Me Mahfoudh Ould Bettah, président du Centre Démocratique National (CDN) : ‘’Les élections ne sont que des consultations dont les résultats confirment la suprématie du pouvoir en place’’

19 September, 2018 - 23:21

Le Calame : Comme nombre de partis de l’opposition démocratique, vous avez pris part au 1er tour des élections municipales, régionales et législatives du 1er septembre dernier. Quelles appréciations vous faites du  déroulement de ces  consultations  et des résultats  proclamés par la CENI?

Me Mahfoudh Ould Bettah : Effectivement, nous avons pris part aux élections du 1er septembre  et nous en sortons avec la conviction que la démocratie reste à conquérir, que le pouvoir reste autoritaire et ne consent, à ses adversaires que ce qu’il veut bien leur octroyer afin de se rendre  fréquentable. Les élections dans ce cas ne sont guère que des consultations dont les résultats confirment la suprématie du pouvoir en place, élections à l’issue desquelles  l’opposition est confinée à  des résultats  relativement marginaux.

L’actuel chef de l’Etat n’a-t-il pas d’ailleurs réclamé et proclamé, à l’avance ce qu’il a appelé la majorité  écrasante  pour son parti ? c’est dans ce cadre que se sont déroulées les  élections du 1er septembre.

La fraude massive, organisée lors dus scrutin lui-même (votes multiples, votes des absents, refus d’accepter les représentants des partis d’oppositions dans les bureaux de vote, refus de délivrer des PV sanctionnant  les dépouillements, falsification des  résultats au profit du parti au pouvoir, instrumentalisation de la CENI  au niveau des bureaux de vote qui sont, il faut le dire et le souligner plusieurs fois,  une émanation de l’administration…) à telle enseigne que  les résultats proclamés par la CENI  ne sont que des  résultats voulus par le pouvoir en place. En  fait, la CENI joue le  rôle de pure forme.

Au-delà de tout ceci, le chef de l’Etat  lui-même s’est engagé, sans vergogne dans la campagne au profit de l’UPR, alors que  les lois de la République le lui interdisent, expressément. L’argent politique a coulé à flot, et la campagne de détournement des électeurs s’est poursuivie jusqu’à la fermeture des bureaux de vote. Vous avez dû le constater, en tant qu’observateurs, que l’UPR a dressé des tentes  à cette fin devant les lieux de vote.

Les résultats d’une telle élection qui ne fut, ni juste, ni transparente ne peuvent fonder une légitimité réelle de l’Assemblée Nationale et des conseils municipaux et régionaux  qui  en sont issus. C’est  pour cela que notre parti les a purement et simplement rejetés.

 

-Dans ses sorties et communiqués, l’alliance électorale  de l’opposition démocratique (AEOD) à laquelle vous appartenez  a dénoncé des fraudes et surtout de la forte implication du président de la République qui a ouvertement appelé à donner une majorité à son parti, l’UPR. A votre avis, cet engagement suffit-il à   justifier  ou à  expliquer   le  débâcle  de certains partis  ou  le faible  résultat d’autres, excepté  Tawassoul ?

-L’AEOD a effectivement dénoncé des fraudes qui ont entaché les résultats des élections du 1er septembre et la forte implication du chef de l’Etat qui a, comme vous l’avez dit, réclamé une majorité écrasante pour son parti, l’UPR.

A notre avis, la fraude et l’implication du chef de l’Etat et de son administration expliquent, en grande  partie, les faibles scores des partis politiques de l’opposition engagée dans cette bataille.

Dans ce tableau, Tewassoul  fait effectivement  figure d’exception. Malgré tout, les résultats, pris globalement, de l’opposition demeurent en deçà de son potentiel  et si la fraude et  la manipulation n’avaient prévalu, l’opposition aurait remporté haut la main ces scrutins.

Il reste cependant à admettre que  certains partis de l’opposition, en particulier sont allés aux élections dans des conditions  tout à fait défavorables : manque de moyens, faiblesse de  leur implantation à l’intérieur du pays,  gestion unilatérale du processus électoral par le pouvoir etc.

 

- Votre parti, le CDN qui participe, pour la 1ere fois  à une consultation électorale, si l’on  met à part le référendum   enregistre de mauvais résultats. Avez-vous fini de décortiquer les raisons ? Si oui, pouvez-vous  nous en  faire l’économie?

