Le Dialogue National Inclusif : un jeu de martingale ou un enjeu politique ?/Par Ahmedou Ould Moustapha

20 October, 2016 - 00:48

Encore une question inquiétante sinon oscillatoire sur la nature et les objectifs du Dialogue  en cours !  Faut-il en douter désormais ou continuer d’y croire, après avoir lu ou entendu les déclarations s’y rapportant et émanant des principaux interlocuteurs qui ont convenu de sa feuille de route ? 

Pour venir amplifier le volume de tous ces commentaires qui fusent maintenant de partout, il faut effectivement des raisons bien fortes ou un peu de présomption.

Toutefois, si j’ai passé outre à cette objection, dont on voudra bien croire que je me la suis d’abord faite, c’est que j’ai cru pouvoir parler dudit dialogue d’une façon quelque peu différente de celle des politiciens ou des chroniqueurs professionnels, en raison du compagnonnage assez original que j’ai entretenu durant les trente dernières années avec quelques acteurs de notre microcosme politique. J’ai pu observer au fil de ces années que la politique avait chez beaucoup d’entre eux une attraction propre et une consistance apparemment suffisante pour être considérée comme une perspective pouvant permettre de satisfaire des ambitions de nature à… susceptibles de …

Pour autant, je n’en suis pas toujours moins intrigué par les contradictions et les paradoxes  qui tiennent une si grande place dans l’action politique et le cheminement idéologique de la majeure partie de nos hommes politiques. On sait combien ils peuvent être à l’aise dans les amalgames et les raccourcis, avec cette facilité déconcertante de passer vite d’une position bien tranchée à un revirement soudain et inattendu sans que ne fasse trembler un muscle de leur visage. Cette mobilité dans les convictions qu’on appelle ici transhumance politique est devenue un exercice très banal et se manifeste surtout à travers les changements de régime que provoquent les interventions répétitives de notre armée nationale dans la chose publique. D’où cette évidence qui s’est imposée à moi que la politique au jour le jour ne trouve sa  compréhension et son intelligibilité qu’en Mauritanie.

Mais la politique est aussi renouvellement dynamique : comme toute autre activité humaine, elle est soumise à la loi du changement. Celui-ci s’opère parfois par une mutation brutale ou une rupture qui se veut irréversible ;  c’est le cas du Printemps arabe  en Tunisie.

En démocratie, cependant, les adaptations constitutionnelles s’effectuent par une suite d’ajustements mineurs dont le détail échappe à l’attention, mais dont l’addition finit par stabiliser l’équilibre des rapports entre les institutions et les acteurs politiques ; ce sont des réformes nécessaires pour la consolidation de la démocratie.

Une réforme d’imposture

Mais il y a d’autres réformes qui altèrent profondément le dispositif initial, si bien qu’elles annihilent tous les acquis et ramènent toute une vie politique d’un pays à son point de commencement, telle que cette initiative qui vise la suppression de l’article 28 de notre constitution portant sur la limitation des mandats présidentiels ; c’est là un type de réforme qui traduit une véritable imposture, parce que son unique but est de préserver le pouvoir au moyen d’un référendum fallacieux dont le résultat est connu d’avance.

Dans le contexte actuel, au delà des responsables de l’UPR qui réclament cette modification, le fait que le ministre porte parole du gouvernement en parle de façon aussi étonnamment simpliste est en soi une source d’inquiétude et pose légitimement notre question de départ. D’autant que tout le monde se rend compte à présent que les ambitions exaltantes qui ont inspiré le changement de régime du 3 août 2005 se sont ensablées depuis le changement du 6 août 2008, puis complètement ensevelies aussitôt après les accords de Dakar en juin 2009. Et tandis que le Président Mohamed Ould Abel Aziz, principal auteur de ces changements, en tire encore une certaine légitimité aux yeux de ses partisans, les  orientations actuelles de son régime et les intentions qu’on lui prête sont très éloignées de ses motivations initiales, quand bien même nombreux sont ceux qui s’estiment satisfaits des avancées qui ont été réalisées sous son égide…

Ensuite quelle que soit la bonne volonté de départ ou la réussite du moment, l’histoire a démontré que l’exercice prolongé du pouvoir conduit inéluctablement à ternir l’ambition première et à s’accommoder de moyens rédhibitoires afin de continuer à s’approprier le pouvoir et la puissance qu’il confère. Pour qu’elles ne se pervertissent, la volonté et la réussite ne doivent pas tout autoriser, surtout le recours à n’importe quel moyen – fut-il formellement régulier – aux fins  de se maintenir au pouvoir. Les régimes ayant recouru à ce genre de procédés  ont fait faillite et montré les limites de la méthode. Voilà qui justifie en soi l’alternance démocratique, c’est-à-dire le renouvellement régulier de ceux qui dirigent ou gouvernent.

Quoi qu’il en soit, dans la situation actuelle, pour des raisons liées à une crise politique interne et à ses conséquences par rapport à nos partenaires au développement, il est impossible que le pays ait une vie politique stable, propre à créer les  conditions d’un développement économique et social harmonieux, répondant aux attentes de toutes les populations dans leur diversité culturelle et régionale, sans la restauration d’un Etat de droit et le strict respect de la constitution.

