Mme Nana Mint Cheikhna, membre du bureau exécutif du RFD : ‘’Le feuilleton Ould Ghadda incarne les pratiques dignes des bas-fonds auxquelles est parvenu notre système de gouvernance’’

21 September, 2017 - 02:09

Le Calame : Le feuilleton politico-judiciaire « Ould Ghadda – Bouamatou » tient en haleine toute la République. Quelle lecture vous faites de ce dossier? Ne pensez-vous pas qu'il est en train d’occulter tous les autres problèmes que connaît le pays ?
Nana Mint Cheikhna : Ce que vous appelez si justement feuilleton en ce qu’il comporte d’invraisemblables scénarios bien dramatiques pour l’image du pays et son projet de démocratie, incarne les pratiques dignes des bas-fonds auxquelles est parvenu notre système de gouvernance.
En effet, à la suite du lamentable échec du référendum organisé sur un coup de tête du chef de l’Etat et en parfaite contradiction avec la constitution, ce dernier a décidé de punir les sénateurs issus de sa « majorité » qui ont osé le défier en votant contre ses desideratas et par la même occasion apeurer et intimider la presse francophone dont la ligne dénonciatrice ne lui convient pas et les syndicats réfractaires à la volonté de réduire au silence les représentants des travailleurs.
A cette fin, il prétend, à travers le parquet qui est naturellement soumis aux instructions du gouvernement, que ces personnalités ont été corrompues et auraient donc commis un crime économique.
Je voudrais ici rappeler :
1/ Que l’article 50 de la constitution dispose clairement : « Aucun membre du parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions ou vote émis par lui dans l’exercice de ses fonctions » Il convient d’ajouter à ce niveau que toutes ces accusations se fondent sur un acte foncièrement illégal, celui du viol par des agents de l’Etat de la correspondance privée d’un citoyen à l’occasion d’un accident de la circulation.
2/ En tout état de cause si des parlementaires, des journalistes ou des syndicalistes auraient reçu une aide ou un financement d’un citoyen mauritanien qui partage leur opinion sur un point donné, que dirait-on d’un chef d’Etat qui a incontestablement une casquette de haut fonctionnaire et qui a reçu sans nul doute de ce même homme d’affaires des milliards et des biens immobiliers bien visibles sur les grandes avenues de la capitale ? Et en contrepartie de quel service a-t-il bénéficié de cette générosité ?
3/ Puisqu’il s’agit de présomption de crimes économiques, que dire de l’émergence en un rien de temps comme dans une génération spontanée de parents et amis proches du chef de l’Etat qui étaient démunis à la veille de l’accession de ce dernier au pouvoir et devenus d’un coup milliardaires, éclipsant ainsi les plus grands hommes d’affaires connus de la place ?
4/ La Mauritanie a créé en 2005 une commission d’analyse financière dont le texte de création prévoit qu’elle s’occupe du crime de blanchiment d’argent (argent de la drogue, des détournements de deniers publics etc.) et des financements liés au terrorisme. Cette agence, qui coûte depuis sa création des milliards, n’a jamais levé le petit doigt pour « analyser » l’origine de ces enrichissements sans cause qui, pourtant, crèvent l’œil.
En tout état de cause, il me semble qu’à travers toute cette mascarade, le chef de l’Etat vise plusieurs buts :
- D’abord intimider, apeurer les élus de son camp au cas où ils auraient la malencontreuse idée de relever la tête et de voter contre sa volonté.
- Intimider les journalistes et les syndicalistes qui auraient partie liée avec cet homme d’affaires qui a pu se soustraire au chantage pratiqué sur les hommes d’affaires de ce pays (chantage au fisc, aux marchés publics etc.) et s’opposer au système en place au prix de son exil.
- Couvrir et faire diversion par rapport à l’échec patent du chef de l’Etat, ses ministres et de toute l’administration engagée sans vergogne au nom de l’Etat dans la campagne électorale pour les modifications de la constitution. Il faut souligner que pour la première fois ; les mauritaniens ont résisté à ces pressions et se sont abstenus de voter.
- Détourner l’opinion de la grave crise économique qui sévit : reflux du prix des matières premières, hausse vertigineuse des prix et appauvrissement évolutif des ménages, effondrement catastrophique de l’ouguiya, endettement excessif alors que le pays avait bénéficié de l’effacement de la dette, taux de chômage très élevé particulièrement chez les diplômés, criminalité en progression dans les villes et donc autant de problèmes qui préfigurent à terme de grands risques de troubles sociaux.

