Le Calame : La rentrée scolaire est marquée par des manifs de protestations de parents d’élèves et de promoteurs des écoles privées contre l’application de la loi d’orientation votée en 2022 qui supprime le français en 1ère, 2ème et 3ème année du Fondamental public et privé, tout en consacrant la primauté de l’arabe sur les autres langues nationales que sont le Pulaar, le soninké et le wolof. Comprenez-vous cette réaction que vous avez qualifiée de tardive dans une interview sur un media privé ?
Samba Thiam : Ayant appartenu moi-même à la famille enseignante et au corps de contrôle du milieu scolaire, je ne comprends que très bien ces réactions, légitimes, de parents d’élèves et de collègues, affligés par ce qui arrive à leurs enfants à cause de l’incompétence et de l’idéologie chauvine qui nous gouvernent. Mais, bon : même tardive, une réaction vaut mieux que rester bras croisés. Mieux vaut tard que jamais dit-on…pourvu que cette levée de boucliers ne s’éteigne pas à son tour comme un feu de paille.
Cette loi d’orientation que nous avions vigoureusement dénoncée très tôt en son temps est nocive à tous égards. Elle consacre, à la fois, un enseignement de classes entre riches et pauvres et l’inégalité structurelle face à l’acquisition du savoir entre enfants de composantes nationales différentes. Ceux-là bénéficieront des privilèges de la fortune, ceux-ci resteront parqués dans une école publique délaissée, pléthorique, « insécure » où les uns seront enracinés dans leur culture, les autres se verront déniés ce même droit naturel… Bref, cette réforme est tout, sauf patriotique !
Si l’action des manifestants que je salue au passage bénéficie de toute ma solidarité, j’aurais toutefois souhaité qu’on ne prenne pas l’accessoire pour l’essentiel. Non pas ce dédain, en filigrane, de l’école publique, délibérément délaissée au profit du privé, mais plutôt l’exigence de son redressement, pour une éducation de qualité pour tous. Garder le Privé certes, mais sous contrôle rigoureux, tant que le Public sera incapable d’absorber les cohortes d’enfants en âge d’être scolarisés.
L’idée du nivellement à la base des différences sociales au Primaire n’est pas mauvaise en soi : elle répond à un des principes fondamentaux de l’école de la République héritée de la révolution, pour gommer, à défaut atténuer, les différences de statut social entre enfants issus de milieux différents. Nous en sommes tous le produit. Seulement cela requiert des conditions minimales de planification et non pas cet esprit d’improvisation permanente qui nous gouverne.
Notre École est malade par la faute des idéologies importées, du complexe identitaire et de la passivité des victimes. En vérité, le problème n’est pas tant le Système que les victimes elles-mêmes. Sinon, comment comprendre cette situation de sauve-qui-peut qui amène bon nombre de parents d’élèves à opter pour « l’alternative » d’inscrire leur progéniture au Sénégal ou à retirer, purement et simplement, des marmots de 11 /12 ans de l’école pour en faire des apprentis mécaniciens, chauffeurs, plombiers, soudeurs, etc. ? Nous y sommes ! Avec ce système ultra-chauvin, nous atteignons le but ultime de l’apartheid que décrivait Mandela : « utiliser la force numérique et la force de travail des Noirs pour les transformer en instruments, sans qu’aucune possibilité ne leur soit laissée de sortir de cette situation ». En plus de cette volonté tenace d’assimilation des négro-africains propre à la Mauritanie…
Du reste il n’y a pas mieux que maître Taleb Khiyar pour décrire, dans son style tranché, les maux réels de notre système éducatif. « Chez nous », dit-il, « la culture est pensée ou perçue par nos leaders historiques comme un instrument de conquête et de confiscation du pouvoir ». Elle fut, en effet et de l’aveu même de feu Bedreddine, l’instrument principal utilisé – à travers la langue– pour changer le rapport de forces post-indépendance – autre obsession... – avec et après Moctar.
Maître Taleb Khiyar – encore lui – de poursuivre avec plus de clarification : « La crise identitaire en Mauritanie existe en raison de plusieurs facteurs dont le plus important est l’école républicaine […] où un enseignement suprématiste faisant l’apologie de la supériorité d’une culture, d’une race, d’une langue sur les autres est dispensé ». Qui dit mieux ?
- La loi d’orientation en question préconise une phase-test de l’enseignement des langues pulaar, soninké et wolof alors que vous et d’autres organisations comme OLAN réclamez d’abord l’officialisation de ces langues avant leur introduction dans le système éducatif. À votre avis, pourquoi le système en place refuse d’accéder à cette requête ?