Bien sûr que des modifications pour le renforcement de la démocratie, telles que la recomposition et la redéfinition des missions de la CENI et du Conseil Constitutionnel, pourraient être apportées ! A condition qu’elles soient l’objet d’un consensus entre les principaux acteurs de la scène politique, en l’occurrence le pouvoir et la CUPAD (APP/WIAM/SAWAB) d’un côté ainsi que le FNDU et le RFD de l’autre ; les formations qu’on appelle petits partis, qui ne sont pas vraiment connus par leur audience sociale ou leur envergure politique et qui sont en réalité des minorités  fluctuantes, pourraient coordonner avec l’un ou l’autre de ces grands ensembles selon leurs affinités ; la société civile devant alors jouer le rôle de personnes ressources et de modérateur de débats.

Vison politique et intérêts catégoriels

J’ai dit pouvoir et CUPAD d’un côté. Leur relation est en effet une énigme pour beaucoup d’observateurs et mérite un bref propos. A s’en tenir uniquement aux critères traditionnels qui fixent la limite entre pouvoir et opposition, la distinction paraît ici caduque : les  bornes frontières entre cette coalition de partis d’opposition et le pouvoir disparaissent souvent sans que l’on sache pourquoi. Ses dirigeants se retrouvent parfois avec le pouvoir, puis se séparent, le combattent à l’occasion d’une élection et s’entendent de nouveau avec lui. S’y ajoute que le discours de ces partis est toujours sinon très lisse du moins laborieusement critique à son égard, et le WIAM excelle singulièrement en la matière.  Où est donc la cause politique de leur opposition ou de leur division avec ce  pouvoir ? 

Plutôt que de poursuivre vainement cette quête de divergences fondamentales ou même de problèmes factuels, ne faut-il pas chercher la réponse dans des considérations  psychologiques et des approches personnelles ?

On s’arrêtera alors à celles qui relèvent du caractère des présidents de l’APP et de WIAM ; elles font appel à leur tempérament et à leur propre trajectoire politique qui forgent et impriment la ligne de conduite de leurs partis respectifs. La vérité est qu’ils essayent  d’associer référence à des valeurs et considérations intéressées, c’est-à-dire vision politique et intérêts catégoriels de leurs proches compagnons ; plus prosaïquement, de temps à autre, ils tentent la chimère de rassembler au même attelage des contraires difficilement superposables, le président de l’APP se distinguant particulièrement dans ce domaine. L’autre vérité est que cette ambivalence existe également au niveau des autres partis mais à des degrés divers, parce que les valeurs sont partout présentes mais elles ne sont pas les mêmes partout. 

Vue de cette manière, la politique obéit à la réputation qu’elle a chez nous d’être incompréhensible parce que ésotérique et paraissant ne suivre aucune logique. Or elle appartient toujours au domaine de l’intelligible, même dans ce pays où triomphe depuis plus d’une génération la force néophyte des militaires soutenue par l’applaudissement bruyant des activistes et le silence calculateur de la majorité des élites.

En effet, que nos appareils de partis ne prennent pas toujours leurs positions comme on s’y attendait, que les événements infléchissant le destin du pays surgissent souvent à l’improviste et que leur agenda se retrouve ainsi bousculé, on aurait tort de penser que leur démarche est dépourvue de rationalité. Il y a bien une logique dans leur action mais elle est d’autant plus complexe que le nombre des facteurs intervenant est très élevé : par delà la raison qui vise à mettre en adéquation les moyens disponibles et les fins poursuivies, il faut tenir compte du poids de la formation intellectuelle et du parcours politique, de la force des habitudes et de l’emprise des reflexes, de la constance des pressions et de l’attirance des ambitions, de la blessure des déceptions et de la fidélité aux idéaux.

La nature des rapports humains n’est pas en reste, elle aussi se conjugue avec tous ces paramètres pour déterminer les décisions des leaders politiques et les orientations de leurs partis ; ce n’est pas une mince affaire, comme on le voit, mais un parti d’opposition se doit de combiner lucidement une capacité d’évaluation des enjeux et des contextes ainsi qu’une prédisposition d’incarner  des valeurs collectives, c’est-à-dire un projet de société ; sinon on n’est plus dans la caractéristique des partis qui assument les angoisses sociétales et l’espoir  des différentes catégories de citoyens. Quant aux intérêts, il est normal que les partis – qu’ils soient à l’opposition ou au pouvoir - défendent les leurs pour lesquels ils peuvent parfois se diviser profondément. Mais ils ne doivent jamais oublier ce qu’ils partagent en commun et qui se traduit dans cet ensemble de trois composantes majeures : le système politique dans lequel ils s’affrontent, se consultent  ou se divisent ; le cadre des institutions qui fixe les règles de ce système ; les enjeux ou les questions au sujet desquelles ils se définissent et se repositionnent éventuellement, et qui nourrissent les débats d’opinion. 

