Le waqf […] La Mauritanie […] – 4/Par Ian Mansour de Grange

27 November, 2019 - 22:15

Voici le chapitre 2 de la première partie « Un peu d’histoire globale ». Il est dévolu au survol de la distinction et du traitement traditionnel, en terres d’islam, entre biens privés et biens collectifs…

Jusqu'au milieu du 19èmesiècle, les territoires islamisés sont assez souvent chauds et arides. La possession du sol – fondamentale ailleurs, notamment en Occident, dans la construction de la richesse – n'est cruciale qu'en quelques régions irriguées. Le rapport entre la pression des intérêts particuliers et la fragilité des milieux écologiques y atteint une telle intensité que de tous temps les solutions de conciliation se sont révélées les plus adaptées à la survie des groupements humains ; non sans crises ni ruptures périodiques ; mais en définitive  toujours prédominantes.

Lorsque le Prophète (PBL) signale  que « les musulmans sont associés dans trois choses : l'eau, le pâturage et le feu (1) », il rappelle des pratiques immémoriales en ces zones d'extrême rudesse climatique. Bien des groupements préislamiques se sont constitués autour d'une appropriation collective des sols, admettant en quelques lieux, valorisables et valorisés par le travail des hommes, des appropriations privées : vergers et palmeraies, par exemple. Rares cependant les grands groupements agricoles ou pastoraux (2), trop souvent et trop rapidement dégradants d'écosystèmes éminemment fragiles. Le clan, voire la tribu fédérative, demeurent les strates les plus adaptées à la gestion des espaces et l'islam, à l'évidence en ses fondements, respectera cette nécessité de survie.

Partout, de l'Atlas au Pamir, on trouve de ces « terres mortes qui ne peuvent faire l'objet d'une vivification parce qu'elles sont une dépendance nécessaire d'un service public : [...] dégagement d'un point d'eau, d'un lieu public ou de stationnement, réserve importante de terres, destinée à former le pâturage public d'un village, d'une ville ou de tout autre établissement (3) » . Constaté maintes fois au cours de l'histoire musulmane, le fait remonte à plus haute antiquité, bien antérieure  à  la  prédication  mohammadienne. Ici et là, il y a cent ans comme il y en a deux mille, la gestion des espaces agricoles communs et des ouvrages d'irrigation, la décision de percement de puits et les modifications des parcours transhumants qui s'en déduisent ordonnaient la réunion d'assemblées communautaires d'ampleur variable, à la mesure des intérêts et des bouleversements en cause.

Les arrangements sont initialement sous la seule autorité des communautés de base que l'islam structure (4) en jama'a – assemblée des hommes pubères et sains d'esprit. La loi fondamentale demeure le droit coutumier (5), à moins d'une contradiction incontestable avec la Chari'a. Nommé selon le besoin et révocable à tout instant sur décision de la jama'a souveraine, un administrateur a fréquemment la charge du bien public, moyennant une ponction réduite (un dixième, au maximum) sur le revenu de l'activité.

 

Le plus performant des contre-pouvoirs

Comme toujours, l'organisation se complexifie avec le développement de l'État. Fruit d'un effort guerrier, justifié initialement par l'agression des ennemis de la nouvelle religion puis par la conjoncture internationale, l'État musulman intervient dans les constructions préislamiques de la propriété foncière. Les situations sont très diversifiées : de l'ancien empire Perse où la mainmise de la noblesse sur les terres arables constituait la norme ; au fluctuant Maghreb où les luttes tribales d'influence entre pasteurs nomades du désert, semi-nomades des montagnes et cultivateurs des plaines ne cessaient de remodeler l'occupation des sols en fonction des aléas climatiques. Cependant l'existence de principes clairs et amples, la capacité d'adaptation des nouveaux maîtres, eux-mêmes issus de territoires diversifiés – de l'Arabie méridionale à la chaîne du Taurus, des rives du Sahara à celles de la mer Caspienne, les variétés climato-écologiques ne manquent certes pas – permettent d'établir assez rapidement des équilibres viables entre centralisation administrative et autonomie locale. Mais bien évidemment aucun équilibre n'est jamais constant : nous aurons, au cours de cet ouvrage, maintes occasions d'en vérifier le constat.

En l'origine, tout musulman voit son bien foncier garanti, protégé  par l'État, sans autre taxation que la zakat sur les récoltes.  Exempté de cet impôt, un  non-musulman jouit lui de son bien selon deux options dépendant de son mode de soumission. Volontaire, cette dernière fait l'objet d'un traité qui doit être scrupuleusement respecté (6). Forcée par la voie des armes, elle entraîne la confiscation des terres par l'autorité conquérante. Mais l'ancien propriétaire – individuel ou collectif – conserve un droit prioritaire sur  la  jouissance  du  bien, moyennant le paiement d'une taxe  spécifique, le kharaj. C'était, dans la pratique, rétablir le propriétaire dans sa propriété et de nombreux actes de vente postérieurs à l'institution du kharaj démontrent la réalité de l'interprétation. Cela dit, le fondement juridique de la propriété publique des sols trouve ici son argument majeur, renforcé par la décision du khalife 'Omarle second des Bien-guidés, pour les Sunnitesd'exclure les terres des règles ordinaires du butin : pour les besoins de la communauté et des générations futures, le foncier annexé par la voie des armes devait rester propriété de l'État.

