En Somalie, « suivre l’argent » ne suffit pas : Pourquoi le financement du terrorisme est si difficile à cerner /Par Annette Weber, Institut allemand pour les Affaires internationales et la Sécurité (SWP)

2 June, 2016 - 00:40

La bouée de sauvetage financière des réseaux terroristes est au centre de la recherche de nouveaux concepts dans la lutte contre le terrorisme et la prévention de l’extrémisme violent. Aucune organisation terroriste, que ce soit Al-Shabaab, Daech ou Boko Haram, n’est en mesure de fonctionner sans ressources, surtout financières. Comme avec la plupart des groupes armés réguliers, les combattants doivent être payés, l’équipement acheté et, si le groupe vise à contrôler un territoire, une bonne assise financière est indispensable. Même si l’on se focalise sur les flux financiers illicites, il est important de savoir gérer les attentes.

À l’image de toutes les transactions financières clandestines, l’illicite apport financier aux réseaux terroristes est opaque et, ordinairement, non déclaré ni enregistré. À l’instar des actions contre le crime organisé, le filtrage des flux financiers illicites vers les réseaux terroristes est un véritable travail de Sisyphe qui influence, à peine, les résultats escomptés. Néanmoins, le Groupe d’action financière de l’ONU, les résolutions du Conseil de Sécurité 2195 (2014), les mécanismes de sanction des Nations Unies et d’autres instruments sont en place, pour contrer activement les transactions illicites.

Il s’avère utile de différencier les canaux : comme toute opposition armée, les organisations djihadistes bénéficient du soutien de parrains pour leurs opérations. Les transactions financières directes, via le téléphone mobile ou l’argent blanchi, sont difficiles à repérer. Toutefois, il est possible de tracer l’argent via le système bancaire. Deuxième cas de figure, les organisations djihadistes font parfois partie de réseaux criminels organisés et génèrent des fonds par la contrebande, la drogue, le diamant, l’ivoire, le trafic de personnes et d’armes, les enlèvements contre rançon. Si ces réseaux sont vastes et bien connectés, il est néanmoins possible de les tracer, à l’échelle internationale, grâce aux organismes de surveillance mondiaux. Cependant, l’application des lois s’avère difficile. Enfin, les revenus obtenus, par perceptions d’impôts, redevances aux barrages routiers ou, encore, le commerce, sont bien connus. Normalement, les groupes djihadistes capables de collecter des taxes contrôlent, également le territoire, ce qui rend difficile l’application de la loi.

Pour pouvoir s’engager dans une stratégie efficace de lutte contre le financement illicite des activités terroristes, il s’avère important de comprendre les différences dans la structure et les liens locaux de chacun des groupes djihadistes. La Somalie et le groupe djihadiste Al-Shabaab serviront ici d’exemples, pour montrer les difficultés liées au traçage des flux illicites, malgré tous les efforts.

 

Doléances locales, connexions internationales

Les organisations djihadistes en Afrique ont un certain nombre de facteurs en commun, même si leurs origines et spécificités locales ne doivent pas être ignorées. En règle générale, la plupart des groupes djihadistes se nourrissent des conflits locaux, conjugués à l’extrême faiblesse (Somalie) ou insouciance (Nord-Est du Nigeria, Sahel) des États. Les doléances locales, la marginalisation et le manque d’accès au pouvoir et aux ressources constituent les vecteurs de la plupart des conflits. La légitimation de l’usage de la violence, dans l’idéologie djihadiste, et le recrutement forcé sont des facteurs supplémentaires qui expliquent le nombre croissant de sympathisants de ces mouvements. Toutefois, sympathisants et acteurs d’une organisation djihadiste comme Al-Shabaab ou Boko Haram sont différents et les instruments de dé-radicalisation doivent être adaptés à ces différences. Chez les sympathisants somaliens d’Al-Shabaab, l’argent peut être la principale motivation : Al-Shabaab paie vraisemblablement 500 $ par mois chacun de ses combattants ; tandis que pour les combattants étrangers et ceux de la diaspora, ce sont le djihad mondial et l’opportunité offerte de se venger de guerres perçues comme anti-musulmanes, qui constituent le moteur de leur engagement. La capacité à subvenir aux besoins de sa famille est, non seulement, un facteur d’engagement différent de l’objectif d’ériger un khalifat mais exige, également, d’autres types d’instruments, pour neutraliser l’extrémisme violent.

L’exemple d’Al-Shabaab montre la complexité de toute réponse à l’extrémisme violent.  La solution de « tracer l’argent » semble s’imposer en réponse, directe mais non violente, qui fait aussi mal qu’une opération militaire, sans cibler de passants ni de civils. Toutefois, comme dans le cas de la Somalie, les réalités changent. Il faut une approche complète, qui prenne séparément en compte les différents acteurs, l’environnement politique, ainsi que les limites des instruments militaires, économiques ou juridiques. Même si les filières du financement illicites sont étudiées et confirmées, un appareil d’État fonctionnel, un système judiciaire indépendant, une économie durable et des sociétés fortes sont indispensables, pour stopper ces filières d’approvisionnement. Aucune de ces conditions n’est actuellement remplie en Somalie.

