Deux choses sont rassurantes à propos des insultes : elles en disent davantage sur qui les profère que sur leurs cibles et, ordurières ou communes, on sait au moins quelle bouche leur a servi d’égout.
Ce qui d’abord me surprend dans les réactions face aux propos injurieux de Me Abdoulaye Wade sur le président Macky Sall c’est qu’on mette les petitesses d’un vieil enfant gâté et retors sur le compte de la sénilité. Cela est injuste pour toutes les personnes âgées auxquelles la mémoire des bons usages fait progressivement défaut. La sénilité est un effet de l’âge, quand la bêtise est donnée en partage à la naissance.
Je ne sais trop si Me Wade est juste un démagogue pulsionnel, expert en manipulation des faiblesses humaines, sachant pincer celles qui font le plus mal parmi les cordes de nos hiérarchies sociales anciennes et les vieilles peurs enfouies dans nos tréfonds les plus secrets, ou s’il n’est qu’un sahélien ordinaire, dont l’enfance s’est prolongée jusqu’au dernier bout du troisième âge, et dont la tête est encore peuplée des « rab, dëmmë et jinne » des contes de sa grand’mère.
Il faut reconnaître à Me Wade un talent, douteux mais certain, pour endormir notre vigilance et nous rendre complices de ses propos abominables. J’ai éprouvé une colère amusée face au spectacle d’un vieil histrion déversant des insanités, et de la honte devant les rires gras et complaisants de la presque totalité des journalistes présents.
Libre à Me Abdoulaye Wade de croire et en Dieu et en l’existence de démons à visage d’homme, mangeurs de chair et d’âmes humaines, et libre à lui de penser et dire que les hommes ne naissent pas « libres et égaux en droit ». Mais il sait mieux que moi que la constitution de la République du Sénégal n’a établi ni l’ascendance servile ni le statut de « dëmmë » comme obstacles à la citoyenneté, ou comme critère invalidant ou disqualifiant la candidature ou l’accession à la magistrature suprême.
Qu’importe aux Sénégalais que Macky Sall soit esclave et fils de mangeurs d’âmes ? Voilà près de deux siècles que l’esclavage est aboli au Sénégal (et il est tristement heureux qu’aucun juriste du nom d’Abdoulaye Wade n’ait existé à l’époque), et le code pénal n’a pas encore ajouté la consommation des âmes à la liste des crimes punis par la loi (et si tel était le cas, la loi ne saurait condamner un enfant pour les méfaits de ses géniteurs indélicats). Soit dit en passant, la seule tare que Me Wade n’a pas inscrite au patrimoine génétique de Macky Sall est la bâtardise, et je soupçonne que c’est pour la simple raison que l’enfant illégitime d’un ménage d’esclaves, dëmmë de surcroît, pourrait se révéler n’appartenir à aucune de ces catégories infâmantes.
Alors où est le problème ? Dans la double stigmatisation dont Me Wade frappe Macky. Dans la tête du vieux « Laye Ndiombor », comme dans la mienne et dans la vôtre. Il est dans nos mentalités qui entremêlent, inextricablement, les idéologies légitimant des hiérarchies prétendument naturelles (rimɓe et rimayɓe, geer et jaam) ; les croyances en des puissances maléfiques, tapies dans l’obscurité ou vivant parmi nous, et capables des pires abominations ; les principes humanistes de liberté, d’égalité, de dignité.
Le problème est dans nos incohérences, souvent à ras de conscience, que nos contentements de nous-mêmes et nos frustrations et colères laissent aimablement pointer ou expulsent au grand jour, en des stéréotypes dont les victimes sont toujours les catégories sociales déclarées inférieures (sale forgeron ! maudit griot !. fils d’esclave ! etc.). Nous vivons dans un hiatus permanent, écartelés entre nos proclamations publiques, généreusement égalitaires, et nos « idées intimes » conformes aux modèles sociaux traditionnels
Nous nageons, presque tous, dans cet entre-deux-eaux trouble, mais peu de nous plongent jusque dans la fange pour en extirper les « valeurs » putréfiées d’un passé qui en possède de bien plus honorables, ressusciter les vieilles segmentations sociales et réveiller les peurs tapies.