-Notre parti, à l’instar des autres de l’opposition a été, comme eux, victime des facteurs énumérés ci-dessus. Nous avons la conviction, pour notre part  que nous étions particulièrement visés. Nous avons investi 63 listes municipales, plus de 100 aux législatives, et  on se retrouve, malgré cela  avec des résultats  invraisemblables, largement devancé  par des partis n’ayant aucune existence  sur le terrain.

Nous savons qu’il est malaisé de soutenir  que nous  avions été victimes d’une volonté de nuire, mais, je livre à vos lecteurs, un certain nombre de faits pouvant éclairer l’opinion.

Au Brakna, par exemple, notre candidat à la tête du conseil régional  avait  obtenu, selon la CENI  de Maal, 4 voix  dans  le bureau  de vote  de son village (Bennar)  où ne vit que sa parentèle, alors que  le PV qui  lui a été remis par le président du bureau de vote, le crédite de 217 voix.

Notre tête liste nationale a hérité d’un zéro  pointé  alors que  notre  candidat au conseil régional est issu de cette localité et y a voté. A admettre même  que tous les électeurs n’ont pas voté pour la tête liste nationale de notre parti, notre candidat au conseil régional  est quand même lui sûr d’avoir voté  en faveur de son candidat. 

A Hassi  Cheggar, au Guidimakha, notre tête liste nationale des femmes, Zeinabou Camara, issue de cette localité n’a obtenu, selon les résultats de la CENI que 4 voix, alors que les électeurs ont voté massivement pour elle.

D’ailleurs dans toutes  les 3 départements  du Guidimakha  où  notre parti  était  engagé,  dans les  municipalités,  les législatives et  les  régionales, (Sélibaby, Ghabou et Ould Yengé ), nos  résultats été truqués. Idem pour l’Assaba (Kiffa), la commune de Sani et les 3 communes d’ouest de Barkeol et Rdheydhi, El Ghabra et Boulahrath,  les  résultats de la liste nationale ont  subi le même sort qu’au Brakna et au Guidimakha. Pareille situation a prévalu au niveau  du Hodh Cherghi (Néma, Oualata, Bassikounou, Djéguéni  et Adel Baghrou). Ici même  à Nouakchott, nos résultats ont connu  le même traitement. A Teyarett, par exemple que certains considèrent  comme étant un département pourvoyeur potentiellement de voix  à notre parti, le CDN  et dans lequel  nous sommes bien implantés, nous  étions sûrs d’être en bonne position. A l’arrivée, notre score a atteint, à peine 180 voix. Comme ce fut le cas  d’ailleurs au Ksar, à Ryad, à El Mina et à Tevragh Zeina aussi où nos équipes étaient  sûres d’obtenir  les meilleurs scores. Pratiquement partout à Nouakchott et ailleurs, à l’intérieur du pays,  nos résultats ont subi  comme une espèce d’instruction dont l’objectif  est de  réduire nos voix à des niveaux  presque nuls.

J’espère qu’à l’issue de cette énumération, l’opinion publique comprendra que nous avons été l’objet d’une  véritable machination. En tout état de cause, n’avons aucune raison de douter du soutien d’une bonne partie de nos compatriotes  au  projet de société que nous portons ; nous sommes en revanche sûrs que le pouvoir en place nous a toujours considéré comme des opposants irréductibles  et qu’à ce titre, il ne raterait pas une occasion, comme celle-ci ( une élection qu’il  maîtrise de bout en bout) pour nous régler au passage, notre compte. Je me demande bien ce qu’un président d’un bureau de vote à Bennar, venu de la vallée, pourrait nous en vouloir  s’il n’a pas reçu d’instructions pour falsifier nos résultats. Pourquoi celui de Hachi Chegar, au Guidimakha,  serait-il dans les mêmes  dispositions d’esprit? Et ils ne sont pas les seuls.

Nous avons la  conviction maintenant que le pouvoir  voudrait nous priver du bénéfice des efforts  politiques que nous consentons depuis  plus d’une décennie et nous décourager  ainsi de l’action politique. En tout état de cause, tout cela n’entamera en rien notre détermination à continuer à porter notre projet politique dont les objectifs sont la fin du pouvoir autoritaire et l’instauration d’un Etat démocratique qui respecte les règles du jeu politique dont en premier lieu, le principe de l’alternance au pouvoir, l’état de droit et le respect de la citoyenneté  avec les mêmes  droits et devoirs  pour l’ensemble des citoyens etc.

