La Mauritanie à l’heure de la désintermédiation bancaire de l’emprunt. (4) /Par Maître Taleb Khyar ould Mohamed Mouloud.*

15 May, 2018 - 10:58

Le financement de l’économie réelle se fera par l’emprunt ou ne se fera pas ! Cette assertion n’a pas la prétention de s’élever au rang d’impératif catégorique ; elle n’en est pas moins pertinente à plus d’un titre.  Pour s’en convaincre, il suffit de  regarder autour de soi, en direction des pays les plus riches de la planète ; on s’apercevra alors que dans cette partie du globe, le recours généralisé et systématique à l’emprunt est la règle, alors que l’autofinancement reste et demeure l’exception.  C’est ainsi qu’aux Etats-Unis, comme en Europe, aucun investissement public ou privé n’échappe à l’emprunt ; il en va de même pour la consommation des ménages. 

Les Etats Unis sont endettés à deux cent pour cent (200%) de leur produit intérieur brut alors qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, ce pays possédait à lui seul, la moitié de la richesse mondiale, et il faut croire que l’endettement  va s’y  poursuivre et connaître une  envolée exponentielle  avec la nouvelle politique fiscale foncièrement  libérale initiée par l’administration Trump. Le japon est endetté à hauteur de deux cent cinquante pour cent (250%) de son produit intérieur brut ; il s’agit d’un endettement structurel qu’il n’a jamais été question pour les décideurs politiques de ce pays de rayer ou d’endiguer ; dans les pays phares de la vieille Europe (France, Allemagne, Grande Bretagne), l’endettement atteint deux cent pour cent (200%) du produit intérieur brut. Pour tous ces Etats, l’endettement  est considéré comme un acte  vertueux, car c’est par son entremise  qu’ils ont surmonté la crise de 2000, connue sous le nom de bulle internet, et c’est également grâce à l’endettement qu’ils ont pu contenir  et contourner les effets de la crise de 2008, connue sous le nom de crise des « subprimes », née aux Etats-Unis, mais dont le caractère systémique n’a épargné aucun pays européen. 

 Au niveau de l’investissement privé, qu’il s’agisse de petites, moyennes ou grandes entreprises, l’emprunt est considéré comme un levier de croissance ; la culture dominante  chez les entrepreneurs occidentaux, est que l’autofinancement ne peut soutenir une croissance durable et de manière spécifique, chez les anglo-saxons , la tendance au recours à l’emprunt est plus nette, car on y enseigne dans les écoles de management (Business School), que plus une entreprise est endettée, mieux la rémunération de ses actionnaires s’en ressent de manière positive. 

Quant aux ménages, leur vie est ponctuée par le crédit ; on le trouve partout,  dans la voiture, le logement, l’électroménager, la scolarité des enfants, les loisirs…… etc. La doctrine dominante est que le crédit relance la consommation, qui elle-même finance la croissance.

En Europe du Nord, pour faciliter le financement de « start-up » innovantes , cela fait bien longtemps qu’on y a opté , non seulement pour une généralisation de l’emprunt, mais également et surtout pour une technique d’amortissement dite « amortissement in fine » qui permet de financer, dans des conditions optimales, les investissements innovants,  dont les besoins en capital sont relativement importants au début de leur mise en place, mais dont les capacités de remboursement vont  croître très  vite avec la création de produits innovants ; dans ces pays, l’amortissement de l’emprunt  est donc adouci pour permettre aux projets innovants  d’arriver  à bon port.

On ne peut donc pas de ce côté- ci de la planète, continuer à regarder l’emprunt d’un œil inquisiteur, entretenir  une perception moyenâgeuse autour de cet instrument  considéré  comme l’outil le plus performant que l’industrie bancaire ait mis au service du financement de l’économie réelle.

En effet, l’enjeu, le véritable enjeu, le seul enjeu aujourd’hui, c’est la rareté du capital dont la solution se trouve dans une bonne intégration de la financiarisation galopante de l’économie ; c’est dans cette optique qu’il faut comprendre la nouvelle politique fiscale de Donald Trump ; c’est également la même préoccupation qui est au centre des réformes fiscales  initiées en Arabie Saoudite où on a compris que les revenus de transfert adossés sur une économie de rente ne survivraient pas à ce nouvel enjeu de la mondialisation qu’est la rareté du capital ; il faut saluer la promptitude avec laquelle un pays comme l’Arabie Saoudite dont on pensait qu’il était englué dans des considérations d’un autre âge, se soit très vite mis à l’heure de la nouvelle finance, en mettant à l’ordre du jour ,la modification du statut de la compagnie nationale pétrolière « Aramco » en vue de  son introduction en bourse, l’institution de la TVA et la suppression de revenus de transfert qui entretenaient à coups de milliards les caprices d’une poignée de privilégiés en mal de sensations fortes. Dans ce pays, l’adhésion traditionnelle à la patrimonialité de l’économie, entretenue et nourrie par  le renforcement des relations tribales et familiales, est en train de voler en éclats pour céder la place à une économie capitaliste où les relations de production priment sur les liens identitaires.  

