Contribution au débat : S’Arracher d’une Spirale Mortifère/Par Mohamed Salem Merzoug, Universitaire

25 May, 2016 - 21:30

Au cours de son meeting tenu, à Néma, le 03 mai 2016, le Président de la République a parlé de la question du nombre d’enfants par famille et les effets nocifs du croît démographique non maîtrisé. C’est un fait. Un tel phénomène fait, on le sait, des ravages depuis, des lustres. Il concerne tous les segments de la société mauritanienne à des degrés divers et selon des mécanismes à la fois globaux (polygamie) et endogènes (instabilité familiale).

A travers les âges, toutes les sociétés humaines en ont souffert. Chacune faisait de la forte fécondité un moyen de compensation d’un régime démographique cruel marqué par une mortalité massive et des pandémies graves. L’inflexion associée à la Révolution Néolithique (agriculture, élevage, domestication des graminées, sédentarisation et, in fine, socialisation des hommes) n’aura pas eu les effets durables escomptés malgré, la multiplication par dix de la population mondiale d’alors, passée de quinze à cent cinquante millions d’âmes. Cette période n’aura pas changé la compensation classique qui permettait de gérer le croît démographique. Il a fallu attendre le XVIIème et surtout le XVIII siècle pour que l’humanité connaisse le véritable tournant (transition démographique notamment en Europe) grâce à la convergence de nombreux facteurs : changement des mentalités avec l’amélioration des niveaux éducatifs et culturels, médecine, hygiène de vie, baisse de la mortalité, tendance haussière de l’espérance de vie. C’est, à tout cet ensemble, que l’Occident doit développement économique et progrès social puis, la révolution industrielle.

Donc, proposer cette question, au débat, est une démarche saine et nécessaire même si, elle bouscule, à raison, atavismes et mirages en tous genres.

Refuser les conservatismes

En l’évoquant, on s’adresse à tous, hommes et femmes, sans exception aucune, par delà les clivages et les appartenances. Et, pourtant, on a voulu, consciemment ou inconsciemment, faire croire qu’il ne pouvait s’agir que d’une frange, somme toute, important du peuple mauritanien. On a allumé une flamme, enclenché une bourrasque. Et, la surenchère a fait le reste. La question posée est au cœur du débat. Elle participe comme repère processuel de notre développement, de notre nécessaire ascension vers la modernité. Nous devrions en discuter sereinement et de manière froide. Car, ce sont les plus pauvres et les plus fragiles qui en subissent les ravages.

Je conçois, en effet, que si, pour la première fois, un tabou est brisé, un verrou est visé que les conservatismes, en tous genres, se hérissent. D’autant plus que les risques réels de mort précoce ont bâti un mythe rigide autour de la fécondité qui fonde encore, chez nous, les règles matrimoniales.

Or, il est indispensable que notre pays, nos populations soient édifiés sur certains verrous, certains obstacles structurels à notre développement. De quoi s’agit-il en pensant à ce vacarme ? De la question de la fécondité non maîtrisée avec son auréole de tragédies que chacun vit : mortalité, triptyque tragique de la faim, de la pauvreté et de la maladie. En l’abordant, on met, à l’ordre du jour, l’un des fondamentaux du moteur de l’histoire et une lame de fond de l’ascension de notre pays vers la modernité. 

Si, la Mauritanie comme les autres états africains souffre de certains maux c’est bien à cause du blocage et/ou du retard accusé dans la transformation des mentalités et, dans la foulée, de l’inhibition de la transition démographique et du développement culturel. Une telle inhibition participe de l’explication de la prolifération de la misère, des promiscuités, de la pauvreté de masse, de l’ignorance et du garrotage des forces productives. Jamais, un pays ne s’est développé sans résoudre cette question centrale. Avec les niveaux éducatifs et culturels, elle détermine la vraie trajectoire de l’évolution de toute société. Elle exprime et contingente les mutations et les transformations qualitatives structurantes comme socle de l’évolution des consciences et des mentalités et, in fine, de la modernité. Emmanuel TODD écrit « L’alphabétisation et la maîtrise de la fécondité apparaissent bien aujourd’hui comme des universels humains ».

