Mohamed Baba Said, Coordinateur de For Mauritania: ‘’La méthodologie choisie par l'Opposition est très pertinente: élaborer un programme de gouvernement avant de chercher celui ou celle qui le portera’’

30 January, 2019 - 00:02

Le Calame : Avant de commencer, est-ce que vous pouvez nous présenter brièvement For Mauritania. Elle a été créée quand et pour quels objectifs ?

Mohamed Baba Said: For-Mauritanie est née comme réponse spontanée au coup d' État perpétré par le Général Aziz après que le Président Sidi Ould Cheikh Abdallahi l'a limogé, lui et l'autre général, Ould Elghazwani. L'Organisation est le fruit de la jonction d'initiatives lancées de façon concomitante par trois groupes de Mauritaniens de l'étranger: un en France et aux USA, le second en Espagne et le troisième en Allemagne. Les premières actions de For-Mauritania se sont déroulées  en France, par la participation à une manifestation de protestation contre le Coup d'État et par l'accueil d’une délégation du FNDD à Bruxelles qui venait disputer à la délégation des putchistes, la représentation de la Mauritanie dans une réunion organisée par l'Union Européenne. For-Mauritania a publié sa première dépêche sur le site qui deviendra la bête noire des putschistes, le 10 août 2008 soit quatre jours  après le Coup d État. Cette dépêche relatait, avec ce qu'il fallait de malice, la mésaventure des émissaires des putschistes venus dans les locaux de l'Union Européenne pour expliquer, benoîtement, que Aziz avait perpétré un coup d État par ce qu'il a été limogé! For-Mauritania est née pour aider à rétablir la légalité en Mauritanie et enraciner la démocratie.

Vous avez organisé le 26 et 27 janvier à Nouakchott un colloque intitulée ‘’Pour une alternance pacifique et ordonnée au sommet de l’Etat’’. Qui y a été invité et qui a répondu présent ?

Nous avons pensé qu'un tel titre concernait tous les acteurs de la société. Les politiques mais aussi les organisations de la société civile, les syndicats... Aussi, en plus des organisations de la société civile et des syndicats, avions-nous invité la plupart des partis politiques, de l'Opposition bien sûr mais aussi l'Union Pour la République (upr) qui est le parti du pouvoir. Nous avons aussi invité quelques personnalités comptant pour la majorité. Mais l'upr, alors que nous lui avons remis en mains propres trois cartes d'invitation, comme ce que nous avons fait pour les autres partis, a choisi de ne pas nous envoyer de représentant. Nous le regrettons mais cela ne nous a pas empêché de continuer nos travaux!

Quelles en ont été les recommandations ?

Outre un débat qui a duré plus de quatre heures autour du thème central du Congrès à savoir ‘’pour une alternance pacifique et ordonnée au sommet de l’Etat’’, cinq ateliers ont été organisés en parallèle et ont vu, chacun, la participation de 20 à 30 intervenants.

Voici les principales recommandations des cinq ateliers. Il convient de noter que ces recommandations sont celles émises par les membres des ateliers et n'engagent pas, toutes, For-Mauritania.

A- Atelier N°1 : Voies et moyens pour réussir les élections: la mobilisation, l'organisation et la surveillance

1- Formation des observateurs et des représentants de candidats. A ce titre, il convient de préparer les documents suivants:

                a- un guide de l'Observateur

                b- un guide du Représentant

                c- un guide de l'Election

                d- une charte d'honneur des candidats

2- Assurer la  neutralité de  l'Administration

3- Rendre la CENI consensuelle

4- Organiser un Recensement A Visée Électorale (RAVEL) dans un délai entre le 15 février et le 15 mars 2019

5- Auditer, a posteriori,  les comptes de campagne électorale et en vérifier la provenance des fonds.

6- Créer un cadre juridique pour impliquer la société civile dans la surveillance des élections

7- Encourager la société civile à proposer une refonte du contrat social régissant les rapports au sein de notre société.

8- Mettre en place un gouvernement de consensus pour organiser les élections.

9- Suspendre les inaugurations à  partir du troisième mois avant les élections.

 

B- Recommandations de l'atelier N°2: La jeunesse et l'exigence d'une alternance pacifique

1- Unir les forces de la jeunesse  en vue de créer un rapport de forces  permettant à la jeunesse d'imposer ses vues quant aux changements espérés y compris en ce qui concerne le choix du candidat  de l'Opposition.

2-  Créer une plateforme électronique commune pour les jeunes et y unir le discours. Trouver la bonne articulation pour relier, par les réseaux sociaux, les Mauritaniens de l'étranger et ceux de l'intérieur.

3- Imposer la participation de la jeunesse à la surveillance des élections. Pour cela, créer une CENI bis  qui travaillera en parallèle de la CENI actuelle.

4- Mobiliser le nombre suffisant d'observateurs;

C- La Démocratie et l'Armée

1- A court terme

- Construire un large consensus, un pacte civil, dont le but est de garder l’Institution militaire à l’écart du champ politique.

- Interdire le vote séparé des éléments de l’Armée Nationale.

- Proposer une loi qui sépare temporellement, pour une période d'au moins  cinq ans (un mandat électoral complet), le statut de militaire de celui de candidat à une  élection.

- Interdire aux éléments de l’Armée Nationale, toute immixtion dans les campagnes électorales.

2- Moyen et long termes

- Ouverture d’un dialogue entre civils et militaires, dans le but de normaliser leurs relations sur des bases démocratiques;

- Retirer les apparences militaires des villes (Casernes, ....);

- Retirer aux forces armées les responsabilités de sécurité intérieure, ainsi que celles des administrations civiles.

