Textes sacrés et contextes profanes – 1 /Par Ian Mansour de Grange

21 July, 2016 - 03:23

On entend dire, ici et là, que le texte du Saint Coran universellement reconnu, de nos jours, par l’ensemble des musulmans, Sunnites et Chiites confondus, aurait connu divers avatars. Une enquête, auréolée de tout le prestige de la minutie scientifique, fut, notamment, diffusée en ce sens par Arte (1). Pour intéressante et documentée qu’elle était, elle péchait, gravement, par la minimisation, pour ne pas dire « l’oubli », d’une information capitale entre toutes : le mode fondamental de la transmission et de conservation du Message Divin fut bel et bien et demeure la parole. Flash-back sur une réalité qui situe toute l’importance de nos plus humbles écoles coraniques…

A la mort du Prophète (PBL), ils sont plusieurs centaines de musulmans et musulmanes à avoir mémorisé tout ou partie de la Révélation. Mais il existe, également, un certain nombre de transcriptions fragmentaires, sur toutes sortes de supports, un peu comme des aide-mémoires. Au cours des deux années qui suivent le décès du Prophète (PBL), divers combats voient mourir un nombre important de Hûfaz al Qûran (ceux qui ont mémorisé entièrement le Coran). Selon la tradition sunnite, c’est sur le conseil de 'Omar ibn Khattab que le khalife Abu Bakr ordonne alors la compilation du Saint Livre, sous la direction de Zaïd ibn Thabit. Les feuillets, dont on ne connaît pas l'ordre de rangement, furent conservés par Hafsa, une érudite, fille de ‘Omar et veuve du Prophète (PBL). C'est ce texte qui servit de matrice à la compilation, toujours sous la même direction de Zaïd ibn Thabit, ordonnée par le troisième khalife, Othmân ibn Affân, une douzaine d'années plus tard, afin de contrer l’apparition de textes discordants, voire frelatés. Ordonnant de détruire toute version différente de la compilation définitive, le khalife expédia un exemplaire de celle-ci en chacune des huit provinces du khalifat qui s'étendait, désormais, de l'Indus aux rives tunisiennes de la Méditerranée orientale.

Mis au point par le grammairien Abou al-Aswad al-Douali, à la demande du khalife ‘Ali (2), les points diacritiques apparaissent dans les décennies qui suivent, levant définitivement les ambigüités entre certains signes de l'alphabet arabe. Ils se généraliseront au siècle suivant. Pour bien entendre, cependant, la rigueur de la transmission du Saint Texte jusque-là et, a fortiori, jusqu'à nos jours, il faut savoir que le titre de hafiz-al-Qûran n'a jamais été et n'est toujours décerné qu'à celui ou celle qui a récité – par cœur et à haute voix – tout le texte devant une commission d'au moins deux hûfaz. Cette règle, qui consacre l’éminence de la fidélité à la Parole, découle de la question fondamentale apparue, spontanément, avec l’établissement des premières écoles de mémorisation du Message Divin, soit du vivant même du Prophète (PBL) : « De quand, d’où et de qui tiens-tu la Parole de Dieu ? ». C’est cette interrogation, ne retenant que les auditeurs directs de la Révélation transmise par Mohamed (PBL), et, en cas de doute, la confrontation soignée de leurs témoignages qui présidèrent au travail de Zaïd ibn Thabit. De même, c’est en hafiz al-Qûran et à l’écoute de ses homologues également diplômé(e)s qu’Abou al-Aswad al-Doual effectua le sien.

 

Contestation du môssaf d’Uthman

Sami Awad Alddeb Abû-Sahlieh, arabe d’origine palestinienne, professeur de droit musulman et arabe à l’Institut suisse de droit comparé à Lausanne, se dit chrétien. Il indique, cependant, ne pas croire en la Révélation, dans sa conception traditionnelle, et la définit, non pas comme « parole de Dieu à l'homme », mais « parole de l'homme sur Dieu ». Il se veut donc également, voire surtout, laïc. Sans disqualifier son travail sur le Saint Coran (3) – la rigueur scientifique obéit à de strictes règles, transparentes – sa position doctrinale donne à le relativiser avec prudence. Son ouvrage, après d’autres plus polémiques, n’en amène pas moins à se pencher sur diverses contestations du texte universellement reconnu, par les musulmans, en Saint Texte fidèlement rapporté de la Parole de Dieu.

