Ely ould Mohamed Vall, dans une interview au journal Al Akhbar: ‘’Le 3 Août 2005 était un projet complet. Il avait pour but d’édifier un Etat de droit, nanti d’institutions solides, fondé sur un système démocratique fort, capable de s’auto-défendre’’

11 August, 2016 - 03:14

Al Akhbar : Ce mercredi marque le 11ème anniversaire du renversement du Président Maouiya ould Sid’Ahmed Taya. Qu’est-ce qui a été réalisé des objectifs que vous vous assigniez, à l’époque ?

Ely ould Mohamed Vall : Parlant des objectifs, laissez-moi vous dire que plusieurs ont été réalisés, comme, entre autres, les libertés générales, particulièrement la liberté d’expression, la liberté de la presse, la liberté d’opinion, notamment dans le domaine politique auquel on s’est particulièrement intéressé. Même si ce qui s’est passé, hier et au cours des dernières semaines, en termes d’interpellations et de condamnations de jeunes, excessivement sévères au regard du caractère pacifique de leurs manifestations, fait craindre pour ces acquis que nous pensions et espérions impossibles à remettre en cause. Convaincus de ce que le peuple mauritanien n’accepterait aucune concession là-dessus. D’autres objectifs et initiatives ont été légalement et techniquement réalisées mais la rébellion de 2008 en a compromis plusieurs et vidé d’autres de leur contenu, pour n’en laisser que la coquille. A titre d’exemple, la transparence dans la gestion économique et la politique générale du pays. En ce domaine, il est incontestable que l’application de nos objectifs n’est que de pure forme. Dans celui de la libéralisation de la presse et l’octroi de licences, à des radios et télévisions privées, il y a eu des violations de procédures qui ont impacté sur l’application, surtout en ce qui concerne les télévisions. Cette libéralisation est, donc, elle aussi, juste de forme. Les télévisions publiques sont restées monopolisées par le gouvernement qui les oriente à son gré. Elles ne s’ouvrent qu’à ce que veut le pouvoir et font embargo sur ce qu’il leur donne ordre de faire embargo. Mieux, le gouvernement les dresse contre qui il veut, pour l’attaquer sans détours, en empêchant toute autre opinion de s’exprimer par leurs canaux. De surcroît, au moins deux des chaînes TV privées qui ont reçu des licences appartiennent à des groupes ou personnes qui sont du système, sinon sous sa coupole. Celui-ci les instrumentalise tout comme les médias publics. C’est une forte déviation des objectifs qu’on s’était assigné, dans le domaine de la libéralisation de la presse. La HAPA n’y a pas échappé. A ses débuts, cette institution devait être un arbitre dans le champ de la presse, en défendre les droits et ceux de son public. Elle est devenue, elle aussi, un instrument entre les mains du pouvoir qui la gère comme il l’entend. Ses positions sont tributaires de celles de leur maître.

Citons, encore, une autre institution fondée à l’époque, une des plus importantes : l’institution de l’opposition dont les conditions de présidence et de fonctionnement, furent clairement posées. Permettez-moi d’en rappeler ici l’essentiel : son chef est le président du parti d’opposition qui détient le plus grand nombre de députés au sein de l’Assemblée nationale ; un budget suffisant à l’exercice de ses activités lui est annuellement octroyé, avec obligation, pour le président de la République, de rencontrer son président, tous les trois mois, afin de discuter de la situation du pays, indépendamment de son opinion sur le système et vice-versa ; les ministres sont tenus de fournir tous les éclaircissements que l’institution de l’opposition demande, sur les dossiers en leur possession. L’objectif de la fondation de cette institution était que la première personnalité de l’opposition et deuxième de l’Etat soit capable, à tout moment, de suppléer au Président, en y étant soigneusement préparé, via la connaissance des dossiers et des grandes questions nationales. Mais, malgré des textes légaux très clairs en ce domaine, l’institution a été spoliée de toutes ses prérogatives, jusqu’à la considérer en ennemie, alors qu’elle est une partie de l’organisation démocratique. C’est une des plus grandes fautes du pouvoir actuel.

