
Le souhait de A.Tchekov partagé
Le grand Homme (de cœur) se précipita donc sur moi lorsqu’il m’avait vu à l’entre-ouverture de la porte de son bureau. Il était emporté par son enthousiasme de me voir. Comme moi, il avait vécu en véritable professionnel de la politique. Comme moi également, l’activité professionnelle n’avait jamais occupé son esprit pour l’envisager comme unique destin dans la vie. Tout indiquait qu’on partageait encore une autre valeur: le plaisir de servir les autres.
En effet, ma conviction profonde est que, dans la vie, le vrai malheureux est celui qui se cramponne à ne servir que sa propre personne ou à la limite son entourage le plus immédiat. Alors que la personne la plus heureuse sur terre est celle qui consacre l’essentiel de son temps à tout partager avec les autres.
A. Tchékhov, le grand écrivain russe disait: « Nous travaillons pour les autres jusqu’à notre vieillesse et quand notre heure viendra, nous mourons sans murmure et nous dirons dans l’autre monde que nous avons souffert, que nous avons pleuré, que nous avons vécu de longues années d’amertume, et Dieu aura pitié de nous… ». Plus que probable, l’Homme et moi, comme nous avions passé par le même itinéraire, aussi, logiquement, nous dirions la même chose que Tchékhov.
Loin du regard des « experts »
Au premier contact avec « l’Homme », je compris que depuis son arrivée à la tête del’institution, il souffrait d’une certaine solitude. Il était manifestement dérangé au plus haut degré par le cercle des « experts » et de «super-cadres » qui avait l’habitude de phagocyter chaque chef général de cette prestigieuse et plus que juteuse institution dès qu’il pose pied dans son bureau.
Il me fit état aussitôt de ce sentiment. Mon arrivée le réconforta. A ses yeux, je constituais une étincelle au milieu d’un espace de ténèbres. Il me demanda qu’elle était ma situation dans l’institution. Sa question m’embarrassa. Je ne savais que répondre, puisque en réalité je n’avais aucune situation. Mon salaire mensuel couvrait à peine mes frais de transport quotidien et un modeste petit déjeuner dans le bureau de Mahfoudh, mon unique ami ici.
La promotion professionnelle immédiate
Moi, j’avais «le privilège» d’être le seul cadre, même moyen, ne possédant pas de bureau en ce moment. En ma présence, il téléphona à la cheffe du personnel. Il lui demanda de lui apporter mon dossier.
Ce n’était pas aussi volumineux. Après le départ du chef du personnel, il le feuilleta un petit moment. Puis brusquement son visage se crispa. Il s’agrippa la tête avec les deux mains. Un gigantesque point d’exclamation lui couvrit tout le visage. Il lâcha, après un léger balancement de tête : « mais qu’est-ce que ça signifie : cadre moyen ! ». Avant de compléter : « cher frère, où sont les cadres supérieurs, les cadres pleins ici ? Si toi tu n’en faisais pas partie ?! ». Pour l’Homme, le vrai cadre serait d’abord le cadre politique, le cadre conscient et préoccupé par le destin de son pays. Il sortit son stylo. Il rédigea immédiatement mon reclassement dans le plus haut grade de l’institution. Après sa saisie, il le signa, puis apposa sa signature au bas du petit texte. Il rangea le tout dans la chemise du dossier avant d’appeler la cheffe du personnel pour le lui remettre. Mon salaire doubla. Ce qui me permit d’améliorer sensiblement la qualité de mon petit déjeuner matinal dans le bureau de mon ami Mahfoudh, « le casse-pied » de l’institution, « l’emmerdeur » de ses « experts ». Avant de nous séparer, il me demanda de passer souvent le voir au bureau, certainement pour le « dépayser » de temps en temps.
Le départ involontaire
Malheureusement il ne va pas durer longtemps à la tête de l’institution. Tout nouveau chef qui ne se laissait pas téléguider par le cercle des «experts », les faiseurs de rois, n’avait aucune chance de durer ici. A mon tour, je ne passerai pas longtemps après lui. Dans cette institution, comme d’ailleurs dans presque toutes celles de la République, les seuls chefs qui réussissaient à garantir leur pérennité dans leurs fonctions étaient ceux qui accepteraient de se plier aux « réalités » du moment: faire le jeu des proches et parents des hommes du système, surtout ceux de ses services spéciaux.
Des experts aux mauvaises expertises
Parmi les conditions du succès d’un chef, on pourrait aussi citer la marginalisation de l’ensemble du personnel à l’exception du cercle d’ «experts », en plus d’un nombre réduit de travailleurs, serviteurs indispensables, comme quelques chauffeurs et plantons, bons à tout faire y compris un certain « service spécial » de nuit. Tous les autres n’avaient droit à aucune formation ni à aucune tâche à exécuter. Le mieux était de les maintenir dans l’ignorance totale si possible.
Cette situation m’amena à céder aux fortes pressions des « experts » et à accepter de partir dans « le départ volontaire » qui suivra un peu après.
Les cyniques manœuvres des institutions internationales
« Les départs volontaires » furent une forme déguisée et sournoise de compression, souvent à grande échelle, découverte par les institutions financières internationales et appliquées essentiellement dans les pays sous-développés. Je n’étais pas le seul « partant volontaire ». A quelques exceptions près, tous les « marginaux », ou plus pudiquement les marginalisés de l’institution, furent poussés à « partir volontairement ». Seul mon ami Mahfoudh, l’indomptable Mahfoudh !, résista aux pressions des « experts » qui avaient déployé tous les moyens possibles et imaginaires pour le faire « partir volontairement ».
(À suivre)