Outre l’ordre de présentation des versets, ces discussions relèvent des différences de récitation. Ce n’est pas nouveau. De telles questions furent même posées à Mohammed (PBL), ainsi que le rapporta, notamment, le khalife ‘Omar. « Un jour, du vivant du Prophète (PBL), j'entendis Hishâm ibn Hakîm réciter la sourate al-Furqân. Alors que j'écoutais attentivement sa récitation, je m'aperçus qu'il y prononçait certaines lettres [phonèmes, NDR] différentes de celles que le Prophète (PBL) m'avait enseignées. J'étais sur le point de l'interpeller, pendant sa prière même, mais je me retins et attendis qu'il la termine. Je le pris alors par son vêtement et lui dis : « Qui donc t'a enseigné ainsi la sourate que je t'ai entendu réciter ? – C'est le Prophète (PBL). – Tu mens ! », répliquai-je, « Car il me l'a enseignée avec des lettres différentes de certaines que tu viens de prononcer ». Je l'emmenai auprès du Prophète (PBL) à qui j’exposai le problème : « J'ai entendu cet homme réciter la sourate al-Furqân en y prononçant des lettres autres que celles que tu m'as enseignées. – Lâche-le ! », me dit le Prophète (PBL). Puis, se tournant vers Hishâm, il lui dit : « Récite, Hishâm ! » Hishâm récita alors la sourate de la même manière qu'auparavant. Le Prophète (PBL) dit : « Ainsi a été révélée cette sourate ». Puis il me dit : « Récite, toi aussi, ‘Omar ». Je le fis selon la façon que lui-même m'avait enseignée. Il dit également : « Ainsi a été révélée cette sourate ». Puis il conclut : « Le Coran est révélé selon sept variantes de récitation (harf). Utilisez donc celle qui vous est facile » (4). L’anecdote est célèbre. Au-delà des faits, elle signale toute l’importance que prit, pour tout musulman et dès le vivant du Prophète (PBL), la prononciation même de la Révélation, dans un contexte où il existait de notables différences d’élocution d’un même mot, d’une tribu à une autre. 

La contestation est plus virulente encore – cruciale, même – en ce qui concerne les versets abrogeants (nasikh) et abrogés (mansukh). Elle navigue sur une réalité incontournable, pour un musulman : tout au long des vingt-trois années de Sa Descente, la Révélation ne cessa de prendre en compte les réactions de la société à qui elle s’adressait initialement. Selon la tradition, l’archange Gibril (Gabriel) s’entretenait, régulièrement (5), avec le Prophète (PBL), pour lui indiquer telle ou telle modification, dans le placement des Saints Versets à l‘intérieur de l’ensemble, ou dans la validité de tel ou tel ou autre, éventuellement abrogé par un nouveau, exactement adapté à l’évolution de la situation et des gens. La mort de Mohammed (PBL) marque l’achèvement de ce travail, désormais mûr pour universaliser le Message. Avant de discourir sur les méthodes, sur quelles bases exactes s’engage le processus ?

 

Versions « dissidentes » ?

Lorsqu’Abû Bakr ordonne l'archivage du Texte coranique, pourquoi choisit-il Zaïd ibn Thabit, au lieu d’Ibn Mas'ûd, alors que ce dernier habitait, alors, toujours à Médine et que tous deux avaient été secrétaires du Prophète (PBL) ? La vulgate avance qu’Ibn Mas'ûd avait, certes, appris plusieurs sourates, de la bouche même du Prophète (PBL), mais n'avait pas complété la mémorisation de la totalité du Saint Coran, au moment du décès de celui-là (PBL) ; contrairement à Zaïd ibn Thabit qui était parfaitement au courant de son ultime révision. Abû Bakr al-Anbarî rapporte, ainsi, dans son « Kitâbur-radd », la déclaration d’Ibn Mas'ûd : « J'ai appris, de la bouche du Prophète (PBL), soixante-douze ou soixante-treize sourates […] » (6). Il mémorisa le reste d’après les récitations de divers autres compagnons mais ne l’aurait donc pas entièrement vérifié, devant le Prophète (PBL), selon ses propres dires (7).