Parmi les sujets que je veux évoquer, il y a celui, conjoint, de la réforme de la justice et de la bonne gouvernance. Nous les avions traité en un même atelier : la bonne gouvernance, la gestion des ressources humaines et économiques du pays constituent les sujets les plus saillants de la réforme de la justice, pour ne pas dire la justice elle-même. Mais voyez comment clopine le pays, en dépit des lois à ce sujet ; comment une seule personne dirige tout, en intervenant dans tous les détails, jusqu’aux moindres achats des comptables. Les marchés constituent une autre manifestation de la violation de ces lois : ils ne sont, aujourd’hui, adjugés que du plus proche au plus proche, sur la base du clientélisme et de l’allégeance politique. Quant aux objectifs tracés restés en l’état, citons les amendements constitutionnels entérinés, particulièrement ce qui concerne la limitation des mandats présidentiels, l’impossibilité de leur renouvellement et le verrouillage de ce domaine. Je ne dis pas de façon définitive mais par tout ce qui est possible, afin que le déverrouillage devienne quasi-impossible. Le 3 Août 2005 était un projet complet. Il avait pour but d’édifier un Etat de droit, nanti d’institutions solides, fondé sur un système démocratique fort, capable de s’auto-défendre. Mais la rébellion de 2008 a perturbé cela au point que ce qu’il en reste n’est que de forme, à l’exception des dossiers auxquels il était impossible de renoncer. C’est ce qui a entraîné le pays là où il est aujourd’hui.

 

- Pouvez-vous donner, au lecteur, un pourcentage, même approximatif, de ce qui reste de votre projet de 2005 ?

- Il faut différencier entre deux niveaux : l’idée et la pratique. En ce qui concerne l’idée, on peut dire que 70 à 80% de celle-ci sont restés avec le peuple mauritanien. Il a compris que la démocratie est possible. Que des élections transparentes existent et sont aussi possibles. Nous avons fait et vécu cela concrètement. Tout ça en plus de l’arsenal juridique que l’expérience a engendré. Même si cet arsenal est mis en veilleuse, il peut être remis au travail demain. Pour ce qui est de la pratique, on peut dire que le système actuel est un système réactif, du style : « Tu m’as démis, je t’ai destitué » et n’a même pas réalisé 5% de nos objectifs.

 

- Quand aviez-vous commencé à penser concrètement à destituer Ould Taya et son système ?     

- J’ai compris, en 2003, après la tentative du coup d’Etat de Juin, que, si une initiative bien pensée n’était pas entreprise, les choses risquaient sortir de tout contrôle. Il me paraissait, clairement, que le système en cours était fini. Celui qui n’a pas vécu les moments de cette tentative ne peut pas comprendre vraiment la situation. Nous avions vécu quatre heures de vide politique et autoritaire. C’était la première fois que l’armée mauritanienne se trouvait confrontée, de façon directe, à ce qu’une de ses parties dirige ses feux contre une autre. Situation extrêmement dangereuse : si les choses n’avaient pas été maîtrisées en 48 heures, le pays aurait plongé dans une guerre civile. Un danger clair et évident, en 2003, et nous en sommes devenus sûrs en 2004. Nous devions sauver le pays et le mettre sur les rails, car le pays en entier pouvait se transformer en victime de cette situation qu’il vivait.

 

- N’avez-vous pas pensé à entreprendre une initiative de l’intérieur ? Ou en discuter avec Ould Taya ?

- Non. Jamais. Pour une raison très simple : Il n’avait aucune conscience de ce danger et il n’était donc ni pertinent ni intéressant d’en discuter avec lui. En définitive, si la situation était dangereuse et difficile, elle l’était d’autant plus qu’il n’y avait pas plus de disposition du pouvoir à la corriger qu’à la soigner.

 

- Comment avez-vous planifié l’action ? Quand en avez-vous prévu l’exécution ?

