Les protégés du Prophète/ Ces Compagnons venus d’ailleurs(4) /Par Moussa Hormat-Allah

1 March, 2018 - 02:27

Dans l’inconscient collectif, quand on évoque les noms de Bilal, Ammar, Salem…, la première chose qui vient à l’esprit, est qu’il s’agit de gens du petit peuple mecquois qui ont été sauvagement torturés par les mécréants Koraïches pour avoir embrassé l’Islam. De pauvres esclaves démunis, sans soutien tribal ou clanique, auxquels on a fait subir les châtiments les plus cruels pour les forcer à renier leur foi dans le message de l’Islam.

Rarement, on mesure à sa juste valeur le rang éminemment élevé et l’aura que leur a conférée, en pionniers, leur adhésion bénie au message divin de Mohammed.

Rarement, on se souvient des versets coraniques et des hadiths qui ont magnifié ces croyants de la première heure et les ont propulsés au firmament de la spiritualité, de la vertu et de la ferveur religieuse.

Rarement, on se souvient que le Prophète et ses califes leur ont donné la prééminence sur la quasi-totalité des autres Compagnons pourtant à la généalogie prestigieuse et dont certains, de surcroît, sont de proches parents du Messager de Dieu.

On a comme l’impression diffuse que le souvenir de ces monuments de l’Islam s’est quelque peu étiolé au fil du temps et qu’ils sont, c’est le moins qu’on puisse dire, relégués au second plan dans la mémoire collective.

En revanche, le souvenir de leurs compagnons est encore vivace. Est-ce parce qu’ils étaient issus d’une classe prétendument inférieure – ce qui est loin d’être une tare ? Peut-on, doit-on mesurer les mérites des Compagnons du Prophète à l’aune de leurs origines sociales ? Nullement.

Autant du vivant du Prophète, ils étaient respectés, honorés et parfois mêmes vénérés autant, au fil des siècles, les musulmans, consciemment ou non, semblent les confiner – non sans une admiration ambiguë – dans le statut clivant d’anciens esclaves qui ont bravé la mort pour conserver leur foi.

(…) Ces illustres Compagnons doivent retrouver la place qui leur sied dans la mémoire collective. La seule place qui vaille, celle où les ont placés Dieu et Son Prophète. 

Le Calame vous propose de découvrir ces éminents Compagnons venus d’ailleurs. Chaque semaine nous proposerons à nos lecteurs de faire plus ample connaissance avec l’un de ces Compagnons à partir d’extraits du livre de M. Moussa Hormat-Allah, intitulé : Les protégés du Prophète ou ces Compagnons venus d’ailleurs. Aujourd’hui Souhaïb Roumi

 

 

 

 

Souhaïb Roumi

Souhaïb Ibn Sinan ou Souhaïb Roumi (le Romain) connaîtra un destin atypique. Ses ancêtres arabes avaient émigré en Irak dans la période préislamique. Il sera une victime collatérale des guerres que se livraient les deux super puissances d’alors : les Perses et les Romains par byzantins interposés. Le père de Souhaïb au service du Cosroës, était gouverneur d’al-Abila non loin d’al-Mawsil.

Les Byzantins attaquèrent son pays et il fut capturé et réduit en esclavage avec beaucoup d’autres prisonniers. Agé d’à peine huit ans, il fut amené en terre byzantine où il grandit et apprit le romain. Il adoptera le mode de vie et les coutumes des Byzantins et s’intégrera parfaitement dans sa nouvelle société d’accueil d’où son nom de Souhaïb Roumi (le Romain).

Ce jeune garçon sera traîné de marché d’esclaves en marché d’esclaves. Il finira par se retrouver à La Mecque où il sera acheté par un oligarque mecquois du nom d’Abdallah Ibn Joudân qui l’affranchira par la suite.

