Déconcentration et partage – 3/Par Ian Mansour de Grange

27 October, 2016 - 02:30

On entend souvent dire que le monde ne tourne plus rond. Pollutions, surpopulation, chocs des civilisations, récession économique, iniquités, terrorisme… Le sentiment général est qu’il n’y aurait, individuellement, rien à faire, quand les voies d’action collective seraient, elles, irrémédiablement corrompues, manipulées, subjuguées par un système aussi injuste que triomphant.  Mais on a pu entrevoir, au fil de nos précédentes livraisons, alternative à cette mort annoncée de notre humanité : en commençant par rendre, à sa matrice – nos relations quotidiennes de proximité – toute sa vitalité…

Certes, le concept de proximité n’est pas des plus aisés à cerner. Etroitement associé à celui de mobilité, il est d’autant plus fluide qu’aujourd’hui, l’une et l’autre peuvent se vivre virtuellement, nouvelles technologies aidant.  Sans présumer de ce que chacun réalise de cette virtualité – la journée ne fait toujours que vingt-quatre heures, alors que le champ du spectacle s’étend,sans relâche, de jour en jour : on peut aisément y épuiser son temps – on s’intéressera, d’abord et principalement, à la réalité de l’espace intermédiaire entre le strictementpersonnel, réputé privé, et la partie « métro-boulot » de nos existences où s’appesantissent nos obligations publiques. Non pas, bien évidemment, qu’il n’y ait pas à dire et à faire, de nos attachesau marché. Mais c’est précisémenten s’en éloignant un peu qu’on peut être à même de mieux en percevoir – négocier ? –  la valeur. Non plus au seul sens économie monétaire du terme mais, beaucoup plus globalement, de celle du vivant.

« Nous en sommes encore à apprendre la nature de la valeur », souligne ainsi le rapport européen sur l’économie des écosystèmes et de la biodiversité (1), « à mesure que nous élargissons notre concept de « capital », pour englober le capital humain, le capital social et le capital naturel. En reconnaissant l’existence de ces autres formes de « capital » et en cherchant à les accroître ou les préserver, nous nous rapprochons de la durabilité ». Le propos est ambigu. De quelle durabilité parlons-nous ? Car la tentation est évidemment grande de s’intéresser, plutôt, à la valeur de la nature, la « financiariser » en conséquence – cf. la taxe-carbone – et marchandiser ainsi le vivant.Nul besoin d’une imagination débordante pour entendre le potentiel de dévoiement distillé par une telle approche et les biotechnologies sont là pour nous en signaler l’acuité. 

Faut-il préciser la suggestion centrale de notre propos ? Subtile, elle avance l’idée d’une dialectique, entre le marché et son apparente antithèse que nous nommerons simplement, ici, « non-marché ». Distinguons, à cet égard, les économies écosystémique, familiale et conviviale, où les services, normalement non-déclarés, sont peu ou prou monétarisés (2), de l’économie souterraine où, pour être également non déclarées, voire carrément illégales et mafieuses, les activités n’en sont pas moins parties prenantes des circuits monétaires. Selon une étude de l'Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques (INSEE), l’économie familiale et son homologue convivial représenteraient, en France, respectivement, les trois-quarts(3) et le deux-tiers du PIB, s’il fallait les analyser en termes de marché, quand les écosystèmes en formeraient près du double(4). Une toute autre dimension, donc, que l’économie souterraine estimée, en France, à seulement 10% du PIB, et cependant choyée par l’Etat, dévoilant ainsi, par son acharnement à la combattre, sa fonction centrale, pour ne pas dire exclusive, d’organisation territoriale du marché.

Au Sahel, la situation est encore plus complexe. Si la part des économies écosystémique, familiale et conviviale – le non-marché, donc – est, en pourcentage de PIB, probablement du même ordre que dans les pays industrialisés (5), c’est essentiellement dû à l’importance de l’économie souterraine – informel, corruption, trafics mafieux, etc. – qui y atteint des sommets : plus des trois-quarts de la population active y ont recours et son impact pourrait dépasser les 2/3 de PIB (6). Marché et non-marché sont, de surcroît, inextricablement liés, tant obsédante se révèle la pression, non pas de la consommation, au sens large du terme, mais, plus prosaïquement, de la survie quotidienne : l’entraide, monétarisée ou non, légale ou non, y est une nécessité triviale. Les tableaux comparatifs ci-joints devraient donner une idée des réalités et des enjeux, ici et là, des relations de proximité.

