment du FNDU ; une énième manœuvre de diversion visant simultanément à détourner l’attention des questions brûlantes de l’heure et à semer la zizanie et la confusion dans le camp adverse ; la préparation progressive des conditions de modification de la constitution et le recul le plus loin possible des échéances éventuelles pour permettre au « Président Fondateur » de briguer un troisième mandat ; l’intention prêtée à ce dernier de se ménager une porte de sortie lui garantissant l’impunité et une amnistie anticipée des délits et crimes dont on l’accuse souvent depuis sa prise de pouvoir par un putsch militaire qui a précipité le pays dans les affres de l’instabilité et de la mauvaise gouvernance.

La vérité est sans doute dans tout cela, mais elle réside plus pertinemment dans deux raisons essentielles.

La première, qui semble avoir échappé à la plupart des observateurs, consiste à chercher à légitimer de fait le deuxième mandat en cours, obtenu dans des conditions peu orthodoxes, et à faire oublier par la diversion du « dialogue » les élections entachées de graves irrégularités, sans enjeu en raison du boycott de l’opposition et dont les scores à la « soviétique » manquent totalement de crédibilité. Le rejet de ces élections boycottées massivement par les citoyens et l’opposition et la non reconnaissance de leurs résultats douteux ont frappé d’illégitimité, voire de nullité, ce deuxième mandat arraché au forceps, au mépris de la loi et du bon sens et au risque d’aggraver la crise existante et la dérive autoritaire du pouvoir.
La deuxième raison, stratégique celle-là, traduit la volonté, l’intention délibérée – en dépit des dénégations outrées et des cris d’orfraie des milieux officiels – de préparer dans les officines officieuses les conditions d’un troisième mandat pour l’actuel occupant du palais ocre-kaki , ou, pis-aller, un premier mandat pour l’un de ses sosies, l’une de ses doublures à dénicher dans le marais « majoritaire ».

L’une de ces conditions préparatoires viserait à obtenir l’onction providentielle d’un « dialogue » confectionné sur mesure, auquel on aurait réussi à rallier sans trop de risques la quasi-totalité des forces politiques et sociales du pays par toutes sortes de moyens et de stratagèmes, dans le but ultime de tripatouiller la constitution « légalement », « consensuellement »,  à travers par exemple un référendum ou, à défaut, un vote du « Parlement » actuel (ou futur à élire dans des conditions similaires).

Manœuvres dilatoires

L’objectif stratégique, vital de toutes ces manœuvres est la conservation du pouvoir le plus longtemps possible par le parachèvement paisible du mandat actuel, ou mieux encore par l’avènement d’un troisième mandat personnel ou par procuration, dont on aurait fait avaler la couleuvre à l’opinion publique intérieure et extérieure sans coup férir.

Dans les deux cas le général AZIZ, « plébiscité » une fois de plus, aurait gagné le double pari de continuer à exercer le pouvoir - directement ou indirectement – sans anicroches et assurer ses arrières, comme on dit dans le langage militaire, quand l’heure du retrait (de la retraite ?) aura finalement sonné. On imagine facilement que le mobile profond, inavoué de ces manœuvres dilatoires et de ces velléités d’attenter à l’intégrité de la constitution, est l’obsession du pouvoir et de l’impunité qu’il offre chez l’anachronique nomenklatura militaro-tribalo-mafieuse qui a installé le pays dans la régression permanente.

Perdre le pouvoir et devoir rendre compte un jour – et sûrement rendre gorge – voilà le scénario de l’horreur qu’elle ne pourrait pas supporter ni admettre !

On est donc loin de la tartufferie consistant à faire croire que l’appel au « dialogue » de la part du pouvoir en place procède de la magnanimité ou de l’esprit démocratique de son « Président-Fondateur », de son sens de la responsabilité et de l’histoire.

Evidemment, quand on prétend qu’il n’y a pas de crise dans le pays et qu’on dispose d’une écrasante majorité au « Parlement », on peut se permettre le luxe de la générosité ou de la compassion à l’égard d’une opposition considérée comme bancale et obsolète. Mais en politique, comme chacun sait, il n’y a pas de place pour les états d’âme, la philanthropie et les bons sentiments à l’égard des adversaires, « tout est noyé dans les eaux glacées du calcul » tactique, égoïste (surtout s’agissant des pouvoirs prétoriens pour lesquels la fin justifie les moyens au sens le plus vulgaire du machiavélisme…). La seule charité qui vaille est celle qui commence (et finit) par soi-même.

Le pouvoir militaire, qui régente la vie du pays depuis bientôt quatre interminables décennies, à travers ses mues successives et sous les oripeaux les plus divers, a eu l’unique intelligence d’assimiler cette leçon. Et ce n’est pas son derniers avatar, le plus achevé en matière d’arbitraire, de prédation, de vénalité et de corruption, de mimétisme et de duplicité, d’incompétence et de mauvaise gestion, qui dérogerait à cette règle d’or (sonnante et trébuchante…).

Sa nature et ses pratiques prouvent à l’envi son incompatibilité consubstantielle avec l’esprit et la lettre de la démocratie, avec les vertus de l’ouverture et du dialogue, du pluralisme et de la bonne gouvernance.

L’expérience a montré que s’il réclame et accepte le dialogue, c’est du bout des lèvres et avec le dessein prémédité de le torpiller ou de le manipuler à son avantage ; ce qui l’intéresse au fond c’est l’apparence de dialogue, la comédie du dialogue.