- Construire de façon consensuelle le modèle démocratique Mauritanien, un modèle qui mène à un pouvoir civil fort, capable d’assurer la subordination de l’institution militaire au pouvoir politique civil.

 

D- Atelier N° 4: Les biens mal acquis, le détournement des moyens de l'Etat: une atteinte à la démocratie

Outre les recommandations spécifiques concernant les nécessaires améliorations du fonctionnement des organes de l’Etat en matière de lutte contre la corruption et plus généralement contre les atteintes à la morale civique, l'atelier a proposé :

- La création d’un Observatoire de la Vie Publique indépendant des organes de l’Etat dont l’objectif est de favoriser l’acceptabilité par les citoyens des programmes proposés par le gouvernement lorsqu’ils s’exercent au bénéfice du peuple ou à l’inverse de dénoncer l’existence de comportements délictueux en matière économique.

- L’établissement d’une charte définissant les éléments d’un engagement de transparence et  d’éthique dans la conduite de leur campagne qui sera proposé à la signature de tous les candidats à l’élection présidentielle.

- La prise de contacts ( déjà  entamés) avec des organisations internationales dont la compétence en matière  de transparence et d’éthique est établie.

- Protéger dans le cadre de la loi actuelle les lanceurs d’alerte et susciter  leurs interventions bénéfiques dans tous les domaines publics ou privés où l’intérêt général est en jeu.

-  Création d’un prix de la liberté d’informer afin d’encourager la presse à intervenir par des enquêtes ou des contenus de qualité visant la détection et la divulgation de faits de corruption ou plus généralement de manquements à la morale civique.

- Permettre par une parfaite lisibilité la perception par le citoyen des rôles et des procédures d’intervention des  divers organes de contrôle a priori et a postériori des dépenses de l’Etat en accordant une prééminence à la Cour des Comptes.

E- Elevons le niveau des partis politiques

1- Mettre en œuvre les textes et règlements intérieur des partis.

2- Encourager la critique interne et sa prise en compte.

3- Encourager la culture de l'évaluation des projets

 

Pensez-vous que ces recommandations ont une chance d’être entendues ?

Il s'agit de recommandations faites par un des groupes d'acteurs et de spécialistes des questions traitées. Il y avait là des juristes, des économistes, des sociologues, des politistes mais aussi des chefs de partis, des responsables d'ONG, des syndicalistes, des jeunes activistes. L'aspect partisan n'est pas le plus prépondérant. Nous osons donc croire qu'une oreille attentive sera prêtée à ces recommandations par les décideurs du pays, ceux qui sont en place et ceux qui seront là demain, quels qu'ils seront.

Vous êtes un observateur attentif de la situation politique en Mauritanie. Si on vous demande de l’évaluer, que diriez-vous ?

La situation du pays est, pour moi, source d'inquiétudes et de soucis.  Nous sommes à la croisée de chemins. Nous pouvons basculer dans le chaos si on laisse se répéter des initiatives comme celle, malheureuse, de la poignée de députés qui avaient décidé d'intenter à la Constitution en s'attaquant, de façon éhontée, aux verrous que le législateur avait posés sur le nombre de mandats présidentiels. Nous pouvons aussi sortir de cette période avec des institutions renforcées, une démocratie plus mûre et des citoyens plus impliquées dans la vie de la cité.

Concrètement, croyez-vous qu’une alternance pacifique est possible tant que le ‘’système’’ présente un candidat ?

Il serait bien de définir ce qu'on entend par "système". Moi je ne crois absolument pas en l'existence d'un système "Ould Abdel Aziz", ni même d'un système militaire. Ould Abdel Aziz n'a jamais rien théorisé. Son "système", ce sont ses proches, sa parentèle. Ils ne sont guère très nombreux mais ont accumulé des fortunes colossales.

L'Armée est tout sont monolithique. Il y a un "quarteron de généraux" qui impose sa loi à cette grande muette. Mais dans l'Armée on peut se taire sans consentir. Par contre il existe bel et bien un "système de domination", un système tribal et ethnique, un système de ségrégation. De ce point de vue il peut bien y avoir "alternance pacifique" y compris celle qui amènerait le candidat de l'Opposition au pouvoir sans changement de système, sans vrai changement politique. "Alternance" ne rime pas toujours avec "changement".

Que pensez-vous des tentatives de l’opposition de trouver un candidat unique ? N’aurait-il pas été mieux d’avoir plusieurs candidats pour recueillir le maximum de suffrages et se regrouper au deuxième tour comme au Sénégal en 2000 et 2012 ?

Je trouve la méthodologie choisie par l'Opposition très pertinente: élaborer un programme de gouvernement avant de chercher celui ou celle qui le portera. Il est navrant que peu de place, lors des campagnes électorales, soit laissée au débat entre candidats ou aux débats au sein du même groupe. Quant à la stratégie à adopter (entre candidature unique (ou principale) et candidatures multiples qui ratisseraient large), il s'agit d'un vieux débat. Pour ma part je crois qu'une candidature unique mobiliserait plus le camp de l'Opposition que des candidatures multiples. L'électorat de l'Opposition prendrait la multiplicité des candidatures comme un énième échec de cette dernière à s'unir. Par ailleurs, il y a un risque d'éparpillement de voix au point qu'un second tour risque de ne pas avoir lieu. Il faudrait, je crois, à ce titre, méditer la leçon de l'échec de la gauche française en 2002. Les partie de cette gauche ont voulu appliquer la règle: "au premier tour, je me fais plaisir et au second on se rassemble", sauf que tous les partis de gauche ont été éliminés des le premier tour.

Propos recueillis par AOC