Notre engagement n’avait jamais eu pour seul objectif d’obtenir quelques sièges à l’Assemblée Nationale, des conseils municipaux ou  régionaux. Notre combat politique a été et demeure dans le seul   intérêt de la Mauritanie ; une Mauritanie que nous voulons  démocratique, unie et prospère.

 

-Que pensez-vous de la mesure qui va frapper tous les partis politiques n’ayant pas obtenu ce fameux 1% des suffrages, après avoir participé aux élections ? C’est une mesure salutaire pour assainir l’arène politique, non ?

-La scène politique ne souffre pas   particulièrement du nombre pléthorique de partis, encore qu’il faut reconnaître qu’ils sont trop nombreux pour  une population de moins de 4 millions d’habitants. La multiplication du nombre de partis  est le résultat du clientélisme politique érigé en système. Obtenir  l’agrément d’un parti politique est  un  avantage que les clients politiques du pouvoir considèrent  comme tel  et que celui-ci utilise, en retour. D’ailleurs, la preuve est que ce qu’on appelle aujourd’hui,  le camp de la majorité présidentielle est composé   de plus d’une centaine de partis politiques. Si la mesure va momentanément réduire le nombre de parti politiques, rien ne garantit, en revanche, qu’on ne va pas,  se retrouver, d’ici, peu de temps, avec un nombre de partis  démultipliés.

En ce qui nous concerne, nous avons pris conscience, dès 2010, de l’intérêt de voir les partis de l’opposition démocratique  se regrouper  pour constituer  un véritable contre-poids au pouvoir en place, afin de  pouvoir influencer sur le cours des choses. Certains cadres de concertation et d’action ont été effectivement créés, mais malheureusement, ils  ont  manqué d’efficacité. Nous avions, en 2017,  attiré l’attention de nos partenaires sur cet état de chose  et nous avons convié ceux –ci  à  ce que nous avions appelé  une alliance historique en vue de relever les défis de l’alternance pacifique au pouvoir aux échéances de 2018 -2019. Nous réitérons, aujourd’hui,  cet appel et nous espérons que la  leçon aura été apprise ;  le pouvoir ne veut  rien céder, il faut que  nous  nous retrouvions dans un cadre unifié pour  aborder l’échéance cruciale de 2019. L’émiettement actuel de l’opposition fait le jeu du pouvoir, il  faut en sortir ; nous pensons, comme on dit, qu’à quelque chose malheur  est bon ; les résultats de 2018 vont renforcer la conviction des partis d’opposition qu’il est nécessaire, voire indispensable d’être uni et de renoncer aux stratégies  individuelles.

 

-L’un des enjeux de ces consultations  était la présidentielle de 2019. Pensez-vous qu’elles vont permettre,  au sortir de ce scrutin,  d’aborder  dans la sérénité, l’alternance en vue ? L’opposition  a-t-elle des chances de gagner ce pari? Si oui, comment  et si non, pourquoi?

-Il est évident que la présidentielle de 2019 est l’enjeu premier  de ces consultations parce que la fonction présidentielle constitue la clef de voûte de nos instituions. Au sortir de ce 1er tour qui aura été caractérisé par des défauts  majeurs que nous avons énumérés tantôt, il est difficile voire impossible  d’envisager dans la sérénité, une alternance pacifique en 2019. Le pouvoir reste entièrement maître du jeu, avec la composition  exclusive actuelle de la CENI, l’implication de l’administration au profit du parti au pouvoir, la soumission des organes de contrôle et d’arbitrage  au diktat de l’exécutif, l’utilisation de l’argent public et des moyens de l’Etat, la peur installée dans tous les cœurs des mauritaniens,  et chez les élites traditionnelles,  tout cela fait que l’opposition a très peu de chance de gagner l’alternance de 2019. Si l’opposition continue à attendre du  pouvoir des concessions sans y être contraint et forcé (pacifiquement parlant), elle se trompe lourdement. Nous pensons qu’il est urgent de voir  l’ensemble des forces démocratiques  de ce pays là, conduire une réflexion objective  sur l’état de ses forces et de ses faiblesses, et que ces forces démocratiques en sortent  avec une approche  permettant de  dépasser les insuffisances,  de capitaliser les potentiels en vue d’imposer les conditions  minimales  permettant de donner  des chances à une alternance pacifique en 2019. Toute autre solution est vouée à l’échec.