 

ELEMENTS DE COMPARAISON DU POUVOIR D’ACHAT ENTRE LA MAURITANIE ET LA FRANCE

 

Rubrique

Mauritanie

France

Fr/Mr

SMIG brut €/mois

75

1467

19,56

Salaire brut moyen €/mois

93

2957

31,8

Indice de Gini

0,324

0,331

1,02

% des actifs au chômage

31,5

10,5

0,33

% des actifs dans l’informel

75

12

0,16

% de pauvres

42

10

0,26

Seuil de la pauvreté €/mois

40

760

19,00

Coût comparé alimentation €

75

138

1,83

 

ELEMENTS DE COMPARAISON DU COÛT DE LA VIEENTRE LA MAURITANIE ET LA FRANCE

 

Catégorie

Produits

Unité

Mauritanie

France (7)

Fr/Mr

Céréales

Riz Basmati

kg

2,00

2,00

1,00

 

Nouilles

kg

1,15

0,55

0,48

 

Pain

kg

1,25

3,5

2,80

Légumes

Pommes de terre

kg

0,6

1,35

2,25

 

Oignons

kg

0,6

1,00

1,67

 

Tomates

Kg

0,75

4,00

5,33

 

Carottes

kg

0,75

1,20

1,60

Fruits

Pommes golden

Kg

2,00

1,35

0,67

 

Bananes

kg

2,00

1,50

0,75

 

Mandarines

Kg

1,5

4,00

2,67

Viande

Mouton

kg

5,00

8,00

1,60

Poissons

Dorade

Kg

4,00

12,00

3,00

Huile

Tournesol

l

1,1

2,50

2,27

Sucre

 

kg

0,6

1,65

2,75

Boissons

Thé

kg

4,00

6,00

1,50

 

Eau minérale

1,5 l

0,5

0,5

1,00

 

Lait

l

1,00

1,00

1,00

TOTAL Alimentation

 

 

28,80

52,90

1,83

Loyer

Chambre meublée

mois

40,00

350,00

8,75

Déplacements 

Transport en commun

50 sections

12,50

90,00

7,20

TOTAL

 

 

81,30

492,90

6,06

 

 

 

POIDS DES DIFFERENTS TYPES D’ECONOMIE EN % DE PIB VIRTUEL(8)

 

 

 

 

 

En réalité, la part de l’économie des écosystèmes indirectement inféodée au marché est certainement beaucoup plus forte, en France, que ne le suggère le dernier tableau. Avec 7% de plus pour l’économie officielle, au débit de l’écosystémique, ainsi braquéspar la productivité artificielle, la part du marché,formel et souterrain réunis, s’y élèverait ainsi à 36%, contre 28% en Mauritanie. Mais à remarquer, de surcroît, que l’expansion du marché officiel érode, tout autant, l’économie souterraine que le bloc « convivial-familial », on perçoit le manque de discernement d’un système économique livré à la seule logique du profit monétaire.Aux dérèglements bioclimatiques répondent les troubles sociaux, jusqu’à cette limite où leur accumulation devient globalement contre-productive,même si une ultra-minorité ne cesse, encore, d’en tirer large bénéfice. Mais jusqu’à quand le patrimoine d’un Bill Gates continuera-t-il de lui rapporter 9 à 12 % par an – plus de vingt-cinq millions de dollars par jour, en 2015 ! – alors que le Système épuise la planète et les gens à surnager entre un et deux points de prétendue « croissance » mondiale ?   (A suivre).

 

Ian Mansour de Grange

 

Article réalisé dans le cadre d’un projet éditorial

soutenu par VITA/Afronline (Italie)

associant 25 média indépendants africains

 

 

Notes

(1) :http://ec.europa.eu/environment/nature/biodiversity/economics/pdf/teeb_r...

(2) :A ne pas considérer, bien évidemment, la part de l’agriculture, zone singulièrement critique, au demeurant, entre l’économie des écosystèmes et celle du marché. Nous verrons plus loin combien cette réserve nécessite un examen tout particulier.

(3) :  Vaste champ d’activités que celui de la famille : cuisine, ménage, lessive, couture, jardinage, bricolage, garde des enfants, des malades et des personnes âgées, transports, aide à l'exploitation familiale agricole, commerciale, artisanale et autres services ponctuels…

(4) : En dépit de son flou méthodologique, la fourchette proposée par le professeur américain Robert Costanza – entre une et trois fois la valeur du PIB mondial – peut être confrontée aux 1 350 à 3 100 milliards d'euros perdus, par an, du fait de l’érosion de la biodiversité, selon une étude présentée,en Mai 2008, à la conférence de l'ONU à Bonn. De fait, toutes ces estimations, pertinentes d’un point de vue qualitatif, restent encore, quantitativement, très incertaines.

(5) :  Malgré lescriantes carences de la protection sociale publique.

(6) : Pour moitié généré par le travail non-déclaré et pour moitié par les activités délictueuses et criminelles.

(7) : D’après divers catalogues 2016 hypermarchés en ligne.

(8) :  Le PIB virtuel est évalué à partir du PIB établi par l’économie officielle et des estimations de la valeur des autres économies vis-à-vis de celui-ci.