Un leitmotiv : améliorer les conditions de vie

Donner tout son poids à ces variables qualitatives revient à reconnaitre ce que soutenait, avec prégnance, René DUMONT, à savoir que le développement est moins une question de ressources financières qu’un problème de rapport entre les personnes humaines et avec leur environnement. Il renvoie, à plusieurs choses à la fois, la maîtrise de son environnement, le taux de fécondité, l’éducation, les relations entre les sexes. En réfléchissant sur cette problématique, on ne saurait passer sous silence la loi du Révérend Thomas Malthus et aux enseignements de l’anthropologie sociale et culturelle moderne.

Que disait Thomas MALTHUS ? Il disait, très simplement, que les progrès techniques ne sauraient garantir, à eux seuls, une amélioration des conditions de vie dans la mesure où l’absence de contrainte pousse à une croissance démographique exponentielle et donc, à plus de personnes, à nourrir. Ce croît démographique s’est fracassé, tout au long de la longue odyssée humaine, sur l’impossibilité de retrouver de nouvelles terres, de nouvelles ressources frappées de dégradation et de finitude. D’où, au final, la misère et la faim. C’est un enseignement instructif de l’histoire des sociétés humaines, de toutes les sociétés humaines. C’est surtout l’une des lois fondatrices de l’économie moderne. Elle explique, à travers la loi des rendements décroissants, l’émergence de la rente foncière et la liaison entre aristocratie et richesse. Faut-il en conclure que notre pays et l’Afrique de même que l’espèce humaine soient vouées à la faim, à la misère et à la pauvreté ? Bien sûr que non. La révolution néolithique précitée et la révolution industrielle sont là pour prouver le contraire.

En fait, il n’y a pas que les lois économiques pour comprendre l’évolution de la vie des sociétés humaines considérées comme des ensembles structurés ayant des règles et des modes de fonctionnement supra-individuels. Ceux-ci dépassent la simple rationalité individuelle. L’anthropologie sociale et culturelle permet, aujourd’hui, la compréhension de ces phénomènes qui dépassent l’individu. C’est cette discipline qui autorise une autre lecture du monde de Malthus confronté à un croît démographique supérieur à l’offre agricole. Aussi, favorise-t-elle une bien meilleure compréhension des problématiques de développement auxquelles nous sommes confrontées de même que nos frères africains.

Quelques études anthropologiques, démographiques et historiques montrent que chaque civilisation aura géré, selon ses croyances religieuses, son système de valeurs, son mécanisme particulier de régulation et les données contextuelles, la rareté des ressources et la pénurie et donc, l’exigence de survie du groupe. Certaines sociétés choisissaient l’abstinence, d’autres l’infanticide, la polyandrie etc. C’est un mécanisme de régulation anthropologique en l’absence des moyens modernes de contraception et d’une meilleure hygiène de vie.

On retrouve cette problématique dans la plupart des Etats Africains et Asiatiques sous des formes diverses et variées mais, le fond demeure le même: assurer une meilleure qualité de vies aux populations. L’acceptation d’un tel postulat renvoie à ce processus qu’on appelle « la transition démographique » comme moteur du changement qualitatif des conditions de vie. Elle permet de se sortir de ce cercle infernal. En mettant l’accent sur l’éducation, l’obligation de la scolarisation des mauritaniens, le rôle de la femme, le changement des mentalités et le développement culturel, le Président de la République donnait, à juste titre, la priorité, au capital humain. C’est à la fois légitime, pertinent et utile pour notre pays comme pour les autres africains.

En effet, la transition démographique, comme moteur du changement et d’ascension vers la modernité, est en panne, en Afrique, dans 50% des cas ou à peine amorcée dans 38% des cas.

 Les pays africains ont, majoritairement, des taux de fécondité compris entre 4 à 5, avec un indice moyen de 4,86.

 

Maîtriser notre démographie

 

En nous fondant sur les données disponibles, l’Afrique apparaît comme une entité démographique relativement homogène avec des taux de dispersion assez tenus. Cinq pays ont, durablement, amorcé leur transition démographique : la Tunisie (2,04), l’Afrique du Sud (2,8), le Maroc (2,5), l’Algérie (3,2) et le Botswana (3,8).