- Écoutez, cette loi d’orientation, cette expérimentation en cours, tout cela n’est qu’une vaste supercherie, une forfaiture. Sinon pourquoi recourir à une nouvelle expérimentation alors que les résultats de l’expérience passée de l’ILN sont là et concluants, de l’avis de tous ? Le personnel vit toujours, la documentation existe mais l’on a préféré faire table rase de tout cela… Pourquoi ? Ensuite, quand on mène une expérience-test, le statu quo demeure d’habitude l’élément de comparaison en fin de processus. Mais à quoi assiste-t-on actuellement ? Tandis que se mène le test, on accélère en même temps le processus d’arabisation du Fondamental en gommant la langue française du cursus ! Dès lors, il est facile de présager le résultat qui nous sera servi : « ce test est un échec et allez ouste, mettez-vous tous à l’arabe ! » Qui va gober ce piège à nigauds, sinon les plus naïfs ou ceux qui préfèrent regarder ailleurs ? L’officialisation est là pour garantir la pérennité du statut de ces langues comme langues de travail et véhicules d’enseignement et nous prémunir des caprices et humeurs de nos dirigeants.
Voilà où nous conduit « l’École Républicaine » mystificatrice de Ghazouani ; terme galvaudé en référence à l’École de Jules Ferry :au lieu de niveler les différences sociales entre enfants de la République devant l’acquisition du savoir, elle les creuse, les accentue davantage, à travers toutes sortes de discriminations ethniques, raciales et sociales. Lorsque nous dénoncions les pièges de cette loi d’orientation, monsieur Ba et sa négrita s’égosillaient après les débats au palais du Congrès pour dire « qu’il y avait là quelque chose de hautement positif et qu’il fallait voir le verre à moitié plein ». D’où les missions dans la Vallée pour plaider l’adhésion des populations à ce qui se tramait. Mais je persiste !
Soit dit en passant, lorsqu’il s’était agi d’inviter un ressortissant mauritanien très averti sur la question, alors en plein débat, des langues nationales, monsieur Ba s’était cabré, allez savoir pourquoi ! Or, à travers des conférences de presse que cet homme qualifié animerait, nous cherchions à éclairer davantage l’opinion nationale, toutes tendances confondues, sur les enjeux et les contours de cette réforme (scélérate) en gestation. Monsieur Ba ne voulut rien entendre et refusa net de coopérer... Qu’est-ce à dire ?
Revenons à la posture bornée de nos gouvernants face auxquels une question mérite d’être posée, parce qu’elle interpelle et alerte à la fois : pourquoi donc le Maroc et l’Algérie – arabes parmi les arabes – acceptent-ils d’officialiser le tamazigh, alors que la Mauritanie campe dans son refus de faire de même pour le wolof, le Pulaar et le Soninké ? Non, ils n’ont pas renoncé à leur agenda initial, ces tenants du Système ! Unifier, uniformiser et non pas unir ; gommer l’autre identité négro-africaine du pays, telle demeure l’intention, l’objectif. Or on ne saurait construire un vivre ensemble en effaçant les uns. Encore une fois, cette voie est sans issue : il faut se ressaisir !
- Depuis quelques semaines, les populations de la Vallée sont confrontées à de désastreuses inondations. Comment jugez-vous la réaction du gouvernement ?
- Extrêmement insuffisante, pour ne pas dire quasiment nulle, au regard du constat dressé par la mission que nous avons dépêchée sur place. Vous devez l’avoir constatée par vous-même, cette différence de mobilisation de l’État et de ses hommes d’affaires sans commune mesure avec le cas de Tintane, il y a de cela quelques années. Quelques kilogrammes de sucre, quelques litres d’huile bon marché et une poignée de riz à quelques familles, ça ne soulage pas des souffrances de ce type. La gestion du sinistre sur les deux rives du fleuve par les gouvernements sénégalais et mauritanien est loin d’être comparable ! Ceci pour dire que la partie « Fraternité-Justice » de notre devise nationale sonne faux. Il faut en tirer les leçons.
- La Coalition Biram président 2024 a entamé il y a quelques semaines une restructuration. On parle d’une coalition anti-système. Pouvez-vous nous dire ce que vous entendez par ce vocable ? Quels sont les objectifs de cette coalition et où en sont les travaux des commissions ?
- Oui, nous avons entamé la phase de restructuration et de réorganisation de notre rassemblement. Il se dénomme désormais « Coalition anti-Système ». Notre objectif, voire notre but ultime, est de changer, démanteler le système pernicieux qui nous mal-gouverne depuis soixante-quatre ans ; en corriger les graves dysfonctionnements de tous ordres qui menacent la stabilité du pays, plombent son développement, freinent sa mutation en un État moderne, véritablement uni, égalitaire, fraternel et démocratique. Nous voulons apporter ce changement, au bénéfice de tous les Mauritaniens sans distinguo, avec le concours de toutes les forces vives du pays, mues par la même volonté et qui souhaitent y être associées.