Instruit, intelligent et ingénieux, Souhaïb s’adonna au commerce et devint très riche. Mais il s’apercevra très vite que les mondanités et les fastes de l’oligarchie mecquoise ne lui siéent pas. Tourmenté, toujours en quête de vérité, il ne trouvera pas la sérénité et la paix de l’âme dans les croyances de ses concitoyens. En son for intérieur, il ne se résout pas à accepter l’adoration des idoles.

Avec l’avènement de Mohammed et le bouche à oreille, le cœur de Souhaïb finit par s’ouvrir à l’Islam. Son ami Ammar Ibn Yassir rapporte : « J’ai rencontré Souhaïb Ibn Sinan devant la maison d’al-Arqam, où se trouvait le Messager. « Que veux-tu ? Ai-je dis. – et toi, que veux-tu ? a-t-il dit. – Je veux entrer pour voir et entendre Mohammed. – Moi aussi, je veux cela ». Et nous sommes entrés. Le Messager nous a proposé l’Islam. Nous avons embrassé alors l’Islam et nous somme restés à l’intérieur jusqu’au soir. Après quoi, nous sommes sortis clandestinement ».

En franchissant le seuil de la maison ou se trouvait le Prophète, Souhaïb était parfaitement conscient qu’il allait payer le prix fort de son adhésion à la nouvelle religion. Il subira dans sa chair les tortures les plus inouïes.

Les persécutions des Koraïches, loin de lui faire renier sa foi ne furent, au contraire, que renforcer son adhésion à l’Islam.

En entrant donc dans cette maison où se réunissait le Prophète avec ses Compagnons, Souhaïb savait pertinemment qu’il tournait définitivement le dos aux délices des mondanités mecquoises. Un peu à la manière d’un condamné à mort avant son exécution, toutes les séquences de sa vie – qui ont fini par le conduire à La Mecque – défilèrent devant ses yeux. Son enfance dorée passée dans des palais luxueux au sein d’une famille très riche ; puis sa capture et sa vie d’esclave où il sera vendu et revendu, au gré des marchés, au plus offrant.

Souhaïb était aussi conscient qu’à la faveur d’un heureux concours de circonstance, il a fini par tourner cette page particulièrement traumatisante pour refaire sa vie dans la Cité sainte où il devient un homme d’affaires riche et influent.

Comment renoncer à une situation aussi enviable après avoir triomphé de l’adversité ? Comment suivre un homme sans argent ni armée ? Un homme mis au ban d’une société qui fait tout pour étouffer dans l’œuf son Message naissant. 

Souhaïb a pesé et sous pesé tout cela. Mais l’appel de la foi était irrésistible : Dieu et Son Prophète, même au prix des châtiments les plus cruels.

« Souhaïb avait pris son chemin vers la maison d’al-Arqam, son chemin vers la guidance et la lumière ». Il était bien conscient que : « Le seuil de la maison qui séparait l’intérieur de l’extérieur n’était pas une simple marche. Il était une ligne de démarcation entre le monde ancien et un monde nouveau ».(1)

En franchissant donc le seuil de la maison où se trouvait le Prophète, Souhaïb était parfaitement conscient qu’il allait payer le prix fort de son adhésion à la nouvelle religion. Il subira dans sa chair les tortures les plus atroces.

Les persécutions des Koraïches, loin de lui faire renier sa foi ne furent, au contraire, que renforcer son adhésion à l’Islam.

Les mécréants lui infligèrent un traitement inhumain d’autant qu’il était un étranger et n’avait aucun soutien tribal ou clanique. Même son statut d’homme libre et fortuné ne lui a été d’aucun secours.

Pour les Koraïches, Souhaïb était considéré un peu comme un étranger malgré ses lointaines racines arabes. D’autant qu’il était blond et avait le teint clair. Ayant vécu une vingtaine d’années en pays romain, Souhaïb a quasiment oublié l’arabe au profit du grec, la langue de l’empire byzantin. C’est pourquoi, on le surnomma Souhaïb Roumi (le Romain) en raison de son accent et des ses cheveux blonds.

Passant de maître en maître, Souhaïb sera le témoin oculaire de la corruption, des injustices et de la déchéance sociale et morale qui rythment la vie de l’aristocratie byzantine.