Abdoulaye Wade fait partie de ceux-là et, pour plusieurs raisons, cela est grave. En plus d’avoir été avocat, Me Wade fut un universitaire de quelque renom, homme politique et président de la République, douze ans durant. Qu’un un si long et prestigieux parcours aboutisse à un aussi « piètre trébuchement » est tragique, et donne raison à l’adage pulaar qui dit « mo mayaani tagdaaka » (“qui n’est pas mort n’a pas fini d’être créé“).
Hélas les derniers avatars des multiples facettes du personnage sont tout sauf glorieux : un avocat qui crache sur les lois abolitionnistes de son pays ; un universitaire qui verse dans la superstition et replonge dans l’atmosphère glauque de certains contes de grand’mère ; un politicien démago et, à l’arrogance complexée ; un ancien chef de l’État qui bafoue la République et ses principes, et qui divise son peuple en des catégories obsolètes qui font injure à l’humanité d’une partie de ses membres. Souvent le dernier avatar n’est un retour au personnage premier et à sa nature originelle
La stature de Père refondateur de la République est probablement trop lourde à ses épaules, et il lui préfère le simple statut de père de Karim, et c’est humainement compréhensible. Mais cela ne lui donne aucun droit particulier, surtout pas celui d’user d’arguments déshonnêtes et d’insulter l’intelligence de ses concitoyens, de creuser le fossé de la stigmatisation et des discriminations, de s’acharner à ouvrir la boite de Pandore pour la seule liberté de son fils, sans souci des autres calamités.
Pour en revenir au statut d’esclave et à la nature de dëmmë de Macky Sall, Me Wade m’autorisera quelques réflexions qui, je crois, contribueront à éclairer la question.
La première est que Me Wade n’ayant pas apporté la preuve du statut servile de Macky Sall (et en vertu de la présomption « d’innocence) », celui-ci n’est pas un esclave. Mais son épouse, elle, en est indubitablement une, son état de servitude n’ayant besoin que de la condition de sa « sérèrité ». C’est cette « sérèrité » de son épouse, qui lave Macky de tout soupçon de « dëmmitude ». Tout comme moi, Me Abdoulaye Wade sait, par les contes des veillées d’antan, que les sérères (leurs femmes en particulier) se métamorphosent en chats maléfiques miaulant sur les toits, dès la nuit tombée. Comme il sait que l’union d’un dëmmë haalpulaar avec une sérère ne relève pas seulement du tabou, mais est une contre-indication mortelle pour le premier. CQFD.
Autre élément qui a son poids : depuis l’élection de Macky Sall à la tête de leur pays, le taux de mortalité des Sénégalais ne s’est pas élevé plus haut que sous son prédécesseur immédiat. Pourtant, un dëmmë¨chef de l’État, c’aurait dû être festins de chairs et d’âmes sénégalaises ; Ebola et Sida, peste et choléra ripaillant sous les ors et dans les jardins du palais de Roume.
Peut-être que Macky Sall est un de ces dëmmë honteux, au cœur tendre et compatissant, car si moi (qui suis issu d’une famille qui officie dans les ténèbres depuis la première nuit du monde) j’avais été à sa place, il y a longtemps que je me serais repu de l’âme de Me Wade ; et régalé ma parentèle de ses entrailles.
Dernière remarque, enfin, où je donne partiellement raison à Me Wade : Macky Sall n’est supérieur ni à lui ni à Karim Wade, ni à aucun Sénégalais ou autre humain. Mais, par la grâce d’une élection démocratique, le citoyens l’ont fait président de la République, le plaçant de ce fait, et pour la durée d’un mandat (ou deux), au dessus de chacun d’eux. “Au dessus“ et “supérieur“ ne sont pas forcément synonymes.
J’aimerais croire, pour terminer, que Macky Sall saura s’élever au dessus (sic) de ces marécages, et voler plus haut qu’un certain aigle de Kébémer, d’autant que, pour un mangeur d’âmes, voler (dans les airs, et seulement dans ce sens-là), est un exercice des plus communs.
Je souhaite surtout qu’il n’oublie pas que beaucoup qui sont tombés de leur piédestal ne savaient pas que celui-ci était à peine plus élevé que leur point de chute.
ACB
Nouachott, 1er mars 2015
Nos goudrons sont-ils solubles dans l’eau ? La question posée au milieu des années 80 par un chroniqueur dans un article publié par le quotidien Chaab, le seul qui existait à l’époque, et qui lui valut des déboires avec le pouvoir en place, est plus que jamais d’actualité.