Le Calame : Vous venez de remettre votre rapport annuel au président de la République. Pouvez-vous nous brosser succinctement les principales recommandations 2022-2023 ?
Mme Mehla Ahmed Talebna : Tout-à-fait, j’ai eu l’honneur d’être reçue par Son Excellence Monsieur Mohamed ould Cheikh ElGhazwani pour lui remettre le rapport annuel de l’ONDFF, dans lequel plusieurs recommandations ont été adressées au gouvernement, au Parlement et à la Société civile. De celles-ci, je citerai tout d’abord la nécessité –l’urgence, même – d’accélérer le processus d’adoption de l’avant-projet de loi sur la lutte contre les violences à l’égard des femmes et des filles. En fait, nous avons besoin de combler un vide juridique en termes de lutte contre toutes les formes de violences dont sont victimes les femmes et les filles et d’infliger les peines les plus sévères aux auteurs des crimes de viol et de violence physique ou morale, afin de juguler ce phénomène inhumain, honteux et dégradant qui sévit dans la société. D’autant plus qu’il y a des juges qui font, sciemment ou inconsciemment, la confusion en le viol et le «zina »…
Secondement, la promulgation ou la modification d’une loi explicite garantissant la protection des droits des enfants des femmes divorcées et permettant à ces dernières de recevoir une pension alimentaire complète pour leurs enfants de leurs ex-maris, en obligeant ces derniers à prendre en charge les frais de santé et d’éducation de leurs enfants; tout en prévoyant des sanctions dissuasives allant jusqu’à l’incrimination de l’abandon des pères de leurs enfants après le divorce; et en mettant en place un mécanisme d’application rapide à même de rendre effectives les dispositions relatives au versement de la pension exigible dès l’enregistrement de l’acte de divorce.
Enfin et un peu en vrac –comprenez la difficulté à évoquer ici tous les besoins – la révision des textes relatifs au voyage des enfants mineurs, pour donner à la mère des droits identiques à ceux du père ; la modification des dispositions discriminatoires de la loi sur la nationalité, pour conférer à la femme le droit de donner la nationalité à son mari étranger; la modification de la loi de 2012 sur le quota de 20% des femmes députées qui avait été initiée en 2006, en vue de se rapprocher de la parité prévue par les ODD en 2030; ainsi que d’autres recommandations, comme la possibilité d’accorder une prime ou un traitement mensuel à la femme au foyer. Ceci dans le but de renforcer les capacités de la famille et de l’aider à mieux éduquer les enfants. Et enfin, pour couronner le tout, le rappel de la nécessité à renforcer l’indépendance totale de l’ONDFF.
- Les rapports sont le plus souvent jetés et oubliés dans les tiroirs des décideurs. Êtes-vous satisfaite de la mise en œuvre des recommandations que vous aviez formulées l’année passée ?
- Il est vrai que c’est souvent le cas mais, cette fois-ci, nous avons la pleine conviction de l’intérêt qu’accorde le président de la République à la promotion et au développement social ; en particulier, à la protection des droits des femmes : ce rapport sera pris au sérieux. Cela dit, nous ne croiserons bien évidemment pas les bras à attendre ce qu’en feront certains pans de l’administration publique connus pour leur nonchalance, voire leur mépris, envers les droits des femmes. L’ONDFF suivra donc de près le processus de mise en œuvre auprès du gouvernement, de l’Assemblée nationale et de la Société civile. Quoiqu’il en advienne, nous sommes globalement satisfaites de nos recommandations, en attendant de voir comment elles seront mises en œuvre. J’espère pouvoir partager avec les media l’évaluation qui sera faite avant le prochain rapport.
- Le rapport est une compilation des activités de votre institution. Quelles sont en substance les activités saillantes 2023 ? Combiens de plaintes l’ONDFF a-t-il enregistrées et traitées entre 2022 et 2023?
- Comme vous le savez, l’ONDFF est une institution naissante. Le grand défi de la première année était d’abord de mettre en place l’institution et de lui trouver les ressources nécessaires à son fonctionnement ; tout en travaillant à la faire connaître, avec ses objectifs et sa mission, auprès de l’opinion publique, notamment féminine afin que les femmes et les filles prennent conscience de leurs droits et en exigent la défense et la protection. Notre grand objectif est que toutes les unes et les autres sachent qu’il existe une institution nationale spécifiquement fondée pour la protection de leurs droits.
Des campagnes de sensibilisation ont été menées et nous venons de mettre en place une cellule d’accueil qui a enregistré trente-deux plaintes à ce jour. La plupart ont été traitées à l’amiable au sein même de cette cellule, d’autres ont été transmises aux autorités compétentes. Un numéro vert a été acquis et sera lancé officiellement sous peu.
