Le Waqf […] La Mauritanie […] – 6 /Par Ian Mansour de Grange

11 December, 2019 - 21:38

Le précédent chapitre s’achevait sur le constat de l’importance de l’usufruit dans la conduite d’un bien waqf. On va maintenant s’employer à mieux  apprécier ce poids et son incidence sur la propriété et la jouissance de celle-ci.

Toute chose procède d'une origine. Nous avons dit plus haut qu'en islam celle-ci repose entièrement en Dieu. Mais en tant que gérant de la Création, l'homme est tout de suite appelé à la conduite de cette chose. On entrevoit ainsi la double portée du terme arabe asl (pluriel : oussoul) qui couvre les concepts d'origine, fondement, nue-propriété : si, comme toujours en islam, le sens ouvre à la transcendance, il fixe également des limites d'ordre social.

En principe, le fondateur d'un waqf doit posséder l'asl en pleine propriété privée (mulk). Mais celle-ci étant, en principe également – plus exactement, éminemment – relative (l'absolu du concept relevant du Seul Divin), il existe « de nombreux exemples de waqfs fondés à partir de biens dont la nue-propriété est possédée par l'État, le fondateur ne possédant que le droit héréditaire de l'usufruit (tessarruf) des biens en question. » (1). La contradiction n'est qu'apparente. À l'intérieur même du cadre religieux, elle signale la complémentarité organique entre l'individu et la communauté, structurée de temps immémoriaux, presque « naturellement », dans le Droit coutumier et l'organisation tribale de la survie. Or l'État n'est pas fondé en islam sur une pensée formelle de cette relation. C'est bien littéralement que se réunit et débat à Médine la communauté des croyants durant les toutes premières années de l'Hégire. Moins de vingt ans plus tard, il ne peut plus en être question (2). La rupture effective entre le local et le global diversifie les tâches, sans affecter – du moins pas encore – la conscience de la complémentarité de ceux-ci. Le Droit musulman s'est construit dans cette pratique « non-pensée » des métamorphoses sociales.

 

Implications positives

C'est l'intérêt public, nous l'avons vu, qui décida le khalife 'Omar à collectiviser les terres conquises sans totalement léser pour autant l'intérêt privé des anciens propriétaires. C'est encore l'intérêt public qui guide le khalife Outhmane, son successeur, dans sa décision d'ouvrir le kharaj aux musulmans, constatant l'incapacité de l'État à organiser lui-même la gestion des terres arables non-cultivées. Mais bien évidemment ces équilibres, issus tout droit d'une lecture dynamique de la responsabilité des hommes devant Dieu, ne furent pas toujours – et c'est un euphémisme, reconnaissons-le – respectés. L'intérêt privé écrasa à maintes occasions l'intérêt public sans pour autant se départir, nous le verrons plus loin en détail, d'implications positives dans le domaine de celui-là.

Sous les Omeyyades, l'attribution en Mésopotamie de grands domaines publics à des familiers du pouvoir génère une exploitation méthodique des terres arables, systématisant notamment l'irrigation. Mais l’indéniable  valeur ajoutée est rapidement ébranlée par le coût social des révoltes d’esclaves surexploités. Rien de bien nouveau sous le soleil et pourtant : la révolution abbasside qui rétablit au nom de l'islam le bien public en son intégralité ne parvient pas plus à en assumer la gestion, notamment face à ces mêmes révoltes serviles singulièrement renforcées par l'opposition grandissante des juristes pour qui ces exploitations de la main d'œuvre outrepassent, et de loin, les limites imposées par la Chari'a. On cherche alors de nouvelles voies. La découpe des grands domaines agricoles en awqafs au bénéfice de la soldatesque est désastreuse sur le plan gestionnaire : fragmentée, l'organisation de l'irrigation se délite et les incohérences s'accumulent d'autant plus que l'immobilisation du fonds interdit – ou du moins complique – les plus nécessaires regroupements. 

À l'inverse, la collectivisation des terres sous les Seldjoukides est globalement une « réussite (3) ». Des dizaines – bientôt des centaines – de milliers de petits agriculteurs affluent en Anatolie, alléchés par l'allocation de jouissance de terres, d'outils, de maisons, voire de villages entiers. D’une manière générale, les biens ainsi distribués sont qualifiés de « miri », c’est-à-dire, appartenant à l'État ; et les allocataires n'ont le droit que de jouir de son usufruit, moyennant le paiement du kharaj. Mais à qui va appartenir les réparations effectuées sur les immeubles, les arbres fruitiers nouvellement plantés ; d'une manière générale : tous les « rajouts » au fonds réalisés par le locataire ? Plusieurs types de contrat : mursad, musaqah, machadmasaka, muzara'a, etc. (4) ; répondent diversement à cette question. Résumons cette diversité en énonçant que le droit de jouissance y peut être étendu au point d'en devenir héréditaire ; parfois, à perpétuité ; autorisant en conséquence toutes les transactions ordinairement réservées à la propriété.

La même problématique affectée des mêmes solutions apparaît dans le traitement des locations de biens nommément désignés comme awqafs. En Tunisie, « l'inzal, depuis au moins le 17ème siècle – soit bien avant la colonisation française qui récupérera l'institution à son profit – instaure la location à perpétuité d'un bien waqf, contre une  rente  fixe.  Tous les rajouts  ('anqad)  au  fonds appartiennent au  locataire  qui  peut  donc  les  vendre,  en  faire héritage, sans pour  autant aliéner la taxe perpétuelle dont ils sont grevés et dues aux bénéficiaires du habous » (5). La généralisation de ce type d'exploitation finira par tant grever la part des bénéficiaires (jusqu'à 99 %, dans  certains cas (6) !) que  ceux-ci  se  montreront  plutôt favorables à la dissolution des awqafs ahli, à l'heure des indépendances nationales (seconde moitié du 20ème siècle). Nous y reviendrons. Au centre de toute cette organisation, un personnage apparaît dans toute son importance : le nazir ou administrateur du bien. C’est  lui qui fera l'objet de notre attention au chapitre suivant. (À suivre).

 

NOTES

(1) :Randi Deguilhem – in « Le waqf dans l'espace islamique » – p 16 note 2.

(2) :Sauf en de rares occasions. Ainsi, le khalife 'Omar organise chaque année une assemblée générale où sont convoqués tous les gouverneurs locaux et devant laquelle chacun, musulman ou dhimmi, peut notamment dénoncer le moindre abus de pouvoir avec de réelles chances de voir son droit rétabli.

(3) :Il est toujours délicat d’utiliser en Histoire des termes à telle connotation de valeur. Il faut entendre ici la comparaison qui est faite avec le « désastre » des waqfs agricoles en Mésopotamie sous les Abbassides. Dans le cas des Seldjoukides, la mise à bas du système foncier byzantin fortement centré sur le servage a d’abord des visées politiques et gestionnaires. Mais pour les anciens serfs soudain libérés par cette habile manœuvre, le paiement du kharaj peut avoir largement goût de progrès social… 

(4) :RandiDeguilhem – in « Le waqf dans l'espace islamique » – p 66 et suivantes.

(5) : Abdelhamid Hénia – ibid. – p 80.

(6) : Randi Deguilhem – ibid. –  p 69.