Par contre, l’indice de fécondité atteint les niveaux records dans les pays suivants : au Bénin (5,3), au Burkina Faso(6,3), au Burundi(5,8), au Libéria(5,8), au Malawi(6,1), au Mali(6,1), en Mauritanie (6,2) en Ouganda(6)  et au Tchad(6,2).

Le premier mouvement d’explication pourrait être recherché du côté de la religion (polygamie). La situation dans le monde arabe et musulman invalide une telle explication. Dans le Royaume d’Arabie Saoudite, en Egypte et en Jordanie, le nombre d’hommes polygames est respectivement de 30% et 8%. Un tel phénomène est totalement éradiqué en Turquie et en Tunisie. L’Irak l’a aboli en 1958 avant de le rétablir en 1994.

Par ailleurs, en termes de fécondité, le retard de notre pays par rapport à d’autres états musulmans est considérable : l’Iran (2,1), la Turquie (2,5), la Malaisie (1,98) et l’Indonésie (2,37) (le plus grand pays musulman au monde en  termes de poids démographique). Les écarts sont encore plus creusés avec le Royaume Uni (1,7), la Chine (1,8), la France (2) et les Etats-Unis d’Amérique (2,6).

Donc, évoquer cette problématique est une responsabilité collective et un devoir d’avenir. Une telle situation est à mettre en relation avec l’ignorance, la pauvreté de masse, la forte magnitude de la mobilité maritale, la fragilité de la cellule familiale.

Or, développer notre pays dépend, entre autres facteurs, de la sortie d’une telle spirale mortifère. A cet égard, rien n’est plus nécessaire ni mieux adapté que le fil d’Ariane de la transition démographique et du développement culturel pour affronter les défis du progrès et de la modernité. Les variables en jeu constituent le vrai moteur de l’histoire et le réacteur des indispensables mutations qualitatives. Maîtriser la fécondité, savoir lire et écrire, gérer au mieux son environnement fondent et structurent l’ascension vers la modernité.  C’est, par biais, que les autres sociétés ont créé les conditions indispensables à la double exigence de la transformation mentale et de l’évolution des consciences. La profondeur et l’ampleur de l’impact de ces variables qualitatives engendre les conditions nécessaires à l’émergence d’une démocratisation véritable et d’une transformation sociale durable.

 

Un avenir pour notre jeunesse

 

La corrélation forte entre ces variables qualitatives évoquées et le progrès sont confirmées en convoquant l’histoire : la domination de l’Europe au XVIIème et XVIIIème siècle et le rôle actuel de l’Asie et de l’Amérique Latine de même que les Etats émergents. Le rôle dominant de ces continents confirment les relations quasi mécaniques entre baisse de la fécondité, éducation, alphabétisation de masse, évolution des consciences et des mentalités. Celles-ci ont conduit Francis Fukuyama à soutenir la thèse d’une universalisation de la démocratie par l’extension massive de ce socle. C’est, dans la perspective de transformer et de développer le pays, qu’il faut remettre, à l’ordre du jour, l’exigence de l’accomplissement de la transition démographique et l’ampleur des innombrables dégâts inhérents à la forte fécondité. Ce n’est pas un hasard si tant d’hommes, de femmes, de pays se battent pour s’arracher d’une telle spirale mortifère. L’inaction et l’immobilisme face à de telles tragédies constituent des fautes. Il appartenait aux Pouvoirs Publics et à nous tous d’indiquer un nouveau chemin qui brise le silence coupable face à une réalité inique devenue presque immuable. Il s’agit de nouer les fils du progrès, de stimuler l’imagination pour rendre possible et accélérer la nécessaire transition démographique en inventant de nouvelles règles. Ne laissons point la surenchère et la démagogie prendre le dessus sur la raison. L’avenir de nos jeunes, de nos enfants et de la libération des femmes est en jeu. Il s’agit de rendre le sursaut possible en leur dessinant des perspectives de nature à redonner confiance en l’avenir.

 

 

 

 

Mohamed Salem MERZOUG

 

Universitaire