- En fait, quels sont les problèmes auxquels les femmes sont confrontées en Mauritanie et qu’il faut régler rapidement ?
- Il ya une multitude de problèmes auxquels les femmes sont confrontées. Parmi les plus urgents, le manque d’autonomie et d’accès aux ressources : c’est le plus grand défi que la femme mauritanienne cherche à surmonter chaque jour que Dieu fait. Comme vous le savez, la vie quotidienne de la femme est accaparée par les exigences de sa vie familiale, l’éducation des enfants, la sécurité sociale et conjugale; et, surtout, par comment concilier ses responsabilités familiales et professionnelles. Le gouvernement doit redoubler d’efforts pour faciliter aux femmes l’accès à l’emploi et aux crédits, et trouver un moyen pour garantir à la femme au foyer une sorte de prime, ou une pension pour celles qui sont obligées ou choisissent de rester à la maison afin d’assurer la garde et l’éducation des enfants.
Autre souci, l’accès aux fonctions administratives, politiques et électives ainsi qu’aux sphères de décision politique et économique : il est loin d’être garanti. Je me demande quand les femmes occuperont-elles au moins le tiers des fonctions ministérielles, administratives publiques et des postes politiques. Je m’inquiète donc beaucoup pour cet ODD fixé à 2030 ; dans moins de sept ans donc.
Je citerai également la facilité du divorce qui se répercute sur l’avenir des enfants dont la majorité des mères ne reçoivent aucune pension alimentaire et qui ne peuvent trop souvent obtenir leurs papiers d’état-civil; les us et coutumes qui empêchent la fille de poursuivre ses études secondaires en milieu rural ou ses études supérieures et académiques loin de sa famille, à l’intérieur du pays et plus encore à l’étranger ; les violences envers les femmes et les filles, comme le viol, les mariages précoces et les Mutilations génitales féminines (MGF) encore trop répandues, notamment en milieu rural; et l’impunité des auteurs de violences et de viols car il n’existe pas de loi spécifique et dissuasive en la matière.
- Le projet de loi sur le genre que devrait soumettre le gouvernement au Parlement ne constituerait-il pas une avancée ? Pourquoi ce projet de texte en gestation depuis quelques années suscite-t-il des controverses chaque fois qu’il arrive devant les députés ? Que pense l’ONDFF de ce texte que certains jugent contraire à la Chari’a ?
- Oui : une fois adopté, cet avant-projet de loi pour lutter contre les violences envers les femmes et les filles constituera une grande avancée. Mais notez que les autorités actuelles ne l’ont pas encore soumis aux députés pour être adopté ou non. Il fut transmis une première fois à l’Assemblée nationale, à l’initiative de l’ancien ministre de la Justice en 2020, mais le gouvernement le retira rapidement avant de le soumettre au vote, ayant constaté qu’il n’avait pas fait l’objet de consultations préalables. Tout dernièrement, le ministère de la Justice a organisé un atelier de sensibilisation qui s’est globalement bien passé mais a malheureusement été victime d’une récupération politique – plutôt politicienne à vrai dire – de la part d’un groupe d’extrémistes qui ont mené une campagne violente dans les media sociaux en utilisant certains passages de l’ancien projet datant de 2012, arguant qu’il était contraire aux principes de notre sainte religion. Ce qui relève purement du surréalisme. En fait, beaucoup de ceux qui ont relayé ces contrevérités n’ont même pas lu la dernière version de l’avant-projet de loi. Il est inconcevable que le gouvernement de la RIM présente un texte non conforme aux préceptes fondamentaux de l’islam, nous le savons tous : ce dont il est question, c’est du Message du Prophète Mohamed (PBL) qui est à l’origine même des principes fondamentaux et des valeurs de protection de la dignité humaine et des droits de la Femme. Il s’agit tout simplement d’une campagne de désinformation et de petites manœuvres politiciennes de la part de groupes qui auraient intérêt à maintenir le statuquo du désordre actuel, en refusant toute loi protégeant les femmes dans le contexte actuel.
Il faut aussi dire que les femmes ne se sont pas mobilisées pour défendre leurs droits et contrer la campagne de ce groupe anti-femmes auquel les enseignements islamiques ne cessent pourtant de rappeler que « seuls les hommes dignes protègent la dignité des femmes ». Je souhaite vivement que le gouvernement persévère dans sa volonté de faire adopter cette loi dans les meilleurs délais et dans l’intérêt général, notamment en faveur de la sécurité et de la protection de plus de 52 % de la population. Conscients de l’importance de la protection des droits des femmes, beaucoup d’hommes normaux sont favorables à ce que leurs filles, leurs mères, leurs sœurs soient protégées et sévèrement punis les auteurs de violences. Vous savez, il existe encore chez nous des personnes qui cherchent à taire et cacher le phénomène du viol, par peur d’être exposées au déshonneur. Mais je suis personnellement convaincue que le gouvernement n’acceptera jamais que des groupes minoritaires puissent dicter leur mauvaise volonté en occupant la rue.