Cela dit, l’hypothèse de raisons plus politiques n’est pas à écarter. On connaît les remous qui accompagnèrent le décès du Prophète (PBL) et l’engagement de Zaïd ibn Thabit, de la tribu des Bani Najar (8), aux côtés d’Abou Bakr et ‘Omar, tous deux Qoraïch, alors qu’Ibn Mas’oud était des Bani Hudhayl… Plusieurs orientalistes, variablement scrupuleux dans leur travail critique et relayés par de plus nombreux islamophobes, beaucoup moins honnêtes, eux, se sont penchés sur les tenants et aboutissants des différentes « versions » du Saint Livre qui auraient circulé, jusqu’à la duplication du mossaf d’Othman, disent les uns ; plus tardivement sous les Omeyyades, avancent, à l’instar de Michel Orcel (9), les autres ; voire les Abbasides, poussent les derniers, à la suite de Mohamed ‘Ali Amir Moezzi (10). Aucun de ces travaux n’est concluant. Mettant, tour à tour, en cause la validité des chaînes de transmission orale et des sources (Ibn Hišām, Ibn Sa‘d, Ṭabarī, etc.) décrivant l’histoire des débuts de l’islam et la vie du Prophète (PBL), datant, remarquent-ils, « quasiment toutes, de l’époque abbasside », puis s’en servant, a contrario, pour avancer dans leurs hypothèses, ils n’en conviennent pas moins de l’inexistence, à ce jour, du moindre manuscrit du Saint Coran susceptible d’infirmer la thèse sunnite du mossaf d’Othman. Et, somme toute, c’est bien au constat des troubles politiques croissant que la décision de choisir, sans tarder, une variante de récitation (11), pour fixer définitivement l’écriture du Saint Texte, aura été une sage décision, épargnant, à la communauté, de plus rudes confusions.  

La découverte, en 1975, à Sanaa (Yémen), de vieux palimpsestes datant de la fin du 1er siècle de l’Hégire (12), où figuraient, sous le texte coranique consacré, de nombreux extraits qu’on a, d’abord, assimilés à différentes versions « dissidentes » du Saint Coran (‘Ali, Ibn Ka'b Ubay, Ibn Ma’sûd…), avant d’y voir, plutôt, des essais erronés d’apprentis copistes. Quoiqu’il en soit, le remarquable est que les rares variations constatées, par rapport au texte canonique, sont « très mineures », rappelle Michel Orcel (13). Avant lui, François Déroche soulignait que « le rasm des manuscrits de Sanaa reste très fidèle au corpus disponible actuellement mais il existe des manuscrits où les sourates sont organisées selon d'autres ordres chronologiques » (14). Quant à Mohamed ‘Ali Amir Moezzi, c’est essentiellement à partir de vieux textes chiites, tous postérieurs aux manuscrits de Saana, qu’il évoque, pour sa part, des « altérations » plus importantes, avançant que de nombreux noms de contemporains du Prophète (PBL), comme ‘Ali ou divers autres qoraïchs, auraient été, sciemment, occultés, pour des raisons politiques. Mais, à évoquer des sources chiites en ce sens, l’éminent chercheur aurait également pu s’intéresser à la chaîne pratiquement ininterrompue – parfois étonnamment nouée, comme au 10ème siècle – des Etats ‘alides, chiites ou approchants (15), entre les Idrissides marocains (fin 8ème siècle) et la contemporaine République d’Iran : zaydite, hamdanide, bouwayhide, qarmate, fatimide, nizârite, ilkhanide, sarbedârâne, séfévide, etc. ; qui n’ont jamais su présenter – a fortiori, donc, conserver – ne serait-ce qu’une copie suffisamment ancienne du fameux mossaf de ‘Ali. Arguer d’une mystérieuse nécessité à le tenir caché du profane paraît, tout de même, à des années-lumière de l’affiche prophétique…  (A suivre).

