La Mauritanie n’est pas raciste, mais le passe-droit y règne

25 December, 2025 - 05:25

En Mauritanie, le passe-droit ne relève ni de l’exception ni de la simple dérive individuelle ; il constitue l’un des mécanismes informels les plus puissants de régulation de l’accès aux ressources, aux privilèges, aux positions d'influence, aux fonctions et aux opportunités. Il s’agit d’un système parallèle, silencieux mais profondément structurant, par lequel la relation supplante la règle, le lien personnel neutralise la norme, l’intercession remplace le droit et l’appartenance prévaut sur la compétence. Cette pratique, largement banalisée, a fini par s’inscrire dans le quotidien administratif, économique et social, au point d’être perçue par certains non comme une injustice, mais comme une nécessité ou une habileté face à un État jugé distant ou arbitraire. Or, cette normalisation est précisément ce qui rend le passe-droit si destructeur.

 

Des effets ravageurs
Sur le plan économique, ses effets sont ravageurs. Lorsqu’un marché public, une licence, un terrain, un crédit ou une exonération fiscale s’obtiennent par proximité relationnelle plutôt que par mérite ou compétitivité, l’économie cesse d’être un espace de production de valeur pour devenir un champ de captation de rentes. La concurrence est faussée, les règles du marché sont perverties, l’innovation découragée et l’initiative privée bridée. Les opérateurs sérieux, confrontés à un système biaisé, se replient vers l’informel ou la résignation, tandis que les ressources publiques sont orientées vers des projets inefficaces, surévalués ou inachevés. À terme, ce fonctionnement alimente la faiblesse structurelle de l’économie nationale, l'atrophie du tissu productif, la dépendance à l’État et la défiance des investisseurs.
Mais l’impact le plus profond du passe-droit est sans doute d’ordre moral et social. Dans une société où l’on réussit davantage par qui l’on connaît que par ce que l’on vaut, le mérite devient un concept creux, l’effort une naïveté. L’école et l’université perdent leur fonction d’ascenseur social, la compétence n’est plus un capital, et l’injustice se banalise. Pire encore, le passe-droit est parfois justifié au nom de la solidarité communautaire ou de la compensation face à d’autres injustices, ce qui contribue à dissoudre les repères éthiques collectifs. Cette logique engendre une société à plusieurs vitesses, nourrit les frustrations, alimente les sentiments d'exclusion, exacerbe les replis identitaires et fragilise la cohésion nationale.
À cette dynamique s’ajoute une perception tout aussi délétère : celle selon laquelle certains segments de la société, n’ayant pas su, pu, anticiper ou voulu saisir les opportunités existantes, en viennent à interpréter leur situation exclusivement à travers le prisme de la marginalisation volontaire, allant jusqu’à dénoncer un prétendu racisme d’État ou une ségrégation institutionnelle. Or, si les inégalités sont bien réelles et profondément enracinées, le mécanisme du passe-droit ne cible pas une communauté en particulier ; il traverse l’ensemble du corps social et affecte indistinctement les Maures blancs, les Haratine et les communautés négro-africaines. En ce sens, le passe-droit ne relève pas d’une logique ethnique ou raciale, mais d’un système informel de captation des avantages, fondé sur la proximité relationnelle et l’accès aux réseaux d’influence, qui fragilise toutes les composantes nationales et alimente, par malentendu et ressentiment, des lectures identitaires erronées de réalités avant tout institutionnelles.

 

Obstacle structurel au développement
Politiquement, le passe-droit constitue un poison lent pour l’État. Il affaiblit la crédibilité des institutions, rend la loi négociable et installe l’arbitraire comme norme implicite. Lorsque les citoyens perçoivent que la règle ne s’applique pas à tous de la même manière, la confiance civique s’effondre, laissant place au cynisme, à la démoralisation, à l’abstention et parfois à des formes plus radicales de contestation. Un État tolérant les passe-droits cesse d’être un arbitre impartial pour devenir un acteur parmi d’autres dans un jeu d’influences, perdant ainsi sa légitimité et son autorité symbolique.
Mettre fin aux passe-droits ne peut donc se réduire à des discours moralisateurs ou à des campagnes ponctuelles. Il s’agit d’un choix politique fondamental, impliquant la restauration effective de la primauté de la règle sur la relation. Cela suppose des procédures claires, publiques et traçables, une réduction drastique des marges discrétionnaires non encadrées, une justice réellement indépendante et une administration protégée des pressions informelles. Cela exige également une réhabilitation du mérite comme principe structurant de la mobilité sociale, à travers des concours transparents, des évaluations objectives et la protection des cadres compétents. Mais aucune réforme technique ne sera suffisante sans l’exemplarité des élites, car la lutte contre les passe-droits commence toujours par le sommet. Enfin, elle requiert un effort éducatif et civique de long terme, afin de rappeler que contourner la règle n’est ni une ruse intelligente ni un droit acquis, mais une atteinte directe au bien commun.
La Mauritanie est aujourd’hui face à une alternative claire : continuer à tolérer les passe-droits comme un mal supposément gérable, au prix d’un affaiblissement économique et moral durable, ou engager une rupture courageuse fondée sur l’État de droit, l’équité et la responsabilité. Le passe-droit n’est pas seulement une injustice individuelle ; il est un obstacle structurel au développement et un révélateur de la fragilité du contrat national.
En finir avec lui ne signifie pas seulement moraliser la vie publique, mais refonder les bases mêmes de la République.

Haroun Rabani
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