Lu pour vous : Un parcours de révolte, de lecture et de service : témoignage d’un capitaine au franc-parler/Par Ahmed Mahmoud Mohamed Ahmedou dit Jemal

26 June, 2025 - 01:00

Dans Bribes de vie, publié en 2025 aux éditions Joussour–Abdel Aziz, le capitaine Leytou Saïd Abdi Salem retrace un itinéraire hors norme. Né dans la précarité d’un campement du sud-est mauritanien, il devient successivement policier, officier de gendarmerie, homme politique, puis haut fonctionnaire aux responsabilités multiples. Ce récit, à la fois personnel et lucide, est structuré autour de trois fils conducteurs : la résilience, l’engagement, et surtout la construction intellectuelle patiemment forgée dans l’épreuve.
Le tournant majeur de sa vie demeure sa démission de la police en 1972, à l’issue d’un dialogue nourri avec de jeunes révolutionnaires, parmi lesquels Dah Ould Abd El Jelil. Ces derniers, engagés dans un mouvement contestataire, le persuadent de l’absurdité morale et du vide professionnel d’une carrière fondée uniquement sur la répression. La lecture devient alors pour lui un levier d’éveil, une clé de rupture et de remise en question, nourrissant une critique de l’ordre établi. Ce départ, mûrement réfléchi, agit comme un catalyseur, l’orientant vers un engagement plus fécond, au service du bien public.
Il rejoint ensuite la gendarmerie où s’ouvre une carrière dense : instructeur à Rosso, commandant de compagnies à Kaédi et Atar, stagiaire en France, commandant d’escadron, puis directeur de l’école nationale de gendarmerie. Dans un passage marquant de ses mémoires, il relate une rencontre impromptue avec le colonel Maaouiya Ould Sid’Ahmed Taya — futur chef de l’État — lors d’une promenade solitaire sur la corniche de Nouakchott. À cette occasion, Leytou énumère avec sobriété les multiples responsabilités qu’il assume : commandement, cavalerie, justice, sport, rédaction. Le colonel, impressionné, souligne sa rare polyvalence et son sens du devoir discret.

 

Ultime combat

Son parcours est également jalonné d’actes de bravoure. Le plus notable reste son attitude lors du coup d’État du 12 décembre 1984. Alors commandant de l’escadron chargé de la sécurité présidentielle, il pressent le putsch, alerte ses hommes et refuse de se rallier aux putschistes, malgré la pression hiérarchique. Ce geste de loyauté lui vaut d’être arrêté, puis libéré quelques jours plus tard. Sa libération, annoncée à la radio dans l’émission El Balaghat Echabia, aurait même suscité des scènes de liesse dans son village natal.
Sa carrière se poursuit dans l’enseignement militaire et le commandement jusqu’à sa mise à la retraite d’office en 1990, probablement en raison de son refus d’exécuter certaines directives liées aux événements de 1989, qu’il jugeait contraires à ses principes. Il évoque avec franchise dans ses mémoires des tensions persistantes avec sa hiérarchie, deux détentions et des accusations qu’il considère comme fabriquées. Fidèle à ses convictions, Leytou livre ici un témoignage qui sonne comme un ultime combat pour faire entendre sa vérité.
Au-delà de la dimension autobiographique, Bribes de vie témoigne de la puissance transformatrice de la pensée critique, de la lecture et de l’écriture. Loin de tout pathos, l’auteur revendique une lucidité forgée dans l’épreuve, nourrie par l’étude et le dialogue. Autodidacte rigoureux, il comble ses lacunes par une méthode de travail qui rappelle celle de la main courante : tout y est minutieusement noté, consigné, daté — une démarche qui lui permet de revisiter sa mémoire avec précision.
Qu’on adhère ou non à toutes ses affirmations — notamment sa posture chevaleresque face au coup d’État du 12 décembre, dans un contexte où la “révolution de palais” s’est déroulée sans violence — l’écriture apparaît ici comme un acte nécessaire. Elle permet de confronter les récits, de reconstruire les événements, et surtout de revendiquer une place dans la mémoire collective.
Bravo capitaine, pour ce témoignage livré avec courage, intégrité et fidélité à une certaine idée du service.