L’opposition a certes raison de faire du dialogue une option de principe, dans le souci justifié de rechercher constamment les solutions aux problèmes du pays par les voies et moyen pacifiques, en particulier ceux relatifs à l’accession et à l’alternance au pouvoir. Il y va de sa responsabilité historique et de sa contribution au développement et à l’enracinement d’une culture démocratique dans le pays.

Mais cet attachement indispensable au dialogue ne doit pas occulter la réalité et faire l’impasse sur l’expérience malheureuse avec le pouvoir actuel, pour lequel le dialogue semble n’être qu’un  slogan creux comme tous les autres slogans qui sont sa marque de fabrique, un miroir aux alouettes, un leurre (comme les militaires aiment à s’en servir dans leurs manœuvres…).

En d’autres termes, il serait illusoire et contreproductif de penser qu’on puisse faire confiance à ce pouvoir fondé sur le parjure, le coup d’Etat permanent , la ruse – pour ne pas dire l’imposture - la corruption et le recours pavlovien à la force brutale contre ses adversaires politiques , les défenseurs des droits de l’homme (les militants antiesclavagistes) et les simples citoyens qui dénoncent pacifiquement l’arbitraire , la dilapidation des deniers publics, le pillage à ciel ouvert des ressources du pays, le chômage et les conditions de vie misérables de l’écrasante majorité de la population (jeunes du 25 Février,  de ‘’mani chari gasoil’’, mouvements revendicatifs à Nouakchott et à Nouadhibou,  etc.)

Il serait encore plus vain de croire que ce pouvoir soit capable d’appliquer le moindre engagement issu d’un quelconque dialogue, même organisé dans les meilleures conditions et avec tous les garde-fous possibles et imaginables.

En tout état de cause, tout dialogue, ses résultats et leur mise en application sont toujours la traduction d’un rapport de force.  Le pouvoir en place fait tout pour maintenir le statu quo, en restant dans le flou et en tergiversant constamment, histoire de gagner du temps, de brouiller les cartes et de saper le moral de ses adversaires politiques.

Il  importe donc pour ceux-ci et pour l’ensemble des patriotes de créer ce rapport de force en faveur du changement démocratique et de l’alternance pacifique au pouvoir, non pas en continuant à se bercer d’illusions, à perdre beaucoup de temps et d’énergie dans des tractations et des conciliabules interminables au sujet d’un vague projet de «dialogue » - comme le veut le pouvoir - mais en donnant la priorité à la lutte et à la mobilisation de toutes les forces politiques et sociales, de toutes les bonnes volontés nationales. Il s’agit d’opérer une rupture décisive avec les anciennes méthodes, en prenant désormais l’initiative et en cessant le réflexe de ne faire que réagir à tout ce qui vient du pouvoir.

Rocher azizien
Le moyen le plus efficace pour atteindre cet objectif réside dans le renforcement de la coordination, de l’unité d’action et de la solidarité entre toutes les forces qui œuvrent pour le changement, sans exclusive et sans fixation sur le passé ou sur des considérations étroites d’ordre idéologique, politique ou corporatiste, l’essentiel étant  le salut et l’avenir du pays.

L’union faisant la force, cette dynamique de changement doit se baser sur la mise en œuvre d’une politique cohérente et vigoureuse de contestation de la légitimité même du pouvoir militaro-tribalo-mafieux et de dénonciation systématique de ses méthode répressives, de son incompétence et de sa gestion calamiteuse des affaires du pays.

Cette stratégie, la seule payante, combinant deux leviers essentiels – la pression sociale et l’action politique coordonnées sur tous les fronts – n’exclut pas la revendication permanente d’un dialogue national inclusif, sincère, comme la voie la mieux indiquée pour éviter le pire au pays et lui permettre d’entrevoir le bout du tunnel.

Pris à la forge par son impuissance face aux difficultés engendrées par la crise multiforme dont il est le principal responsable, et sous les feux de la contestation généralisée sur le plan politique et social, il sera contraint de composer ou de prendre le risque de s’exposer à une déstabilisation certaine et à un effondrement inéluctable à l’instar de tous les régimes impopulaires et anachroniques que le «printemps arabe »,  toujours à l’œuvre, a balayés.

Dans l’hypothèse miraculeuse d’un dialogue réel,  il demeure impératif pour l’opposition de continuer à exiger la prise en compte, en bonne et due forme, des conditions et préalables qu’elle a posés, comme seuil minimum en deçà duquel ce dialogue ne pourrait pas être envisagé.

Toute autre attitude serait hasardeuse et ferait le jeu du régime qui, obnubilé  par sa seule survie, ne reculera devant aucun moyen pour réaliser son agenda  occulte mentionné plus haut et dont les signes avant - coureurs se manifestent déjà à travers les fuites et déclarations émanant de certains ministres ces derniers jours.

Ce serait continuer à rouler le rocher sysiphien  (azizien)  d’un dialogue fictif, ou attendre le Godot des promesses et paroles du « Président–Fondateur »   qui n’ont jamais été et ne seront jamais tenues.

Dans les deux cas, on ne pourrait pas imaginer l’opposition heureuse ni le pays sortir de l’auberge absurde où il tourne en rond depuis que le pouvoir militaire l’a pris en otage.

Il  est temps de se rendre définitivement compte que le «dialogue »  dont on chante les vertus et même la sacro-sainteté, de façon feinte ou sincère, n’est pas – ne sera pas s’il a lieu – la panacée.