Par ailleurs, j’aime souvent rappeler que la démocratie ou la lutte contre le terrorisme, pour ne citer que ces deux décisions majeures, ont été promulguées dans l’intérêt général des populations et non à la suite d’une demande populiste ou populaire. Mais évitons toute polémique : les institutions concernées de droits humains – surtout les associations féminines – doivent mener des campagnes d’explications et de plaidoyer auprès de l'opinion publique pour diffuser la dernière version de l’avant-projet de loi déjà validé, soulignons-le, par le Haut Conseil de la Fatwa et des Recours Gracieux. De son côté, l’ONDFF a mené un plaidoyer auprès des oulémas, des imams et des leaders de la Société civile. Unanimement, ils ont tous reconnu qu’il n’y a rien, dans la dernière version de l’avant-projet, qui puisse justifier cette campagne si violente et fallacieuse orchestrée contre lui.
- Les femmes et les filles acceptent-elles de parler de leurs problèmes, surtout intimes, devant les institutions comme l’ONDFF? Que faites-vous pour les y amener ? De quels moyens disposez-vous en ce sens ?
- Pour des raisons culturelles, peu de femmes et de filles ont le courage de parler de leurs problèmes intimes, considérant qu’un tel acte est diffamant et humiliant. Aussi avons-nous mis en place cette cellule d’écoute qui reçoit les plaintes et les étudie en toute confidentialité et professionnalisme. Vous savez, il suffit de rassurer les victimes en construisant une relation de confiance et de les mettre dans des conditions favorables pour leur permettre de s’épancher paisiblement et librement.
- L’ONDFF a été fondée par le décret N°2020 -140 en date du 3 Novembre 2020. Qu’est-ce qui a changé dans la situation des femmes et des filles ? En quoi leurs droits et conditions sont-ils distingués ?
- Comme vous l’avez dit, l’Observatoire a été fondé en Novembre 2020, ses membres nommés en Décembre 2021 et ses activités officiellement lancées en Juillet 2022 : moins de deux années d’existence ne peuvent avoir changé beaucoup de choses. La première année du mandat de trois ans qui prendra fin en Décembre 2024 a été globalement consacrée à la mise en place de l’institution; l’année en cours a connu des activités importantes, comme l’organisation de campagnes de sensibilisation et de plaidoyer en faveur de la participation politique des femmes, par exemple; des sessions de formation de nos membres et du staff, ainsi que deux études : l’une sur les aspects discriminatoires de la législation mauritanienne et l’autre sur le diagnostic de la situation des droits des femmes en comparaison de celle des hommes.
Je crois que la fondation même de l’ONDFF est en soi une grande nouveauté et le signe précurseur de changements positifs dans les années à venir. Les autorités mauritaniennes doivent en être d’autant plus félicitées qu’il s’agit de l’unique institution chargée de défendre les droits des femmes et des filles.
- Pourquoi l’ONDFF est-il placé sous la tutelle du Premier ministre plutôt que sous celle du Ministère des Affaires Sociales, de l’Enfance et de la Famille ?
- Mais pour quelles raisons devrait-on mettre l’ONDFF sous une tutelle ? Parce que c’est une institution spécifiquement destinée aux femmes et gérée par elles ? Non, il doit être totalement indépendant, pour plus de crédibilité et de visibilité en termes de bonne gouvernance, de justice et d’égalité des sexes... si l’on veut vraiment qu’il soit une institution de droits humains consacrée aux droits de la Femme et de la Fille.
Cependant je peux comprendre qu’il soit placé sous tutelle durant une période expérimentale limitée, particulièrement au tout début de sa fondation, mais il ne doit surtout pas être mis sous celle d’un ministère, soit-il le MASEF. Car il ne s’agit pas d’une institution à vocation sociale mais plutôt de droits humains : son action est transversale et doit travailler avec plusieurs départements ministériels. Sa mise sous tutelle du Premier ministre prouve l’importance de l’ONDFF pour les autorités du pays visant à faciliter la coordination avec tous les départements ministériels, avant de lui accorder un statut juridique plus approprié et solide.
- Quels rapports entretient l’ONDFF avec la CNDH, le MNP, les oulémas et les ONG de défense des droits des femmes ?