Il faut souhaiter que Mohamed Ben Salman aille jusqu’au bout de ses ambitions, alors qu’ici et là, des voix s’élèvent déjà pour remettre en cause ses décisions courageuses ; ce n’est pas chose facile que de généraliser les impôts dans ce pays où une multitude de princes vivaient de revenus de transfert, même si la fronde interne est loin d’avoir les mêmes capacités de nuisance que les réactions hostiles qui couvent à l’extérieur , chez certains pays, y compris en Occident , qui se sont accommodés d’une Arabie Saoudite sans ambition pour la croissance de son économie réelle, autre que celle qui consiste à faire de la figuration.

Dans la vieille Europe, on s’active pour prévenir la financiarisation de l’économie en poussant vers une dynamique de rupture avec la conception de plus en plus anachronique d’une économie plombée par  les revenus de transfert ; en France par exemple, repenser la forme juridique de certaines sociétés d’Etat en vue de leur introduction en bourse, n’est plus un tabou. Dans notre environnement immédiat, la loi dite « Start up act » adoptée en Tunisie va faciliter le financement des investissements innovants dans des conditions soutenables pour les jeunes entrepreneurs ; le même effort est déployé au Maroc à travers une modification profonde de la législation sur l’investissement  qui va faciliter l’accès des entreprises au crédit et, au-delà ,faire du royaume chérifien le futur carrefour (Hub) de flux de capitaux d’origines diverses en direction du continent africain.

La Mauritanie ne devrait pas être l’oubliée de la mondialisation et de ses contraintes financières qu’il faut maîtriser pour passer le cap des premières turbulences qui, à terme, peuvent avoir des conséquences  dramatiques sur le tissu économique et la cohésion sociale  ; c’est  pour toutes les raisons soulevées plus haut, et pour d’autres dont l’évocation serait fastidieuse au détour de cette approche, qu’il faut initier une dynamique d’ensemble dans laquelle seraient associés divers organismes à caractère public pour certains, privé pour d’autres, avec pour mission de définir et de mettre en place un environnement favorable à une perception innovante de l’emprunt, une perception moderne, moins poussiéreuse , qui permette de faire face à la rareté du capital considérée comme une des complexités majeures de la mondialisation.

La première démarche en direction de la mise en place d’un écosystème favorable à l’accès des entrepreneurs au crédit passe par : 

a) L’abrogation de la loi sur le recouvrement des créances bancaires, abrogation en faveur de laquelle militent plusieurs arguments.

La loi sur le recouvrement des créances bancaires viole les engagements internationaux de la Mauritanie ; en effet, elle institue la contrainte par corps pour dettes civiles, ce qui veut dire en terme cru, l’emprisonnement, alors que la Mauritanie a ratifié la convention internationale proscrivant l’emprisonnement pour dettes civiles, convention qui, selon la hiérarchie des normes juridiques, prévaut sur la législation interne.

La loi sur le recouvrement des créances bancaires  est archaïque, car l’emprisonnement pour dettes civiles est une pratique qui remonte à l’antiquité, et qui  a été retirée de toutes les législations. On ne lui trouve plus trace que dans cette loi d’un autre âge, née sous un régime d’exception qui, de tous ceux qui ont marqué l’époque des comités militaires, est sans doute le plus obscurantiste.

b) La modification du code du travail. 

 Il faut envisager sérieusement une modification du code du travail, à travers une  réforme pouvant   concourir à l’exigence de rentabilité de l’investissement sans porter atteinte à la sécurité de l’emploi que réclament  les salariés , or cette exigence de rentabilité  peut être remise en cause à tout moment par tout licenciement  individuel ou collectif si anodins soient-ils.  Il suffit à cet égard de se livrer au niveau des juridictions de travail à un relevé statistique des dispositifs des décisions judiciaires rendues en la matière pour apprécier l’ampleur des dégâts que peut occasionner un simple licenciement de droit commun qui débouche sur une condamnation de l’employeur à des dizaines de milliers d’euros, alors que la vie de toute entreprise est ponctuée de congédiements et d’embauches, sans l’alternance desquels l’employabilité est un vain mot et toute politique de ressources humaines, un vœu pieux.

La relation employeur-employé ne devrait plus être  seulement un fardeau que doit gérer l’entrepreneur au bénéfice du travailleur, mais une préoccupation  commune du patron et de l’employé, de telle sorte qu’un licenciement ne conduise plus  fatalement à un dépôt de bilan ; cette relation devrait associer la flexibilité dans la gestion des contrats de travail à la stabilité de l’emploi. 

 c) Le  patronnât  doit se ménager les moyens opérationnels qu’offre la loi et les usages du commerce, pour faire face à la rareté du capital qui affecte profondément les qualités concurrentielles de l’entrepreneuriat mauritanien, et dont la cause doit être recherchée dans les défaillances du système bancaire. Or, surmonter cet obstacle est un objectif stratégique qui ne peut, paradoxalement, se réaliser sans le concours des banques, celles-ci ayant exclusivement  la prérogative de drainer les capitaux pour les redistribuer aux opérateurs qui en ont le plus besoin, en vue de financer l’investissement et la consommation.