 

À combien s’élève le patrimoine d’Al-Shabaab ?

Les organisations djihadistes telles qu’Al-Shabaab ne publient pas leur budget, leur aide financière ou leurs recettes fiscales. Cependant, Al-Shabaab collecte des impôts, comme un État. Les rapports du Groupe de Surveillance des Nations Unies sur l’Érythrée et la Somalie, fondés pour suivre le lien entre Al-Shabaab et le gouvernement érythréen, ont évalué un revenu de 70 à 100 millions de dollars U.S., en 2011, alors qu’Al-Shabaab fonctionnait à plein régime. À titre de comparaison, le PIB de la Somalie était, la même année, d’environ 68 millions de dollars U.S.

Al-Shabaab extorquerait 10 % aux organisations humanitaires et taxerait plus de 4 000 entreprises présentes sur le marché Bakarat. L’impôt sur le piratage a été estimé à 15 à 20 %, sans compter le revenu provenant des barrages routiers et des impôts sur le commerce du bétail. Selon les Nations Unies, Al-Shabaab reçoit, en outre, des fonds d’organismes de bienfaisance, via Internet, à travers des organisations amies, comme le Hijra Youth Center au Kenya. Actif dans le commerce du sucre, dans ce pays, Al-Shabaab était le principal acteur du commerce du charbon de bois, de la Somalie au Golfe, disposait de revenus issus des pirates somaliens et recevait des dons directs de particuliers du Golfe. Toutefois, seul un qatari, qui leur a acheminé 250 000 $, figure sur le décret de désignation du Trésor américain. De plus, Al-Shabaab est accusé de verser dans le commerce de l’ivoire en République centrafricaine, au Soudan du Sud et au Kenya, ainsi que dans la contrebande, de l’Extrême-Orient à l’Afrique de l’Est. Toujours d’après le Groupe de Surveillance des Nations Unies, les chefs d’Al-Shabaab étaient actifs, jusqu’en 2011, dans le commerce d’armes avec l’Érythrée, et entre 40 à 60 000 $ par mois étaient acheminés, par l’intermédiaire des ambassades érythréennes dans la région. Les rapports du think tank britannique Chatham House tirent la sonnette d’alarme, en faisant état d’une entreprise clandestine, riche de plusieurs millions de dollars, sur le golfe d’Aden et pratiquant la contrebande, le trafic et le blanchiment d’argent.

Enfin, le montant des transferts d’argent de la diaspora somalienne vers la Somalie est estimé à 1,4 milliard de $ U.S. par an. Il est impossible de connaître les montants virés directement à Al-Shabaab ou envoyés à des proches vivant dans un territoire contrôlé par Al-Shabaab qui y prélève des impôts par la force. Enfin, il faut comptabiliser l’argent qu’ils tirent du budget officiel, par le biais de fonctionnaires corrompus du gouvernement somalien et d’autres personnes à la fois fonctionnaires et shebab. Avec un gouvernement caracolant tristement en tête des indices de corruption et des collectivités locales agissant hors du contrôle de la législation de l’État central, la culture politique somalienne est loin d’être un modèle de gestion financière responsable. Comparée à de nombreuses économies de la région, Al-Shabaab est une organisation souple et diversifiée qui s’adapte rapidement à un environnement en constante évolution.

 

Les instruments

Les difficultés liées à la maîtrise du soutien financier illicite des activités terroristes sont multiples : l’opacité des transactions est favorisée par l’imbrication des djihadistes dans tous les aspects de la politique, de l’économie, du commerce, de la sécurité et de la société en général. La coopération internationale et l’échange d’informations sont cruciaux. Toutefois, en l’absence d’infrastructures pour les institutions financières gouvernementales, notamment une cellule de renseignements financiers (FIU), l’application de la loi reste illusoire. Il est néanmoins possible de s’attaquer aux flux financiers qui alimentent les opérations terroristes, par le biais de Financial Intelligence (FININT) et du Groupe d’action financière (GAFI). Ces instruments sont censés suivre l’argent, grâce à la collecte de données du secteur des services financiers. Pour grever le matelas financier d’Al-Shabaab, l’approche devrait être beaucoup plus diversifiée et prendre en compte leur modèle économique, varié, ainsi que les griefs réels qui poussent les gens à soutenir l’organisation.

 

 Annette Weber (1)

Traduit par Bougouma Fall

 

© Addis Fortune (Ethiopie), Afronline/Vita (Italie), Le Confident (RCA), Sud Quotidien (Sénégal), Le Pays (Burkina Faso), L’Autre Quotidien (Bénin), Le Calame (Mauritanie), Infos Grands Lacs, Les Echos (Mali), Mutations (Cameroun), Le Nouveau Républicain (Niger).

 

Note :

(1) Annette Weber est chercheuse principale du département Afrique et le Moyen-Orient de l’Institut allemand pour les Affaires internationales et la Sécurité (SWP).