
Monsieur le Premier ministre, chef de l’Administration publique
En vous priant d’agréer mes salutations respectueuses et l’expression de mon soutien sincère, j’espère que vous réserverez un peu de votre temps à cette correspondance que j’ai pris l’initiative de vous adresser en ma qualité d’administrateur civil le plus ancien dans le grade le plus élevé.
La réforme de l’Etat a été quelques fois évoquée par des personnalités nationales, mais le sujet de la rationalité des structures administratives centrales n’a jamais été abordée hors des coulisses de la Présidence de la République, à l’occasion de la formation des gouvernements. C’est pourtant un sujet capital, le gouvernement étant le principal outil dont le niveau d’efficacité détermine la capacité de l’Etat à poursuivre les fins nécessaires publiques. Une lapalissade, me diront certains et, pourtant, on n’en a jamais tenu compte, pourrais-je rétorquer.
Est-ce la raison ou l’une des principales raisons pour lesquelles nous assistons, hélas, à ce qu’on pourrait appeler une nécrose progressive de notre jeune Etat ? Est-il raisonnable d’être si pessimiste ? Peut-être, pensera une opinion majoritairement issue d’une société nomade dont la capacité d’improvisation d’antan n’arrive plus à compenser le manque de vision prospective.
Peu importe ce qu’en diront les uns et les autres ! Nous vivons la fin d’un processus d’assassinat de l’Etat qui a commencé par la militarisation du régime, suivie de l’adoption d’un système libéral déjà atteint de senescence dans son propre berceau, alors que le nôtre demeure astreint à répondre aux exigences qu’impose une vocation nécessairement providentielle. La création des collectivités territoriales dissoutes en 1969 pour insuffisance de ressources publiques, fut le premier clou dans le cercueil de l’Etat que les nouveaux élus croyaient avoir déménagé selon l’expression de l’un de nos collègues administrateurs civils. Puis, la libéralisation clonée de la vie politique a paradoxalement redoré le blason des forces millénaristes historiquement opposées à la formation de tout pouvoir central.
Sont venus ensuite certains de nos partenaires techniques et financiers qui ont travaillé d’arrache-pied pour enraciner dans les esprits l’idée que pour promouvoir une administration de développement, il fallait éviter de confier la gestion des financements extérieurs aux services publics classiques. L’administration publique tant centrale que territoriale a été mise à la marge pour laisser place, au flanc des ministères et des wilayas, à des structure hybrides appelées « projets » qui se situent à la lisière de la légalité, hors de tout contrôle autre que celui des « tasks-managers » désignés par les sources de financement. Une Autorité de Régulation soi-disant indépendante est venue se substituer à l’Etat dans des domaines aussi sensibles et stratégiques que les Télécommunications, l’Energie, l’eau, etc. alors que tous les impératifs régaliens découlent de la fonction régulatrice étatique.
Une Autorité hors de toute autorité
Sont tombées ensuite les dernières salves de la libéralisation, causant des dommages irréparables aux deux secteurs vitaux de l’Enseignement et de la Santé. La dissolution ou l’affaiblissement des principaux établissements qui constituaient les principales mamelles de la puissance publique a pris l’allure d’un sevrage brutal des populations qui venaient à peine de découvrir que l’Etat n’est pas aussi exogène qu’on pourrait le craindre. La Fonction publique a été privatisée et le lien de subordination et d’obéissance à la loi a cédé la place à la volonté des rapports personnels d’un autre âge. La centralisation des prérogatives publiques est telle que, pour accéder à certains services d’une évidente utilité, les citoyens les plus éloignés sont obligés de passer des mois devant les bureaux des ministères. Le processus de décentralisation piétine depuis la création des Communes. Et comme si on voulait le ralentir davantage, des Régions sans attributions et sans ressources ont été instituées aux côtés des Communes.
La structure gouvernementale est pour le moins immobile et, contrairement aux décennies précédentes, les foules de citoyens s’affairant matin et soir, commerçant, se plaignant, informant ou s’informant devant les ministères de la République, ont totalement disparu. Les locaux administratifs sont barricadés, entourés de grilles comme pour dire adieu au service public universellement connu comme étant accessible à tous, continu, neutre, égalitaire et gratuit. Les usagers de l’Administration n’ont plus aucun espoir d’y trouver une oreille disponible pour les écouter et si par hasard ils en rencontrent une, ils sont aussitôt déçus de ne pouvoir être compris, faute de compétence et d’expérience.
