Nouvelles d’ailleurs : 28 Novembre

2 December, 2016 - 10:57

Il est 23h 02. Dans 58 minutes, le 28 Novembre sera terminé et le 29 Novembre déboulera, fanfaron. Quoique... Le 28 Novembre est un jour têtu, qui squatte tous les jours qui le précèdent et tous les jours qui le suivent. Un dur de dur, un vrai Nous Z'Autres : quand il a planté les dents dans le gras de la fesse, il ne lâche rien. Le gras, d'où qu'il soit, est un mets de choix. Le gras de la bosse de chameau est meilleur. Mais le gras de la fesse peut faire l'affaire. Et puis, ce ne sont que des morceaux de gras. Ce qui compte, c'est la force de la mâchoire et le nombre de dents réglementaires qui permettent de se tenir arrimé à un gras de fesse. Mais passons cet interlude bucolique…

Depuis ce matin, je sais que nous sommes, enfin, le 28 Novembre. Le vrai. Il faut dire que, depuis une semaine, à chaque réveil laborieux (oui, oui, mes réveils sont laborieux et pires encore !), je croyais que nous étions le 28 Novembre. Sur les réseaux sociaux, les photos des trombinoscopes locaux avaient été changées en drapeaux, avec quelques variantes selon son bord politique : ancien drapeau, nouveau drapeau. Les vœux pleuvaient de toutes parts : « Bonne Fête de l'Indépendance ! », « Bonnes fêtes des Indépendances ! » (cela s'appelle la multiplication des petits pains) et, même, un très curieux « Bonne Indépendance ! ». D'où j'apprenais que je me devais à mon indépendance et de la fêter à la hauteur qu'elle mérite. Je me suis, donc, auto-congratulée, comme l'a fait presque tout le pays : Bonne Indépendance, la Derwichette !

Puis, de vœux en vœux, les jours ont passé. Nous nous sommes habitués, votre servante et vous-mêmes qui me lisez, le nez plissé et les lunettes branlantes, à cette étrangeté annuelle : le 28 Novembre à rallonges. D'ailleurs, nous avons le seul calendrier au monde où un jour prend ses aises, traîne en longueur, sort prendre l'air, se balade, son nez de jour « fêtard indépendant » fièrement relevé, de ville en ville. Notre 28 Novembre est un jour touriste : une fois à Tidjikja, une fois à Atar... il a visité le Tagant puis s'est propulsé dans l'Adrar.

Quelques zigotos ont bien tenté de rattraper ce 28 Novembre. Mais que pouvaient-ils faire si même notre Sultan a prononcé son Discours de l'Indépendance un... 27 Novembre ? Rien, à part regarder ce jour mécréant (mot à la mode) décider, tout seul, que le calendrier grégorien que nous utilisons ne valait pas un poil de chameau. Rien que de très actuel que ce genre d'agitations. Ne sommes-nous pas le pays qui revisite son histoire de colonisés et d'anciens combattus ? Ne sommes-nous pas les dignes descendants d'une multitude de martyrs, d'ancêtres qui ont combattu les forces françaises, dans une acharnée guerre d'Indépendance ? Je cite notre Raïs : « Je voudrais en citer, en particulier, les vaillants martyrs de notre résistance nationale, tombés sur le champ de bataille, avec courage et dignité, pour le recouvrement de notre indépendance, à nos illustres oulémas qui ont accompagné la résistance armée par une résistance culturelle décisive, dans la préservation de nos fondamentaux culturels et spirituels face à l'occupation et aux tentatives d'acculturation de notre société [...] » Oui, m'sieur. Rien que ça.

Alors, quand on réécrit une histoire nationale, un 28 Novembre a le droit de faire ce qu'il veut. C'est ça, l'identité nationale Indépendantisée. Je ne sais pas trop ce que signifie, dans la bouche de notre Chef le «  recouvrement de notre indépendance »... Mais les huiles de là-haut possèdent un savoir que nous ne possédons pas : si elles décident que nous avions un pays, avant, elles ont sûrement raison. Donc, nous sommes d'accord : nous avons chèrement vendu nos peaux, même si nous ne savons pas trop à qui appartenaient ces peaux : au Maroc, au Sénégal, à La Papouasie Nouvelle Guinée ? Quant à la question sacrilège : quelle fut la capitale de notre pays colonisé, ne pensons même pas à la poser. Cela friserait l'apostasie.

Ils l'ont dit. Nous acquiesçons. Mais (il y a toujours un mais), je me pose, quand même, une petite question, toute petite : puisque nous possédons tant de glorieux martyrs, tant de moudjahidines dressés comme un seul bloc et morts tout aussi « bloqués », pourquoi ne donne-t-on pas le nom, par exemple, d'un des résistants à notre Collège de Défense, au lieu de celui de Mohamed ben Zayed ? Hé, ho, oubliez la question ! Qui suis-je pour décider ? Je regarde le réveil... Dans quelques minutesn nous récupérons le 29 Novembre. Rien n'aura changé. Nous aurons fêté ce 56° anniversaire. Nous n'aurons pas exorcisé notre mémoire. On pourra tout faire, prononcer tous les discours historiques possibles et inimaginables, ne sera pas effacée l'abomination du 28 Novembre 1990. Il restera, sur le vert de notre drapeau, l'indicible et les 28 pendus. Il restera sur notre drapeau le nom des bourreaux jamais punis, jamais pourchassés, meurtriers impunis. Il restera le sang et cette mémoire non apaisée, les fractures profondes dans notre pays, nonobstant tous les beaux discours et toute la ré écriture d'une histoire patriotique.

Il reste la blessure de l'esclavage, non encore exorcisée par les descendants d'esclaves. Il reste le repli des idées et de la tolérance et cette année qui se termine sur les hurlements à la mort de ceux qui réclament la tête et le sang de M’khaytir, de ces fatwas vindicatives, de cette haine, cette violence qui se pare des couleurs de la Foi. Nous étions peuple de poètes. Nous voilà peuple de haine. Il reste, malgré les efforts fournis pour le développement, cette misère partout chez elle, les mensonges, le travail à moitié fait, l'eau qui manque, l'électricité en pointillé. Il reste cette école de la honte. Il reste cette cour de flagorneurs, de laudateurs, qui suit le Roi, lui demandant de rester pour l'éternité, tournant, tournant au gré des vents et de l'argent... comme ils avaient tourné pour Taya, il y a quelques années. Il reste cette valse des ministres dont on ne sait jamais pourquoi ils durent si peu et ce qu'ils ont fait pour déplaire au Sultan ; les alliances qui se font et se défont ; les tribunaux qui jugent selon les directives politiques, etc.

Je ne dis pas que tout va mal. Mais je me dis que nous sommes malheureux. Tout compte fait, nous étions plus heureux quand nous n'avions rien, il y a des décennies de ça. « Bonne Indépendance » à vous tous ! Je salue le 29 Novembre qui vient de reprendre ses droits. Je vais me faire un café, fumer une dernière cigarette et aller me coucher. Ce fut un jour comme un autre... Salut,

 

Mariem mint Derwich