- Dans sa réalité, la planification est un ensemble de choses qui évoluent avec le temps. Comme je vous ai dit, cela a commencé en 2003, avec l’intime conviction que la situation en cours ne pouvait plus durer. Cela a continué à évoluer, jusqu’à l’heure du mûrissement, en 2005. Les contacts s’établissaient, selon la relation et la confiance. L’idée prenait force et racine, les principaux participants au projet furent définitivement identifiés. Il ne manquait plus que l’occasion favorable. Elle vint le 3 Août 2005, alors qu’Ould Taya se trouvait en Arabie saoudite.

 

- Avez-vous rencontré une quelconque difficulté au cours du coup d’Etat ?

- En réalité, on n’en a rencontré aucune, à l’exception du refus du chef d’état-major de la gendarmerie à y collaborer, mécontent de ne pas voir été préalablement consulté, associé ni même informé du sujet. Le règlement de cette affaire n’a pas pris plus de quelques heures.

 

- Où étiez-vous à l’heure H ?

- Histoire de faire diversion, je suis resté à la maison, jusqu’à la fin des mesures primaires d’urgence qui devaient se terminer, avant toute manifestation militaire dans la rue. Après l’arrestation de diverses personnalités susceptibles de s’opposer au projet, j’ai quitté mon domicile pour aller à l’état-major. En réalité, ce qui s’est passé était un fait rare qui a réuni consensus militaire et populaire spontané, dès le premier instant. Le gouvernement en place a continué à travailler quelques jours, jusqu’à la prise de service du nouveau. C’est la preuve que l’idée était déjà mûre chez tous les Mauritaniens. Au niveau international, il y eut quelques oppositions, mais juste de pure forme : tous – ou presque – savaient que le système ne pouvait plus continuer. La situation politique était en crise, son homologue économique catastrophique. Nous étions en rupture de ban avec les institutions monétaires internationales. Des initiatives étaient obligatoires pour sauver ce qui pouvait l’être. Malgré toutes ces difficultés, tout s’est bien passé et nous avons réussi à surmonter les difficultés facilement.

 

- Aviez-vous contacté des personnalités civiles avant le coup d’Etat ? Des ambassades ou des puissances étrangères ?

- Non, nous n’avons contacté aucun civil ni ambassade ni pays étranger.

 

- Vous avez désigné la nouvelle structure gouvernante sous l’appellation « Conseil Militaire pour la Justice et la Démocratie ». Qui a choisi ce nom et comment fut-il accepté ?

- Le travail de préparation fut collectif, je le répète et confirme.  C’est ainsi que le nom fut avancé et accepté. Je ne veux pas personnaliser les choses. L’accord fut obtenu après discussions et c’est pour une raison simple que ce nom fut retenu : la justice et la démocratie étaient les plus urgentes choses dont avait besoin le pays pour sortir de ses crises et se doter d’un Etat des institutions. Nous avons travaillé à cela, durant toute la transition et au-delà mais la rébellion de 2008 est venue tout remettre à l’eau. En réalité, je suis surpris, moi, de la position de certains mauritaniens qui soutiennent ou défendent le pouvoir actuel. Comment un individu peut-il venir et annuler les efforts de tout un peuple, s’asseoir devant lui pour dire : « Il m’a démis de ma fonction, j’ai fait un coup d’Etat contre lui », tandis que ses soutiens parlent d’idéologie politique et de théorisation pour un projet social ? Je suis vraiment très surpris d’entendre parler de projet politique et social d’un système issu d’une vulgaire rébellion personnelle.

 

- Vous aviez interdit, officiellement, aux membres du CMJD, de se présenter aux élections dont vous supervisiez l’organisation. Cela fut-il l’objet d’un consensus au sein du Conseil ?