Il avouera plus tard : « Une telle société ne peut être purifiée que par une déluge ».

Quand il embrassa l’Islam, Souhaïb ne quittera plus le Prophète. Dans l’adversité, il fera partie de ce petit carré d’inconditionnels qui seront toujours aux côtés et au service du Messager d’Allah.

Souhaïb était tellement proche du Prophète qu’il était prévu qu’il l’accompagne avec Abou Bakr dans son hégire vers Médine. Mais Souhaïb était placé sous surveillance par les oligarques mecquois. Ces derniers ne voulaient pas le laisser partir avec ses biens, son argent et son or.

Alors que l’heure du départ vers Médine approchait, Souhaïb eut recours à un stratagème. « Prétextant des problèmes intestinaux, il faisait des allers et venues aux toilettes. Ses geôliers se disaient : « Ne nous inquiétons pas. Al-Lât et Al-Uzza (deux de leurs idoles) l’occupent avec ses intestins ».

Rassurés, ils se laissèrent gagner par le sommeil. Souhaïb en profita pour se faufiler dehors doucement. Il prit ses armes, prépara sa monture et se dirigea vers Médine. A leur réveil, les surveillants remarquèrent son absence. Ils enfourchèrent aussitôt leurs chevaux dans une poursuite effrénée. Ils finirent par le rattraper. Les voyant s’approcher, Souhaïb gravit une colline. Son arc et ses flèches à la main, il leur cria : « Homme de Koraïches ! Vous savez par Allah que je suis l’un de vos meilleurs archers et que je ne rate pas ma cible. Par Allah, si vous approchez davantage, mes flèches vous tueront l’un après l’autre. Après je n’hésiterai pas à combattre avec mon épée ». L’un des Koraïches répondit : « Par Dieu, nous ne te laisserons pas nous échapper en vie et avec ton argent. Tu es venu à La Mecque faible et pauvre et tu y a acquis tout ce que tu possèdes aujourd’hui.

  • Que diriez-vous si je vous abandonne toute ma richesse ? Me laisseriez-vous en paix ?
  • Oui, s’accordèrent-ils ».

Ils tinrent parole et le laissèrent partir après qu’il leur eut révélé la cachette de l’argent(2) ».

Les Koraïches ne doutèrent pas un seul instant de ses dires car il le savait un homme vertueux et véridique.

Souhaïb reprit alors sa route vers Médine. Avant qu’il n’arrive à Qouba, station située à la périphérie de « la Ville lumineuse » où le Prophète fit une halte, l’ange Gabriel avait déjà informé l’Envoyé de Dieu de la transaction qu’il vient de passer avec les Koraïches. Arborant un sourire radieux, le Messager d’Allah l’accueillit en ces termes : « Ta transaction a été bonne ! Ta transaction a été bonne ! » Et le Prophète de répéter par trois fois cette phrase.

Consécration suprême pour Souhaïb, la Révélation vint louer et donner en exemple cette transaction qui a consisté à acheter son âme croyante avec toute sa fortune : « Parmi les gens il s’en trouve qui, en vue de la satisfaction de Dieu, achètent leur personne – Et Allah est compatissant envers Ses serviteurs(3) ».

Le Prophète aimait beaucoup Souhaïb et le donnait souvent en exemple. Il disait de lui : « Excellent adorateur que ce Souhaïb. Même s’il ne craignait pas Dieu, il ne lui désobéirait pas ».

Le Messager d’Allah plaisantait aussi des fois avec Souhaïb. Un jour, il le vit en train de manger des dattes et remarqua qu’il avait une conjonctivite à un œil. Il l’interpelle en souriant : « Tu manges des dattes mûres alors que ton œil est atteint de conjonctivite ? »

Souhaïb répond respectueusement et avec humour : « Je les mange en me servant de l’autre œil ».