 

-Nombre de mauritaniens  de tous les bords politiques continuent à s’interroger sur les véritables intentions du président de la République Mohamed Ould Abdel Aziz  qui doit selon la Constitution quitter le pouvoir en 2019. Etes –vous dans  ce même état d’esprit  ou dans le camp de ceux  lui accordent le bénéfice du doute ?

-Les nombreux mauritaniens  qui continuent à s’interroger sur les véritables intensions  de l’actuel chef de l’état, à la fin de son dernier mandat en  2019 et ceux qui lui accordent, comme vous le dites, le bénéfice du doute sont exactement tous dans le même état d’esprit caractérisé par l’incertitude. Ould Abdel Aziz entretient le flou sur l’après 2019. Il a déclaré et réitéré à plusieurs reprises qu’il ne fera pas de 3e mandat, en même temps, il promet à ses partisans de faire un 3e voire un 4e et mieux de se faire roi s’ils  donnaient à son parti, l’UPR, une majorité écrasante à l’Assemblée nationale. Il fait dire également à ses porte-voix qu’il ne quittera pas le pouvoir à l’échéance de 2019 et que ceux qui y pensent  sont en train de rêver. Du coup, les mauritaniens ne savent plus à quel saint se vouer. C’est l’expectative totale. Ceci étant, dit, l’actuel chef de l’Etat  n’a aucune raison, ni aucun  intérêt à  se maintenir au pouvoir au-delà de 2019. Non seulement la Constitution le lui interdit,  mais il a prêté le serment de ne prendre et de ne s’associer à aucune initiative visant à remettre en cause  des dispositions constitutionnelles relatives à la durée et au nombre de mandats. Je  pense  personnellement  qu’il  ne prendra pas le risque de remettre tout cela en cause. En revanche, il est clair qu’il est à l’œuvre, pour satisfaire formellement aux dispositions constitutionnelles, tout en essayant, en même temps de garder la mainmise sur le pouvoir, au-delà de  la fin de son mandat, comme ce fut le cas  dans ce qu’on a appelé la 2e transition. Je pense que, malgré cela, cette fois-ci,  les chances de réussite sont trop réduites, la marge de manœuvre trop faible. Il vaut mieux pour lui, de quitter plutôt  le pouvoir, après avoir organisé un dialogue consensuel conduisant à une  gestion inclusive du processus  électoral  de 2019 et en obtenant ainsi l’adhésion de  l’ensemble des forces politiques et sociales, à une sortie paisible, assurant à la fois,  pour lui et pour le pays, les conditions d’un avenir serein.  Dans ces conditions,  et  dans  l’intérêt supérieur de notre pays, nous demeurons convaincus, pour notre part, de la nécessité d’offrir à l’actuel chef de l’Etat, toutes les conditions d’un départ paisible, avec toutes les garanties et les avantages qu’un ancien  chef d’Etat est en droit  d’attendre à la fin de ses fonctions. Je convie tous les responsables politiques de l’opposition à  une réflexion sur  cette  question.

 

-Ce scrutin aura été marqué par l’arrestation, à la veille du démarrage de la campagne électorale  du président de IRA, Biram Dah Abeid, tête de liste de l’alliance RAG-SAWAB  mais également par la libération de l’ex sénateur Ould Ghadda. Que vous inspirent ces deux évènements ?

- Compassion et soulagement à la fois. J’exprime ma solidarité  avec Biram qui semble devenir un éternel prisonnier politique.

Manifestement, son actuelle mise aux arrêts a des objectifs ou des visées politiques. Le pouvoir a voulu, apparemment l’empêcher de battre campagne  pour son parti, ce qui me semble être tout à fait condamnable. Biram doit,  purement et simplement être  libéré.  On aurait pu  lui mettre sur le dos n’importe quel chef d’accusation  sans entraver son action, surtout à un moment crucial d’une campagne électorale.

La libération de l’ex sénateur Ould Ghadda  constitue un véritable soulagement, à la fois pour sa famille et les  acteurs politiques de l’opposition. Il est  resté injustement et trop longtemps en prison.  Lui et Biram sont tous les deux  victimes de la machination du pouvoir. Il faut que les citoyens de ce pays puissent s’engager politiquement sans être à la merci  du pouvoir qui se donne le droit d’entraver leur liberté, à n’importe quelle occasion. Il faut que combat pour la  liberté soit mené par tous.

 Propos recueillis par Dalay Lam