- Considérant le décret fondant l'ONDFF, c’est la seule institution en Mauritanie chargée de défendre et de promouvoir les droits des femmes et des filles. Nous cherchons évidemment à entretenir de bonnes relations de collaboration, de partenariat, de complémentarité et de respect mutuel entre toutes les institutions de droits humains, y compris le CDHAHRSC, la CNDH dont la mission est plus globale, et le MNP; ainsi que les ONG de défense des droits des femmes dont certaines sont d’ailleurs représentées dans le conseil d’orientation de l’Office.
En ce qui concerne les oulémas, nous les consultons personnellement en permanence et cherchons à entretenir de bons rapports avec tous, via l’Association des Oulémas Mauritaniens et le Conseil Supérieur de la Fatwa et des Madhalems. Les membres de ces deux institutions sont souvent compréhensifs et beaucoup plus ouverts que certains oulémas autoproclamés.
- Les ONG de défense des droits des femmes se plaignent de la restriction des libertés d’expression et de manifestation pacifiques. Que pensez-vous de leur revendication pour la fondation d’une loi protégeant les activistes des droits de l’Homme ?
- En toute franchise, je ne crois personnellement pas qu’il y ait des restrictions empêchant les manifestations pacifiques. Mais nous soutenons de toute façon la revendication légitime pour la protection des activistes des droits humains, notamment ceux qui œuvrent pour les droits des femmes et des filles.
- Qu’est-ce qui expliquerait, à vos yeux, la multiplication des divorces et les foyers monoparentaux chez nous ? Cela ne pose-t-il pas de problèmes dans la prise en charge des enfants ? Que faites-vous quand pareille situation vous est exposée ?
- En fait, je crois que c’est en partie lié à la culture, notamment à cause de la facilité de contracter un mariage traditionnel et informel: il suffit qu’un imam de mosquée lise la Fatiha en présence de deux témoins venant de la rue pour se dire marié; et au peu d’importance accordée au mariage civil : cela rend le divorce encore plus facile. En plus de la pauvreté, l’analphabétisme et l’ignorance des procédures juridiques peuvent aussi être cités parmi les principales causes de la désintégration de la famille. D’autant plus que ce sont souvent les filles qui subissent des mariages précoces dans les milieux précaires supputant que les marier ferait bénéficier d’un petit soutien financier.
Il faut reconnaître qu’il s’agit là d’un déséquilibre social perpétué par des coutumes et des traditions qui ne servent pas la stabilité de la famille en général et devant lequel nous ne pouvons faire que de sensibiliser les femmes sur l’intérêt qu’elles ont à enregistrer leur mariage et leur divorce à l’état-civil.
- En dépit des efforts accomplis en matière de santé, le taux de mortalité maternelle demeure encore important en Mauritanie. Quels efforts faudrait-il encore produire pour améliorer la situation?
- Je crois que les principales causes sont la faiblesse de la gouvernance et la mauvaise gestion du système de santé accumulées durant des décennies. Pour être plus précis, on peut ajouter ce qui suit :la faiblesse de l’accès des femmes aux services publics ; le manque d'équipements nécessaires pour l’accouchement et de ressources humaines, comme les sages-femmes en milieu rural ;et encore les mariages précoces de filles qui tombent enceintes alors qu’elles sont encore très jeunes : c’est une réelle menace pour leur vie.
- Comment jugez-vous la place des femmes sur l’échiquier politique? Sont-elles bien représentées dans les organes électifs (Parlement, mairies, conseils régionaux) et au niveau de l’Exécutif ?
- Je crois que la représentation politique des femmes dans toutes les fonctions, tant politiques qu’électives, est encore loin d’être satisfaisante. Comme vous le savez, le pourcentage de femmes au Parlement est de 23 %, il n'y a que deux femmes parmi nos deux cent trente maires et une seule présidente de conseil régional… alors que sept ans seulement nous sépare de l’échéance 2030 des ODD cherchant à atteindre la parité. Je rappellerai ici que nos sœurs sénégalaises l’ont déjà atteinte et je les envie pour cela. Oui, nous avons encore du pain sur la planche. Beaucoup reste à accomplir en termes de sensibilisation et de plaidoyer ; pour d’abord convaincre les femmes à mieux s’engager en politique et ensuite exiger des chefs de parti de mieux placer celles-ci, en tête de liste des candidatures par exemple.
Ce qui est sûr, c’est qu’il existe bel et bien une volonté politique chez nos plus hautes autorités en faveur de cette promotion. Mais si les femmes ne s’investissent pas elles-mêmes en leadership et politique, très peu de choses changeront avant les prochaines élections. Comme on dit, « aide-toi et le ciel t’aidera ».Je vous remercie.
Propos recueillis par Ahmed Ould Cheikh et Dalay Lam