 

Ian Mansour de Grange

Notes

(1) :  Bruno Ulmer, « Le Coran, aux origines du Livre », une émission de 52’, Arte-France, 13 Production, Paris, 2009.

(2) :  Dont on soulignera, ici, l’adhésion finale, au moins publique, à la vulgate retenue par Uthman.

(3) :  « Le Coran –  Texte arabe et traduction française, par ordre chronologique, selon l'Azhar », Edition de l'Aire, Vevey (Suisse), 2008.

(4) : Rapporté par al-Bukhârî, n° 4706. C’est sur cette base que seront convenus divers compromis, entre les différentes écoles de lecture coranique. Avant d’aboutir, dans la première moitié du 10ème siècle (934), à un protocole définitif.

(5) : Une fois par an, à l’ordinaire, et deux, la dernière année. 

(6) : Tafsîrul-Qurtubî, tome 1, p 58.

(7) : Cependant, Ahmad rapporte, une autre version des quelque soixante-dix sourates récitées, devant le Prophète (PBL), par Ibn Mas’oud qui aurait dit : Le Messager de Dieu (PBL) faisait réciter le Coran pendant le Ramadan. L'année où il mourut, je le lui ai présenté par deux fois ; il m'a informé que je lisais bien. Et j’ai lu, de la bouche du prophète (PBL) soixante-dix sourates. » (Ahmad, 3652).

(8) : Une tribu Ansâr de Médine familialement liée au Prophète (PBL), par la mère d’Abdel Motalib. Rappelons, ici, que les premières écoles coraniques étaient organisées, comme les campements militaires, par tribus, une réalité qui renforça l’impact politique des variantes dialectales de prononciation. 

(9) :  Michel Orcel, « L’invention de l’islam », Perrin, Paris, 2012.)

(10) :  Notamment dans son ouvrage : « Le Coran silencieux, le Coran parlant […] », CNRS Editions, Paris, 2011 ; où il s’emploie, afin, dit-il, « d’introduire une certaine distance vis-à-vis des choses de la foi », à « faire parler l’opposition », via cinq vieux textes chiites : Kitâb al-Saqîfa, attribué à un certain Sulaym ibn Qays, peut-être mythique, agglutinant, sur une longue période, à partir du second quart du 8ème siècle, selon l’hypothèse la plus probable, différents textes relatifs aux persécutions exercées contre les « Gens de la Maison » (Ahl al-Bayt) et les Chiites ; Kitâb al qirâ’at d’Ahmad ibn Muhammad al-Sayyari (première moitié du 9ème siècle) et Tafsîr d’al-Husayn al-Hakam al-Hibarî (seconde moitié du 9ème siècle), qui s’attachent, eux, au Texte Coranique ; Kitâb basâ’ir al-darajât d’al-Saffâr al-Qummî, (seconde moitié du 9ème siècle) et Kitâb al-Kâfi de Muhammad ibn Ya’qûb al-Kulaynî, première moitié du 10ème siècle, spécialisé dans le Hadith.

 (11) : de dialecte quraïchite.

(12) :  Une première datation, au carbone 14, proposa la fourchette 657-690, avant qu’une analyse plus poussée en avance une autre, plus tardive et précise : 710-715, sous le règne du calife omeyyade Al-Walid.

(13) : Ouvrage cité.

(14) : François Déroche, « La transmission écrite du Coran dans les débuts de l'islam : Le codex Parisino-petropolitanus », Brill, coll. « Texts and studies on the Qur'ān » no 5, Leiden, 2009.

(15) : Sans compter l’autorité reconnue, dans le monde sunnite, de quelques savants chiites, comme le sixième Imam, Jaffar As-Sadiq… Cela dit, la chaîne temporellement ininterrompue le fut, à plusieurs reprises, doctrinalement :  il y a, par exemple, tout un monde, entre les Bouwayhides, si impliqués dans le khalifat de Baghdad et enclins, donc, à minimiser les différents avec les Sunnites, et les Fatimides installés au Caire, si farouchement acharnés à le détruire…