Le Gouvernement est de plus en plus immobile en dépit des derniers efforts de le ranimer. Ses principales sources de dysfonctionnement n’ont jamais fait l’objet d’une quelconque réflexion. Sans se livrer à un réel diagnostic, on constate que certains ministères parmi les plus vitaux n’ont aucune maitrise sur des domaines qui leur sont indispensables pour la réussite de leur mission. L’exemple du Département de l’Agriculture qui n’a aucun pouvoir en matière de gestion des ressources foncières et hydriques. Celui de l’aménagement du territoire est dans la même situation. D’autres Départements ministériels regroupent des fonctions exigeant des disponibilités différentes comme celle de gestionnaire des finances et de la recherche des financements. La concentration de cette dernière fonction aux mains d’un seul ministère semble pouvoir ralentir le rythme du développement, car chaque ministre est mieux placé pour identifier les besoins de son secteur en termes de ressources financières et pour définir les conditions spécifiques des accords de financement le concernant.
Aussi, peut-on constater l’absence de coordination et de concertation entre les structures gouvernementales entrainant une terrible incohérence de leur action sur le terrain. Les lois, y compris celles régissant la gestion des ressources rurales (foncier, eau, forêts, pâturages) sont contradictoires en plusieurs endroits et chaque ministère chargé de l’un de ces domaines sensibles agit en vase-clos, sans tenir compte des autres.
Un mur entre l’Etat et les citoyens
L’immobilisme des structures gouvernementales a pour cause non seulement l’absence de recherche des choix organisationnels efficaces, mais plus globalement l‘ignorance de l’exigence de la rationalité des choix budgétaires (RCB) qui passe par la prise en compte de l’incidence financière des différents options d’organisation possibles. C’est pourquoi, notre Gouvernement coûte cher et aurait pu être conçu autrement pour dégager une importante économie de ressources à réserver à autre chose de plus utile.
Résultant de l’évolution de notre Administration depuis sa naissance par césarienne, tous ces facteurs commencent aujourd’hui, à avoir pour corollaire l’existence d’un mur presque impossible à démolir entre l’Etat et le Citoyen. Ce n’est pas la peine de se voiler la face et de faire confiance aux profanes et aux laudateurs. Les Mauritaniens n’attendent presque plus rien de leur Etat, même s’ils se rassemblent toujours sur les esplanades publiques pour crier leur soif, leur faim ou leur maladie, ou pour chanter les louanges des hauts dignitaires du pays.
En conséquence de tout ce qui précède, l’Etat n’a plus que le bâton qui commence à tomber entre les mains de milices privées composées d’anciens membres des corps constitués et commandées par d’anciens officiers. C’est déjà le signe avant-coureur d’une privatisation de la dernière fonction originelle de l’Etat. D’autres syndromes apparaissent, présageant une situation inquiétante marquée, qu’on le reconnaisse ou non, par l’émergence au sein du pouvoir, de fiefs aux territoires respectifs bien délimités. Apparaissent en effet, des chasse-gardées de quelques notabilités inamovibles échappant apparemment à tout contrôle.
Malheur au dernier venu qui n’a que le désir et les mains nues pour détruire cette muraille entre l’Etat et ses citoyens ! Plus malheureux encore sera celui qui viendra après lui par effraction ou par une tout autre voie pour se mesurer à cet obstacle !
Il y a certes des miracles et pour y croire, il serait possible d’entamer une réelle aventure en commençant par lancer une profonde réforme de l’Etat dans le but salutaire de réconcilier les Mauritaniens, non pas avec le régime qui les gouverne, mais bien avec leur Etat. Nous n’avons pas besoin de dialogue pour ce faire, mais d’une concertation, car le premier sous-entend une différence d’objectif, un clivage, une possibilité de mésentente fatale, alors que la seconde suppose une communauté préalablement assumée. La concertation fait appel à l’ingénierie sociale fondée sur des avis scientifiques d’administrateurs, d’ingénieurs, de médecins, d’officiers de toute formation. De ce chantier, les hommes politiques ne devraient pas avoir le plus grand rôle, car ils nous ont souvent fait peur, y compris d’eux-mêmes. Ils ont transformé en danger l’expression, même maladroite ou violente, d’un clivage horizontal ressenti à juste raison par des couches sociales désireuses de jouir de leur part des ressources publiques ou d’un simple droit à la dignité humaine. Pourtant, il ne s’agit que d’une manifestation à prendre en considération et qui constitue une preuve de vitalité d’une société à la recherche d’un équilibre nécessaire fondée sur une réelle justice sociale.
Ce qui menace le pays, ce n’est pas non plus le faux étendard que remuent quelques extrémistes prétendant exprimer le désir fondé ou non de certaines de nos composantes ethniques de partager équitablement l’ombre d’un Etat dont elles perçoivent bien les limites après avoir participé activement à sa fondation. Ce désir est à prendre en compte, il s’agit au fond d’une simple manifestation d’un remue-ménage naturel postérieur à la naissance de tout Etat. En réalité, les Mauritaniens n’ont d’autres choix que de vivre ensemble et trouveront, chemin faisant, les meilleures voies pour y arriver sans heurt.
Ce qui doit réellement nous faire peur, c’est qu’au moment où l’horizon ne promet pas de rivage serein, le bateau commence à prendre l’eau et menace de couler à cause d’avaries intérieures dont personne ne semble percevoir la gravité.