On peut à cet égard faire observer que,  de la même manière que les banques occidentales  sont à l’origine de la crise systémique  de 2008, mais ont été associées à sa solution, de cette même manière, les banques mauritaniennes sont à l’origine de la rareté des capitaux, mais constituent un instrument opérationnel pour son  dénouement, donc  un levier que doit actionner le patronat pour relancer le financement  de l’économie réelle .

Le rôle du patronat au niveau des commissions paritaires chargées d’élaborer les lois sociales et d’examiner les conflits de travail, aussi bien en amont qu’en aval, devrait être plus incisif, face à un syndicalisme salarié très actif, imbu d’une culture lobbyiste , ayant un objectif  d’ordre subversif plus que corporatiste, un syndicalisme parasitaire puisque d’obédience politique, qui s’exprime dans toute sa plénitude, en l’absence de tout  vis-à-vis  dans les commissions paritaires, encouragé  en cela par la présence timide des représentants des employeurs qui brillent par leur mollesse et par le peu d’intérêt qu’ils accordent à leur rôle dans ces commissions paritaires, y compris au niveau des tribunaux du travail , ce qui explique en partie, le caractère systématiquement favorable à l’employé des rapports établis par les inspecteurs de travail à l’occasion de leurs médiations dans les conflits sociaux , et dans une certaine mesure,  la lourdeur des condamnations judiciaires  subies par les employeurs, mais également et surtout, la prolifération d’une  législation sociale profondément  défavorable et préjudiciable au patronat.

Bien des entreprises ont mis la clé sous le paillasson, harcelées par des inspecteurs de travail, aptes à ficeler des dossiers , au détriment et au préjudice de l’employeur, sous l’impulsion de syndicats d’obédience politique comme plus haut, alors que nous appartenons désormais à un monde globalisé où la sécurité de l’emploi  ne s’acquiert qu’aux prix d’investissements innovants, avides de flexibilité, et prompts à s’évaporer pour s’en aller chercher ailleurs, sous des cieux plus cléments ce qu’ils ne trouvent pas dans le pays d’accueil. C’est là, une des contraintes de l’économie transfrontalière qu’impose la  globalisation.

d) Parce qu’elle détient  le monopole de création de la monnaie centrale, la Banque Centrale demeure l’arbitre incontesté de la politique monétaire.

Pour contraindre les banques à orienter leur excès de liquidité vers l’économie réelle, la Banque Centrale  dispose à cet égard d’un instrument privilégié connu  sous l’appellation de mécanisme d’escompte : en effet, les banques, dont le rôle principal dans tous les  pays ou zones monétaires  est de financer les entreprises et la consommation des ménages, ont tendance à se soustraire à cette obligation en déposant leurs liquidités auprès des  banques centrales moyennant rémunération plutôt que de les affecter au financement de l’économie réelle ; en leur offrant un taux d’intérêt faible, les banques centrales cherchent à les en dissuader ; telle est la description sommaire du mécanisme d’escompte  qui  permet à la Banque Centrale  de baisser le taux d’intérêt des dépôts bancaires, pour contraindre les banques  à orienter leur excès de liquidités vers les entreprises et les ménages , et  affecter de la sorte cet excès de liquidités à l’emprunt dans des conditions (taux et amortissement) profitables à une meilleure performance de l’économie réelle.  Afin d’accentuer cet effet, et inciter davantage les banques à financer les entreprises et les ménages, la Banque Centrale a la latitude de combiner le mécanisme d’escompte, à une réduction du minimum légal des réserves excédentaires dont les banques pourraient bénéficier.

Pour être suffisamment édifié sur ce sujet, il faut revisiter l’expérience de la Banque Centrale Européenne lors de la crise de 2008, dont l’attitude  a consisté au maintien et à l’appui du réseau bancaire, alors que c’est une banque qui est à l’origine de la crise dont le caractère systémique n’a épargné aucun pays européen ; la Banque Centrale Européenne a même plaidé pour la recapitalisation de certaines institutions financières  qui, du fait de la crise, avaient la tête sous l’eau, mais tout en veillant à ne plus rémunérer les dépôts bancaires , ce qui  a incité celles d’entre ces institutions financières détentrices d’un excès de liquidités,  à redistribuer  cet excès aux ménages et  agents économiques pour stimuler la consommation et l’investissement ; il faut relever au passage que cette attitude est contraire aux recommandations des programmes d’ajustement structurel qui considéraient, dans les années quatre vingt (80), la consommation en Afrique comme un facteur de ralentissement  de la croissance, préconisant  alors un raidissement du crédit doublé d’une paupérisation des populations, alors que la Banque Centrale Européenne, lors de la crise de 2008, n’a jamais accepté accroître son taux directeur qui est resté égal ou voisin de zéro (0%) pour faciliter l’accès des entreprises et des ménages aux prêts bancaires .….

(A suivre).

 

 *Avocat à la Cour.

Ancien membre du Conseil de l’Ordre.