Souhaïb avait non seulement renoncé à sa fortune pour sa foi mais, plus important, encore, il avait constamment mis en jeu sa vie pour le triomphe de l’Islam. Ainsi, il a participé à toutes les batailles menées sous l’étendard du Prophète. Il disait souvent : « Jamais, le Messager de Dieu n’a fait une expédition sans que je n’y prenne part. Jamais, on ne lui a prêté serment de fidélité sans que je ne sois témoin. Jamais, il n’a envoyé une armée sans que j’en fasse partie. Jamais, je n’ai hésité à être dans les premières lignes quand les musulmans avaient peur. Jamais, je n’ai hésité à être derrière quand ils avaient peur pour leurs arrières. Jamais, je n’ai laissé le Messager de Dieu se mettre entre moi et l’ennemi jusqu’à sa mort ».

Cette redondance avec le mot jamais résume, à elle seule, l’engagement sans limite de Souhaïb au service de Dieu et de Son Prophète. Sur un plan personnel, Souhaïb était un homme affable, cultivé et généreux. Il distribuait aux pauvres et aux nécessiteux toute l’allocation qu’il percevait du Trésor public. Il était une parfaite illustration du verset coranique : « Il nourrit le pauvre, l’orphelin et le prisonnier pour l’amour d’Allah ».

Omar lui fit remarquer un jour cette prodigalité : « Je t’ai vu donner tellement de nourriture que tu sembles trop extravagant ». Souhaïb rétorqua « J’ai entendu le Messager de Dieu dire : « Le meilleur d’entre vous est celui qui donne à manger ».

Souhaïb était aussi un homme vertueux et particulièrement pieux.

Après avoir été mortellement poignardé pendant la prière du Fajr (l’aube) par le sinistre Abou Loulouah, Omar trouva encore la force de prendre deux ultimes décisions. Il désigna un comité restreint pour l’élection d’un nouveau calife. Puis il dit : « Que Souhaïb dirige la prière ».

Ainsi avant la désignation du nouveau calife, et malgré son accent étranger, « Souhaïb avait effectivement la responsabilité et l’honneur de diriger la prière et d’être, en d’autres termes, le guide de la communauté musulmane. Le choix d’Omar était bien la preuve que la Oumma islamique intégrait et honorait les hommes de différents horizons ».

Le Prophète et ses Compagnons avaient, en effet, beaucoup d’admiration et de respect pour Souhaïb. Un exemple parmi tant d’autres. Un jour, à l’époque du Prophète, un hypocrite du nom de Qays Ibn Mutatiyah tenta de semer le mépris sur une partie de la communauté. Qays s’était donc joint à un cercle d’étude où se trouvait Salman, Souhaïb et Bilal. Il fit remarquer : « Les Aws et les Khazraj ont défendu cet homme (Mohammed). Que font ceux-là avec lui ? ». Mouad Ibn Jebel, furieux répéta les propos de Qays au Prophète. Le Prophète courroucé, se rendit à la mosquée. L’appel à la prière fut donné, ce qui était la manière de convoquer les musulmans à une annonce importante. Avant de commencer son propos, le Prophète loua et glorifia Allah. Puis, il dit : « Notre Seigneur est unique. Votre ancêtre est unique. Votre religion est unique. Prenez garde. L’arabité ne se transmet pas par le père ou la mère, mais par la langue. Quiconque parle arabe est par conséquent arabe(4) ».

Souhaïb s’est parfaitement intégré dans la Oumma islamique. Comme tous ces Compagnons venus d’ailleurs, il a voué sa vie au service d’Allah et de Son Prophète.

Ces hommes, par delà leur origine ethnique ou sociale se sont hissé au rang tant envié de vrais Croyants, ceux-là même dont la récompense ultime est le Paradis.

(A suivre Ammar Ibn Yassir)

 

(1)  Khalid Mohammed Khalid, op.cit, page 53.

(2)  cf. islamophile.org du 18 mai 2002.

(3)  Coran, La Vache, Verset 207.

(4) Abdul Wâhid Hâmid, Les Compagnons du Prophète, Volume I.