À partir du khalife Outhmane – le troisième des Bien-guidés, toujours selon la vulgate sunnite – le droit d'exploitation concédé aux anciens propriétaires fut étendu aux musulmans sur les terres non-attribuées de l'État, aux mêmes conditions d'imposition que pour les non-musulmans (al iqta'a). Le concept connut de nombreux avatars. Sous les Omeyyades, al iqta'a dépouillé du paiement du kharaj permit d'octroyer, à la grâce du prince, nombre de terres « à la famille régnante, à ses serviteurs, aux hauts fonctionnaires (7) ».  Face à ces excès, la révolution abbasside qui s'affirme en tant que « retour à l'islam originel » inaugure tout d'abord une période remarquée d'assainissement gestionnaire. Calculé depuis le temps du khalife 'Omar sur la superficie des terres et la nature des cultures, le kharaj est désormais indexé sur la production réelle du sol. Mais les soucis budgétaires entraînèrent assez rapidement de plus discutables réformes : ainsi, al iqta'a ne désigna bientôt plus l'attribution de terres mais la seule cession du kharaj pour services rendus ; le plus souvent en guise de solde militaire.

Signalons ici l'importance relative de cet impôt foncier. Sous le khalife 'Omar, il variait, à l'hectare, d'environ deux dirrhams (DH) pour l'orge, à 12 DH pour la vigne. La jezzi'a – l’impôt personnel de protection, rappelons-le, dû par les non-musulmans – de 0 à 48 DH, selon la fortune de l'administré (8). Il faut comparer ces chiffres à l'allocation annuelle versée par le Trésor aux musulmans : à chaque naissance viable, 100 DH, augmentée chaque année avec l'âge de l'enfant ; à chaque veuve du Prophète (PBL), 12.000 DH (impliquant immédiatement le paiement en retour d'une zakat de 300 DH) ; à chaque converti à l'islam après la conquête de la Mekke, 2.000 DH (9) dont zakat de 50 DH, soit déjà 2 DH de plus que la jezzi’a maximale). On le  voit : si les musulmans tiraient d'indéniables avantages de leur engagement religieux, les non-musulmans n'étaient pas pour autant accablés.

Certes, il y eut dans l'Histoire de notables fluctuations de cette équité : augmentations abusives du montant de la jezzi'a – jusqu'à dix fois à Najran sous les Omeyyades – perception indue de celle-ci sur des convertis, allocation annuelle aux musulmans versée à titre collectif, lésant les convertis de fraîche date, favoritisme et népotisme, concussions diverses, etc. Tous les hommes ne sont pas des saints et la nécessité de l'État ne coïncide pas toujours, c'est le moins qu'on puisse dire, avec celle de ses administrés. Mais soyons justes : l'esprit de l'islam fut, plus souvent qu'on ne le dit, supérieur au goût du lucre.

À maintes occasions, notamment sous les Seldjoukides et les Ottomans, le caractère collectif des terres conquises, par exemple, fut à nouveau mis en avant pour exproprier les anciens grands propriétaires, fussent-ils musulmans, et organiser des réformes foncières au bénéfice des petits paysans (longtemps en grande majorité chrétiens) : les terres arables sont rares, il faut impérativement assurer leur productivité. Au 16ème siècle, au Maroc, les Saadides imposent – dans la douleur – la taxation du kharaj sur toutes les terres soumises à leur juridiction, sans distinction de la religion de leur propriétaire. Abus ou équité ?

Mesurons l'alternative. Entre exercice de la justice sociale, affaiblissement de pouvoirs locaux trop puissants et recherche incessante d'équilibres budgétaires, les États musulmans ont souvent modifié, en s'appuyant sur une lecture à géométrie variable des fondements juridiques islamiques, le paysage foncier en leur pouvoir, déclenchant des réactions parfois violentes mais plus souvent tout-à-fait légales de leurs administrés, individuellement ou collectivement. Il n'est évidemment pas fortuit que ce soit également la religion musulmane qui ait fourni les arguments légaux des réactions non-violentes et, à cet égard, le recours aux awqafs dont nous allons maintenant pénétrer les arcanes aura constitué le plus performant de ces contre-pouvoirs. (À suivre).

 

NOTES

(1) : Rapporté par  Abou Daoud et l’imâm Ahmad.

(2) : Soulignons à cet égard le caractère exceptionnel de la formation en horde (Huns, Mongols, etc.) dont il reste à comprendre exactement les nécessités et processus socio-écologiques.

(3) : Paul Pascon – Le Haouz de Marrakech – p 285.

(4) : C'est à dire, enrichit de sa dynamique spécifique : l'islam n'a évidemment pas « inventé » la structuration des communautés préislamiques, il l'a modifiée. Vérité de La Palice trop souvent oubliée...

 (5) : Urf al balad.

 (6) : Ainsi le gouverneur de l'Égypte refuse-t-il d'obéir au khalife Mouawiyya (7ème siècle) qui lui ordonne d'augmenter d'un kirat le montant de la jezzi'a (l'impôt personnel de protection des non-musulmans). « Le traité avec nos dhimmis », argumente-t-il auprès du souverain, « ne  prévoit rien de la sorte. » Hacène Benmansour, « L'économie musulmane et la justice sociale » – p 83.

(7) : Hacène Benmansour – ibid. – p 96.

(8) : En sont dispensés, par la force des choses, les miséreux. Mais, nuance remarquable insuffisamment soulignée par les orientalistes, ceux-là doivent alors bénéficier d’une part de la zakat des musulmans.

(9) :  Hacène Benmansour – ibid. – p 76 et 80.