Le bagarreur
« Mini Charbaba »
Le retour de l’émir
Comme à Taguilalett, à Mederdra la vie politique était très animée. D’autres noms de personnalités politiques sont cités, notamment celui de l’Émir Ehbib Ould Ahmed Salem. Celui-ci n’habitait pas Mederdra, mais il y passait assez souvent. En l’année 1963, son nom sera provisoirement éclipsé par celui de son cousin et challenger Mohamed Vall Ould Oumeir. Ce dernier, de retour du Maroc avec de nombreux et illustres parents dont un certain Cheikh Ahmedou et son célèbre griot Ahmedou Ould Elmeydah. Leur venue à Mederdra fut marquée par de gigantesques festivités. J’ai encore en mémoire sa silhouette mince et sa touffe blanche en dépit de son relatif jeune âge. Juste l’mage plus tard de son jeune cousin, mon ami Isselmou Ould Sidi. Je n’oublie pas aussi, l’année suivante, la Land Rover bâchée qui descendit du bac de Rosso, ramenant son corps de Dakar.
Seyni Ndiagne
Le 28 novembre, l’anniversaire de l’indépendance fut fêté à Mederdra comme partout ailleurs dans le pays. La retraite aux flambeaux et l’organisation de jeux dans l’enceinte de la résidence administrative sont les principales manifestations organisées à cette occasion. Le directeur Seyni Ndiaye, bien que Sénégalais de nationalité, avait l’habitude de nous réunir le soir dans la cour de l’école pour nous haranguer et nous exhorter à prendre conscience de la véritable situation de notre pays. Il nous encourageait à nous mobiliser pour le défendre contre ses détracteurs. Vu mon bas niveau encore en français, beaucoup de choses m’échappaient des idées développées dans ses discours. Il était un excellent orateur. Tout indique qu’il était engagé dans la politique de son pays. De toute façon, ses discours constituaient pour moi, mes premières leçons de patriotisme. Dans mon esprit, l’horizon tribal et ethnique se rétrécissait et l’idée de la nation et de la patrie prenait forme.
De remarquables élèves
Au niveau de l’école, bon nombre d’élèves se distinguent. Certains se faisaient remarquer par leur intelligence. C’était le cas notamment, au CM2, de Mohamed Abdellahi dit Billil, le frère cadet de Cheikh Ahmed Ould Mouhemedhène Vall et de Tijani Ould Kerim. L’image de ce dernier, récitant, à la manière de la récitation du Coran, sa leçon de sciences naturelles sur « le charbon de bois » ne me quitte jamais.
L’ouverture à la culture universelle
D’autres se plaisaient à répéter des citations de grands penseurs ou de rappeler des passages de jolies textes de lectures ou de dictées d’examens : « ins tinctive ment virgule… ». Un passage d’une dictée de concours d’entrée en 6e, prêté à un examinateur négro-africain dont j’ai oublié le nom. Le poète-président Senghor était assez souvent cité. On lui prête: « Je suis un nègre, fils d’un nègre, et j’enseigne le français aux Français dans la capitale française ! » on lui prête aussi qu’une fois, il a failli commettre une erreur, ce qui était impardonnable pour un agrégé en grammaire. Au cours d’un discours public, il voulait dire « le Sénégal ». Il débuta ses propos par: « la Séné… », au féminin. Comme il a l’habitude de bien articuler ses mots, et parfois ses syllabes, les gens eurent le temps de lui crier qu’il était en train de commettre une grave erreur. Il compléta aussitôt « Séné… » par « Gambie », « comme on disait autrefois » rappela-il. La Sénégambie désigne un espace qui déborde la Gambie et le Sénégal et sera le nom porté par l’union du Sénégal et de la Gambie (Confédération de la Sénégambie, née au début des années 1980).
Senghor était surtout apprécié pour sa poésie et son niveau académique. Ce qui n’était pas le cas de sa voie politique: sa collaboration avec le néocolonialisme français. Par contre le Guinéen Sékou Touré jouissait d’une grande sympathie. On ne cesse de citer son fameux: « nous préférons la liberté dans la misère à l’opulence dans l’esclavage » et son célèbre « NON » à la soumission au diktat colonial français.
Des génies en herbes
Ici, dans l’imaginaire des jeunes générations, les symboles de la culture moderne commencent à prendre le pas sur ceux de la culture traditionnelle. D’autres se distinguent par divers autres détails. Le petit Mohamed Abdellahi Bazeid, le futur grand speaker de Radio Mauritanie, était connu pour sa modestie et sa capacité à surpasser tout le monde dans les poèmes et chansons français. J’aime l’entendre chanter « un jeune soldat qui revenait de guerre voir sa bien-aimée… », ou réciter « la conscience » de Victor Hugo dans « la Légende des siècles ». Citons Dina, du CM2, je crois, le très aimable et disponible Dina, le futur syndicaliste, compagnon fidèle de Boydiel Ould Houmeid. Citons également la jeune et belle, Fou Mint Elmeydah (CE2), la compagne permanente des garçons comme feu Ahmed Salem Jules et Mohamed Ould Oubeid. Le nom « fou », comme au jeu d’échecs, elle le tirait probablement de sa conduite consistant à s’accompagner avec tout le monde, sans faire de distinction entre garçons et filles. Future députée sous son vrai prénom est Vatimetou.
Ould Sidenna
Citons enfin Ould Sidenna, le bagarreur infatigable. Relativement âgé, court, trapu, mais costaud et bien bâti, il était au CE1 avec moi. L’école était le cadet de ses soucis. Passer en classe supérieure était sa dernière préoccupation. Pour lui, la vie c’est passer tout son temps à se chamailler contre les autres. Il semblait se venger d’un diable qui l’habitait. J’ai su contourner tous ses pièges visant à me cogner. Une fois cependant il m’accula à réagir. Il me surprit au moment où je m’apprêtais à prier sur mon petit tapis (made in Usa), avant de me coucher le soir. Les Zawayas expliquent leur défaite dans la guerre de Charbeba par le fait que les Arabes les attaquèrent au moment de la prière. Il m’empoigna et me terrassa et se mit à m’étrangler. Aussitôt un attroupement d’élèves se constitua tout autour. Ils furent surpris de me voir me bagarrer. Sans intervenir, ils voulurent connaître la suite de l’histoire.
La revanche du gaucher
Avant de perdre connaissance, je méditai rapidement ma réplique. Il s’agissait de surprendre Ould Sidenna par une réplique décisive. Une réplique qui le pousserait à me coller la paix pour de bon. Je réglai mon poignet gauche sur son visage, précisément la bouche et le nez et tapai avec toute mon énergie. Ould Sidenna se renversa, presque évanoui. Le sang coula à flots de son visage. Je me levai en hâte et pris la direction du logement du directeur dans l’intention de porter plainte. En fait, c’était en grande partie une manière d’éviter la revanche éventuelle de Ould Sidenna blessé. Ne trouvant personne chez le directeur, je fus obligé de retourner au « champ de bataille ». De toute façon je n’avais plus de choix: il fallait rester offensif. Ould Sidenna, faisant semblant de vouloir se démettre de quelques élèves qui le retenaient, se débarrassa d’eux, puis rebroussa chemin subitement lorsqu’il m’aperçut. Il prit la fuite. En classe, quelques jours après, il s’approcha furtivement de moi pour chuchoter à voix basse et craintive: « Mais, toi là, je ne pensais pas que tu étais aussi méchant ! ». Après, il va coller la paix à tout le monde.
(À suivre)