Intelligence durable – XIV –

27 October, 2025 - 14:32

Un panafricanisme en quête de programme

Soigneusement occulté par les media occidentaux de l’époque (1), cette adhésion n’était certes pas significative de l’état d’esprit de tous les musulmans africains. Comme ailleurs dans le monde, il existait encore de graves préjugés, parmi les Blancs d’entre eux, au sujet des capacités des Noirs à assumer librement leur humanité. Un racisme particulièrement virulent, d’ailleurs, aux USA et en Europe où c’est au nom de « La » science qu’on entendait maintenant « démontrer », via tout un assortiment de mesures « méthodologiques », la supériorité de la race blanche « pure » sur toutes les autres (2). À défaut de relancer l’esclavage, désormais officiellement interdit, ces prétendus « arguments naturalistes » banalisaient des attitudes ségrégationnistes et s’employaient, plus ou moins ostensiblement, à justifier les entreprises de colonisation européenne en Afrique. Doit-on pour autant en conclure que de telles considérations étaient absentes dans l’esprit des classes supérieures musulmanes « blanches », notamment en Afrique ?

La question n’est pas polémique. S’appuyant sur des faits avérés d’esclavage perdurant plus ou moins secrètement, tout au long du 20ème siècle – au moins… –, ce doute a entretenu la méfiance d’un nombre conséquent de Noirs non-musulmans panafricains envers leurs co-continentaux musulmans. Et même entre musulmans noirs et blancs d’un même pays, comme en témoignent, encore aujourd’hui, certaines tensions palpables en divers pays, notamment en Mauritanie. Pourtant, il n’a pas manqué de leaders, de part et d’autre, pour militer résolument en faveur d’une réelle coopération entre tous. Citons ici, côté musulman, le bien-aimé Cheikh Ibrahim Niass (1900-1975) de Kaolack, l’éminent historien Cheikh Anta Diop (1923-1986), les présidents Gamal Abdel Nasser (1918-1970), Sékou Touré (1922-1958) ou Mouammar Kadhafi (1942-2011) ; côté chrétien, les cardinaux Wilfrid Fox Napier (1942-) et Fridolin Ambongo Besungu (1960-), le tout aussi éminent historien Joseph Ki-Zerbo (1922-2006), les présidents Léopold Sédar Senghor (1906-2001) ou Kwame Nkrumah (1909-1972) ; les leaders animistes restant, de leur côté et à mon point de vue très peu instruit sur ce sujet, ordinairement anonymes dans les media francophones…

Tous ces leaders ont cette communauté d’idées que l’Afrique doit acquérir son indépendance totale, associant tous ses habitants et expatriés dans un même élan de solidarité, respectueux de leurs valeurs communes et respectives, notamment religieuses. Cette dernière précision pèse particulièrement lourd dans ce continent dont 90% des ressortissants placent leur religion sur le podium de leur préoccupations quotidiennes (3). Un constat certes susceptible de provoquer des tensions d’autant plus dangereuses que des intérêts extérieurs s’emploient à les manipuler. « Diviser pour régner », un concept originaire, dit-on, de la Grèce antique et quasiment fondamental de la domination occidentale sur le Monde… Mais la société africaine n’a-t-elle pas toujours reposé sur la conscience des devoirs mutuels ? Comme l’a si bien rappelé Kwame Nkrumah (4) « […] l’individualisme n’a jamais fait partie de nos conceptions traditionnelles. L’égalitarisme et l’appartenance à une communauté ont été la base [de celle-là]. » Certes, ajoutait-il, « il s’était formé, bien avant la colonisation, quelque chose de parallèle à la bourgeoisie européenne […] une classe désormais associée au pouvoir social » et dont les intérêts étaient divergents – voire carrément antagoniques – de ceux des autres classes subalternes et cette situation a perduré après les « indépendances ».

De tels propos vont bien au-delà d’une simple plaidoirie socialiste. Ils sous-tendent la quête d’un nouveau modèle d’organisation sociale et économique associant des principes communs – il n’en manque pas … – aux diverses religions animant le Continent. À chacune de se faire entendre clairement et d’écouter attentivement ce qu’ont à dire les autres. Coopérer ne signifie nullement se confondre, bien au contraire. « Ô gens ! », a dit le Saint Coran (5), « Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle et répartis en peuples et nations pour que vous vous apportiez mutuelle connaissance. » Un verset d’autant plus puissant qu’il est vécu partout. Des plus hautes instances politiques au plus humble village en campagne et quartier périphérique de nos villes, avec cette compréhension supplémentaire de ce que ceux-ci et celles-là ont à échanger également la connaissance de leur environnement respectif. Un tel processus transformera pacifiquement le Monde : la loi, entre les humains, naît de l’expérimentation et non pas le contraire. Et cette évidence n’enlève rien à celle de la seule domination de Dieu, l’Unique Détenteur de « La » Vérité et de « La » Science.

 

Ian Mansour de Grange

 

NOTES

(1) : Et encore par ceux d’aujourd’hui…

(2) : Voir, à cet égard, « l’œuvre » du français Julien-Joseph Virey (1775-1846) : « L'Histoire naturelle du genre humain » ; Dufart, an IX, (Paris 1800 ou 1801) ; de l’allemand Ernst Haeckel (1834-1919), « Tableau taxinomique des douze espèces et des trente-six races humaines » ; ou encore de l’anglais Houston Stewart Chamberlain (1855-1927), « Arische Weltanschauung » (Vision aryenne du monde), F. Bruckmann, Munich, 1905.

(3) : https://www.indy100.com/news/the-importance-of-religion-around-the-world-in-five-charts-7245331

(4) : Voir, entre autres, son ouvrage « Le Consciencisme », Éditions Présence Africaine, Paris, 1976.

(5) : Saint Coran, 49 : 13.