- Je vous confirme qu’aucun membre du Conseil ne s’est opposé à ce principe. L’idée était d’organiser une période de transition qui constitue une rupture, définitive, avec ce qui se passait dans le pays, dans le style comme dans la méthode. Notre idée principale était d’instaurer une alternance pacifique sur le pouvoir, en prouvant au peuple mauritanien sa possibilité pratique. Il fallait que cela se passe sous les yeux des Mauritaniens, qu’ils l’observent effectivement. Il fallait se concentrer sur cette idée, jusqu’à qu’elle se consolide chez tous. Et que chacun s’assure que les Mauritaniens ne refusent pas l’alternance, choisissent la démocratie, pour que le pays revienne à un pouvoir civil et se défasse du pouvoir militaire.

 

- Ce qui s’est passé n’était donc pas un véritable coup d’Etat, comme celui de 2008 ?

- Non. Jamais. Ce qui s’est passé, en 2008, est inédit dans l’histoire du pays. C’est vrai que le pays a connu plusieurs coups d’Etat mais ils ne furent jamais caprice d’un individu. Ce n’était pas une rébellion d’une personne réagissant à son limogeage. Les coups d’Etat naissaient de vraie crise ou de blocage politique. Un groupe de militaires procédaient à l’éviction du système en cours et mettait en place un autre. En 2008, rien de cela n’a prévalu. Il y avait un président élu qui a limogé le chef de sa garde qui lui a répondu : « Ou tu me remets à ma place ou je te destitue ». Et le rebelle a passé une semaine à discuter avec son chef pour le faire revenir sur sa décision. S’il y avait, en 2005, un consensus au sein de l’armée, elle ne fut, en 2008, ni concernée ni responsable de ce qui s’est passé. Ce fut une décision strictement personnelle. Ni plus. Ni moins. L’armée mauritanienne n’a rien à avoir avec cela et n’en est pas responsable. En 2005, elle avait fait ce qu’elle devait. En 2008, une rébellion personnelle l’a dépossédée de l’affaire, comme elle en a dépossédé le peuple mauritanien.

 

- Parlons maintenant de l’actualité. Que pensez-vous du dialogue politique en Mauritanie ?

- Au début de 2015, j’ai publié un communiqué expliquant qu’un dialogue, avec le pouvoir actuel, n’a aucun intérêt et qu’il est même impossible d’en engager un sérieux avec le système en place. C’était ma totale conviction. Je vous le demande : Quel pourrait être le sujet du dialogue dont vous parlez ? Le chef actuel de l’Etat a déclaré qu’il est un président élu et qu’il va respecter la Constitution. Alors, de quoi allons-nous dialoguer ? L’homme est entré en rébellion individuelle et s’y est entêté. Il doit quitter le pouvoir en 2019. Pourquoi dialoguer avec lui sur une question tranchée par les lois et la Constitution qu’il a déclaré vouloir respecter ? Le peuple mauritanien a le droit de ne pas faire de concession sur les mandats, une affaire constitutionnellement réglée. Si le simple respect des lois et de la Constitution nécessite un dialogue, cela veut dire qu’il n’y a rien à espérer de ce pays où ni règles ni lois ne régissent le jeu politique. Pourquoi dialoguer sur une évidence et un acquis du peuple mauritanien et de la classe politique ? Le chef de l’Etat a lui-même déclaré qu’il va respecter la Constitution. Entrer dans un dialogue là-dessus signifie accepter la futilité et autoriser cet individu et son système à faire ce qu’ils veulent. Non, permettez-moi de vous le dire, le principe même de dialoguer sur ce point n’est ni acceptable ni pertinent. Cela d’autant plus que le système actuel ne détient aucun argument qui rende utile un dialogue avec lui. Il est venu par rébellion. Il perdure par rébellion. Et veut que toutes les choses continuent à marcher à travers sa rébellion. Il s’est rebellé en 2008 et en 2009 ; il s’est rebellé, encore, en 2014. Qui garantit qu’il ne va pas se rebeller en 2019 ? Voilà pourquoi le dialogue, avec ce genre de système basé sur de telles conditions, n’est ni utile ni intéressant. Le seul dialogue qui vaille est celui de mettre un terme à la rébellion et de restituer la légalité, avant la fin du mandat actuel.                                                             

                                                               Traduit de l’arabe par El Kory Sneïba