Quant au travail des sous-commissions, il est presque terminé. Il reste juste quelques petits réglages à faire et nous comptons bien tenir notre promesse, c’est- à-dire acter notre rentrée politique à la mi-Novembre 2024, sauf cas de force majeure.
- Comment avez-vous accueilli la main tendue du président de la République alors que votre candidat n’a pas reconnu pas la victoire de son concurrent ?
- Cela n’a rien à voir. Comment voudriez-vous que l’on réagisse face à des offres de quelqu’un si déroutant, illisible et autour duquel tout est nébuleux, fuyant ? Cela dit, un dialogue, même avec des partenaires rompus au louvoiement et si souvent prompts à prendre des chemins de traverse, est toujours à prendre, à mon avis. Bref, il faut se forcer à l’optimisme, continuer à espérer…espérer, voir s’instaurer, enfin, un vrai dialogue. D’un dialogue sérieux et sincère, il sort toujours quelque chose. Attendons donc de voir venir...
- Quelles sont les chances de la tenue d’un dialogue inclusif proposé par Ghazouani ? À votre avis, à quoi pourrait-il servir dans une arène politique caractérisée par des méfiances entre ses acteurs ?
- Je crois avoir répondu de biais à cette question mais c’est vrai que cela va être très compliqué. Pour notre part, nous nous attellerons à tenter de rassembler l’opposition, celle désireuse de changer réellement les choses sans petits calculs politiciens mesquins.
- Dans une récente déclaration, le président Biram invite les acteurs politiques de l’opposition à trouver un consensus en vue d’imposer une « alternative au système en place ». Comment avez-vous trouvé cet appel ? A-t-il une chance de prospérer ?
- Appel bienvenu et à point nommé ! Quant à savoir s’il a des chances de prospérer, je dirais que nous devons garder l’espoir. L’espoir, cette flamme qui maintient et fait vivre, dans un pays où tout vous incite, à tous égards et tous les jours, à vous laisser aller au courant, baisser les bras, capituler…
- Dans son discours d’investiture, Ghazouani s’est à nouveau beaucoup engagé. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
- Combien de fois a-t-on eu droit à des promesses depuis 2019 ? Combien ont été tenues ? Les promesses n’engagent que ceux qui y croient, nous dit l’adage populaire…
- La déclaration de politique générale du Premier ministre devant le Parlement vous a-t-elle rassuré ?
- Franchement, j’ai un moment cru à ce Premier ministre, venu plein de fougue et de tonus, avec la volonté, je crois, de secouer le cocotier… J’y ai cru comme beaucoup de gens. Mais à l’arrivée –à tout le moins au vu du développement des choses – on constate que tout s’est dégonflé comme un ballon de baudruche. Cela dit, je pense sincèrement que c’est à sa décharge. En effet, si la rumeur, persistante, sur l’existence de deux groupes – colombes et faucons – au sein du gouvernement se révélait avérée, alors on pourrait conclure qu’on s’est « proprement » moqué d’Ould Diay. On n’a pas joué franc jeu avec lui… Un peu comme si l’on avait posé le jeu suivant : « voilà une mission grandiose confiée à un Premier ministre mais sans marge de manœuvres, à la merci d’un lobby couvert, presque choyé qui dispose, lui, de coudées franches et ne se privera pas de mettre des bâtons dans les roues dudit PM, en toute impunité ! »
À quel résultat s’attendre en de telles conditions, si ce n’est un fiasco ? Vu sous cet angle, le pauvre Ould Diay serait donc bien plus à plaindre qu’à blâmer, disons-le. Ne lui en voulons donc pas. Mais tout cela pour montrer quoi ? Qu’il n’y a véritablement pas de volonté politique réelle de changement, du côté du grand chef. Pas encore... ou, plutôt, encore et toujours pas : ne soyons pas dupes, c’est encore du faire-semblant, toujours notre faire-semblant habituel. Voilà pourquoi ce Premier ministre ne pourra s’attaquer à la corruption, à la gabegie ou au désordre qui ont pris racine ; ni à rien d’autre : ni œuvrer à l’ancrage de l’État de droit, en luttant contre cette mentalité rétive au travail, à l’ordre et à l’application de la loi ; ni combattre l’insécurité inquiétante qui grandit ; ni régler la question lancinante de l’unité nationale ; ni aborder les réformes démocratiques indispensables... au finish, rien.