-Ne craignez-vous pas que le pouvoir n'use comme prétexte cette situation pour reporter les prochaines consultations municipales et législatives de 2018 voire de vouloir les jumeler à la présidentielle de 2019 ? Que ferait l'opposition démocratique dans ce cas de figure?
-Le pouvoir ne s’est jamais soucié des dates des échéances électorales. Vous savez que par le passé, il a refusé d’organiser les élections à l’échéance pour des motifs fallacieux. Non content de cette grave entorse à la constitution et aux règles de la démocratie, il s’est attaqué pour d’incompréhensibles raisons au texte fondamental. De toutes manières, nous sommes désormais installés dans l’illégalité absolue et des élections dans des conditions de fraude, telles que l’avons constaté au cours du prétendu referendum, ne veulent rien dire sauf à accroître la malaise et l’inquiétude générale que ressentent actuellement les mauritaniens pour l’avenir du pays.
L’essentiel est que l’opposition adopte une nouvelle stratégie et un programme de travail pour imposer l’incontournable alternance qui semble affoler le pouvoir.

-Selon nos informations, le comité de suivi du dernier dialogue va se pencher, sous peu, sur les autres résolutions dudit dialogue, notamment les élections municipales et législatives anticipées, la refonte de la CENI, du Conseil Constitutionnel… Que pensez-vous de cet agenda?
-Personnellement, je ne puis accorder du crédit à un dialogue qui exclut l’écrasante majorité de l’opposition et qui s’est contenté d’entériner à la lettre les intentions déclarées par le chef de l’Etat dans un meeting tenu à Néma bien avant ce prétendu dialogue. De même les opposants qui suivent le chef de l’Etat comme son ombre dans ses déplacements à l’intérieur du pays m’intriguent fortement. C’est donc que l’agenda de ces rencontres ne sera, sauf surprise exceptionnelle, que le reflet des velléités d’un pouvoir qui se refuse au respect des lois et de la transparence. Un pouvoir dont l’agenda semble être une volonté de se maintenir directement ou indirectement au pouvoir et qui ne sait pas encore comment s’y prendre.

-N'y aurait-il pas aujourd'hui de risques pour que l'opposition démocratique rate l'alternance en 2019?
-Il est de mon point de vue vital que tous les Mauritaniens prennent conscience que les échéances de 2019 sont décisives pour l’avenir de ce pays ; Ou l’alternance pacifique se réalise dans des conditions réellement démocratiques et non comme par le passé selon le bon vouloir des détenteurs du pouvoir ou la Mauritanie demeurera pour longtemps sous le joug de ce groupe de militaires et peut-être basculera-t-elle, qu’à Dieu ne plaise, dans des troubles aux conséquences imprévisibles. C’est donc que l’alternance n’est pas seulement l’affaire de l’opposition mais aussi celle de tous les citoyens désireux d’édifier un pays libéré des pouvoirs autoritaires et injustes, un pays où la voix du citoyen compte.
Pour ce qui concerne les partis d’opposition, je crois qu’ils devraient dès à présent concevoir une stratégie et un programme communs en vue de réussir ce passage et consentir les sacrifices y afférents. Je souhaite aussi que toute l’élite et en particulier les intellectuels contribuent activement à la réussite de ce changement car s’il est réussi la Mauritanie a devant elle des perspectives prometteuses d’un avenir meilleur.

Propos recueillis par Dalay Lam