Constitution effective et document de façade

De ces trois dimensions, il en est une qui doit restée immuable dans ses fondements : le cadre institutionnel ou précisément la constitution. Car c’est une grave erreur que de concevoir une constitution comme un simple instrument que l’on peut modifier à sa guise à chaque période, sans tenir compte de l’atmosphère politique du pays et de l’équilibre des rapports entre les vraies parties prenantes de la vie publique, c’es-à-dire les entités politiques et institutionnelles.

Chacun sait que les constitutions des pays occidentaux sont effectives et qu’elles ne sont formelles sous aucun point de vue. Tout le monde sait aussi que la constitution de la Russie de Poutine, puisqu’on en parle ces temps-ci, n’est qu’un document de façade auquel ne correspond en aucune façon la vie d’une vraie démocratie. On sait également que les constitutions de la plupart des pays africains ne sont pas du tout effectives …

L’exception sénégalaise mérite cependant d’être notée : voici un pays aussi divisé que le nôtre et qui cultive parfaitement sa division à travers des alternances arrachées par les urnes. Et cette alternance jamais contestée, bien qu’elle se déroule dans une tension aigue, entretenue à plaisir par des règles qui s’imposent à tous les acteurs, constitue aux yeux des élites africaines une part de son attrait et suscite leur curiosité. Du coup, en ce domaine, le Sénégal est naturellement devenu le plus crédible pays de la sous-région pour les bailleurs de fonds et les investisseurs étrangers.

Le Maroc aussi poursuit sa marche graduelle vers une société plus démocratique ; les élections législatives de la semaine dernière, remportées par le parti islamiste (PJD) qui se voit ainsi revenir pour former un nouveau gouvernement constitutionnel, en sont une illustration convaincante.

La seule source de fierté pour les thuriféraires du régime

En revanche, la crise multidimensionnelle à laquelle notre pays se trouve confronté est en grande partie le résultat d’une longue absence d’alternance démocratique. Et les constructions de quelques routes ou d’autres infrastructures, qui sont la seule source de  fierté pour les thuriféraires du régime, ne peuvent pas à elles seules décharger le poids de cette crise politique et économique que portent les populations sur leurs épaules. Que le pays ait un peu progressé dans le secteur exclusif des infrastructures est incontestable. L’admettre, c’est vouloir établir un bilan aussi honnête que possible ; encore qu’il faille aussitôt préciser qu’on aurait pu les réaliser non par des ressources propres mais par des financements extérieurs, si les recommandations des bailleurs de fonds avaient été mises en œuvre, comme par exemple l’instauration d’un Etat de droit et d’autres réformes destinées à faire entrée le pays dans la bonne gouvernance.

N’étant pas inscrite dans une stratégie de développement cohérente, que ces bailleurs auraient pu soutenir, cette politique d’investissement a lourdement pesé sur  les finances publiques et largement contribué à la formation de la dimension économique de cette crise qui est devenue une réalité à laquelle on ne peut plus échapper ; parce qu’elle est bien là : palpable structurellement et visible au quotidien, elle s’intensifie de plus en plus dans la vie des citoyens et de la ménagère en particulier. Notre société elle même se lézarde de toute part et chacun voit bien que les choses ne peuvent plus continuer à aller comme elles vont en ce moment…

Un homme d’exception ou un officier ordinaire ?

Il faut donc regarder en face la gravité de la situation pour commencer à brosser un tableau  précis de ce qu’il faut faire et surtout de ce qu’il ne faut plus faire. Le Président Mohamed Ould Abdel Aziz peut-il ne pas en être conscient ? Peut-être aussi que ses collaborateurs l’ont-il convaincu du contraire ?

Dans ce cas, il lui serait difficile d’être prêt à faire les concessions qu’exige l’urgence de cette situation ; ce qui reviendrait à dire que l’actuel dialogue, comme les précédents, n’aura été qu’un simple jeu de martingale.

Mais si pour lui le dialogue était devenu un enjeu pour apaiser le climat actuel de la scène politique et ouvrir de nouvelles perspectives à même de créer les conditions préalables à la réalisation des objectifs de développement du pays, alors voici à quelle aune juger le Président Mohamed Ould Abdel Aziz :

Quels risques accepte-t-il de courir dans l’immédiat et comment compte-t-il les écarter en commun accord avec ses adversaires politiques pour initier des réformes conduisant au raffermissement d’une démocratie apaisée et à une alternance incontestable ? 

Porte-t-il l’ambition de s’inscrire en lettres d’or dans l’histoire du pays comme l’aurait fait un homme d’exception ? 

Ou bien, comme un officier ordinaire, n’ayant aucune notion du destin national des grands hommes,   s’accrocherait-il au pouvoir jusqu’au jour inévitable où il finira par tomber de la même manière qu’il y était parvenu et disparaître dans les limbes de la mémoire collective, sans que personne ne le regrette, à l’instar des autres officiers qui l’ont précédé ?

Questions ouvertes.