Rien parce qu’il n’y a pas de volonté politique réelle au plus haut niveau de l’État de nous sortir du système morbide qui sert un clan, des lobbies, des tribus… Et que nous sommes en plein dans la navigation à vue et qu’on s’y complait. Bref : malgré son côté généreux par endroits, le discours du Premier ministre restera condamné à demeurer un discours, rien qu’un discours, un chapelet de promesses sans aucune chance de matérialisation. Voilà pourquoi personne n’a vu un acte fort posé pour arrêter la dérive qui se poursuit à tous les niveaux.
- Depuis quelques semaines, le processus du dossier « Passif humanitaire » connaît comme une évolution. Les listes des victimes militaires et civiles ont été renvoyées aux intéressés pour « correction, rectification, complément, etc. ». En quoi consiste le règlement recherché par le pouvoir et les organisations des victimes ? S’achemine-t-on enfin vers le bout du tunnel ? Les réparations ne risquent-elles pas primer sur les autres doléances ?
- Je ne sais pas d’où vous tenez ces informations mais je n’ai pas le sentiment que vous ayez les bonnes. À ma connaissance – et, croyez-moi, j’ai de bonnes sources… – tout ce qui a été dit ici relève de ragots. Le dossier n’a pas quitté un instant les bureaux du Commissariat aux droits de l’Homme. Il n’y aucune liste émanant de ce dernier pour corrections ou rectifications de quoi que ce soit. Tout ce raffut et ces micmacs émanent d’un groupe de rescapés militaires spécialistes de l’arnaque, assez portés sur l’argent et qui ne se soucient vraiment que du volet « réparations »de cette affaire. Par ailleurs, s’il devait y avoir corrections ou rectifications de quoi que ce soit, elles viendraient directement des bureaux du commissaire ! Ensuite cette révision des listes, si elle avait lieu, interviendrait vers le bouclage du dossier. Placer les charrues avant les bœufs, serait-ce leur scénario de règlement de celui-ci ? À l’identique de celui d’un ex-ministre et de son staff : « les veuves n’ont qu’à se présenter au stade, pleurnicher un peu puis un gradé du haut commandement militaire demandera pardon et le tour sera joué ! » On passerait ensuite à la distribution des sous, des millions d’ouguiyas par victime, laisse-t-on distiller pour appâter les gourmands ou vaincre la résistance des hésitants…Quelle honte ! Quelqu’un disait que « lorsqu’un homme commence à tomber dans l’infamie, il n’y a pas de limite à sa chute » ?
- En plus de la reconnaissance de votre parti – les FPC –courez-vous toujours derrière la régularisation de vos droits à la retraite en tant que fonctionnaire ? Où en êtes-vous dans cet autre combat ?
- Où en suis-je ? Toujours au même point ! En représailles à ma posture campée dans l’opposition, ils ont décidé de me priver de mon droit légitime et de s’entêter à me faire plier ; forcer mon allégeance, en somme. Mais à chacun sa petite fierté...
- Un avocat s’est étonné dans une tribune que ceux qui ont accepté de perdre leur « berbéritude » ne veulent pas que les négro-africains s’accrochent à leur « négritude ». Que vous inspire cette sortie ?
- Je crois que vous faîtes ici allusion à maître Taleb Khiyar, encore lui, « wa khayart » ! Mais – bien avant lui, il faut le rappeler – l’un des premiers à se dresser contre cette posture paradoxale – pour ne pas dire imposture – ce fut Mohamed ould Cheikh, député de Moctar : un juste parmi les justes. Il le fit en termes vifs et crus que je crois pouvoir restituer de mémoire : « vouloir que ceux qui savent à quoi s’identifier abandonnent leurs valeurs propres pour être embrigadés dans l’aventure de ceux qui se cherchent une identité est non seulement de l’arbitraire mais surtout une politique culturelle imbécile ». On ne saurait mieux dire les choses, avouons-le !
- Les Nations-Unies viennent de féliciter la Mauritanie pour ses progrès accomplis en matière de respect des droits de l’Homme. Qu’en pensez-vous ?
- Laissez-moi rire ! Des manifestations bien plus souvent interdites, des activistes et bloggeurs arrêtés à tout va, sept jeunes morts par la répression ou sous la torture policière depuis 2019, tout cela montre bien que ces complaisantes institutions internationales ont perdu toute crédibilité !
Propos recueillis par Dalay Lam
Elle était jeune, dans la fleur de l’âge. Issue d’un milieu conservateur, étudiante en deuxième d’université, elle s’apprêtait à convoler en justes noces.