Aux sources de la quantification du réel (1) par Ian Mansour de Grange

24 June, 2021 - 01:05

Fondamentalement « idiot » – au sens étymologique du grec « idiotès » : simple, unique, non dédoublable (1) – le Réel constitue l’énigme « aveuglante » dont nous cherchons tous variablement le sens, entre foi et raison. Une quête de science peu à peu dominée, au cours du dernier millénaire, par la quantification des faits. Prenons ici le temps de nous en remémorer le processus (2)… 

 

Les siècles-charnières entourant la naissance du Christ – Paix et Bénédictions sur Lui (PBL) – avaient déployé, par l’intermédiaire de la pax romana, une nouvelle vague de culture autour de la mer Méditerranée, enrichissant le capital babylo-égypto-grec de nouveaux apports orientaux : perses et indiens notamment ; et occidentaux : hispaniques, maghrébins (carthaginois) ou romains. Les bibliothèques romaines (Palatine, par exemple) ou celles d’Alexandrie (Héraclion, Caesarum, Sérapéïon, etc.), fortes ensemble de plusieurs millions d’ouvrages, constituaient un inestimable trésor de sciences antiques. Or les démêlés entre la pensée chrétienne et la philosophie rationaliste déterminèrent les pouvoirs religieux à tenter d’éliminer celle-ci. On ferma les universités, on chassa les savants ; pire : on détruisit systématiquement les livres. La dernière bibliothèque alexandrine fut brûlée au début du 4ème siècle par le patriarche orthodoxe Théophile ; suivie, à la fin du 6ème siècle sous le pontificat du très catholique Grégoire le Grand, par la dernière romaine.

Une chape d’ignorance recouvre alors l’Occident et, notablement moins épaisse, le Moyen-Orient, bien que les Perses, s’ils ne sont pas concernés par cette fureur fanatique, se portent en concurrence de Constantinole et, donc, de la culture gréco-romaine dont ils ignorent avec superbe les productions passées. Une méfiance analogue préside aux travaux des Talmudistes dont une des priorités tient justement au recentrage de la pensée juive à distance des mouvements culturels, notamment grecs, qui avaient passablement brouillé ses sources spécifiques. Éparpillés de Byzance à Ecbatane, les derniers manuscrits se délitent peu à peu et partent en poussière. Quelques siècles encore et il ne restera plus rien de l’énorme labeur des savants de l’Antiquité.

C’est aux Arabes musulmans qu’il va échoir de sauver ce patrimoine de l’Humanité. Sans aucun complexe vis-à-vis de telle ou telle culture passée, ils portent en premier chef l’assurance d’être dépositaires du plus sacré d’entre les livres : Le Saint Coran. Ils l’apprennent par cœur, l’enseignent et placent sa connaissance au plus haut degré de science. Cette centralité de l’écrit s’enrichit de la confrontation avec des peuples très anciennement civilisés et de celle avec la Nature, Œuvre Divine dont l’étude est un acte supplémentaire – certains disent même : l’acte naturel – d’adoration du Sublime Créateur : rien en ce monde qui ne soit signe de Dieu. Dès lors, tout est en place pour un nouvel essor des sciences.

Ce que nous venons d’énoncer définit l’originalité de celui-ci : passion de l’écrit et observation des faits. Dès la seconde moitié du khalifat omeyyade, on traduit les premiers manuscrits grecs (le prince Khaled ben Yasid et son équipe syrienne, composée essentiellement d’arabes chrétiens, dont les travaux lancent les premières expérimentations en chimie), pratiquement au même moment où se construit le premier hôpital musulman à Damas : coïncidence significative du sens pratique qui sera désormais imparti aux sciences profanes. Mais c’est avec les Abbassides que décolle le mouvement. Mettant à contribution l’ancienne école sassanide de médecine de Gundichapur, vieil évêché nestorien, sur le flanc Ouest des monts Zagreb, renforcée de médecins indiens (Mankah, Saleh ben Bahleh), un centre de traduction s’ouvre à Baghdad, rapidement suivi par une « Maison de la Science » et d’innombrables entreprises privées.

Si cette seconde vague de traducteurs est généralement syrienne (Yahyah ben Al Bitriq) ou perse (Massaoueyh), ordinairement chrétienne (ibn Bakhtyachi) ou d’origine chrétienne, plus rarement juive (Sahl al Tabari), ce sont bientôt toutes les ethnies (Moussa ben Chakir, Al Hajjaj ibn Matar, Hounaïn ben Ichaq, Al Kindi…) qui s’enflamment de la marotte des princes, sans distinction de religion, avec cependant parfois quelques spécialisations : les juifs abandonnent l’astronomie (Machallah et Yakoub ben Tariq, tous deux persans du 8ème siècle), pour se cantonner dans la comptabilité et la médecine (Ali ben Rabban, Yahya ben Sarafiyun). Le budget de l’État affecté à la recherche,  l’achat et la traduction des œuvres anciennes se chiffre maintenant en millions de dinars-or (dépassant parfois le cinquième des entrées budgétaires !). Des commissionnaires traquent, de l’Espagne à la Chine, le moindre parchemin ; des traités concluant la soumission de telle ou telle ville byzantine (Ankara ou Amoria, par exemple) réduisent les exigences de butin à la seule remise de manuscrits antiques ; chaque cité musulmane possède au moins une bibliothèque publique de milliers, voire centaines de milliers de volumes, répartis en plusieurs salles où travaille tout un corps de traducteurs, copistes et étudiants.

 

Apparition d’une nouvelle méthode

Gigantesque, cette œuvre de récollection n’est destinée à orner ni des pans de murs ni des théories abstraites. Immédiatement, les propositions des Anciens sont confrontées à l’épreuve des faits. Les traducteurs se transforment en praticiens et les praticiens en traducteurs. Moins de trois décennies après les premiers travaux du centre de traduction de Baghdad, essentiellement consacrés aux mathématiques et à la médecine, un véritable réseau de pharmacies publiques gérées par des professionnels licenciés s’est mis en place, en relation directe avec un corps de médecins (ils seront près de mille au 10ème siècle !), formés dans les hôpitaux de la ville. Bientôt apparaissent, avec ar-Razi (Razès), les premiers ouvrages critiques du legs antique. Son monumental « Réservoir de la médecine » – notes posthumes malheureusement mal assemblées par ses élèves – décrit d’innombrables cas cliniques observés par ses soins et agrémentés chaque fois de références grecques, indiennes, perses, arabes ou autres, dans un rigoureux souci de critique constructive et de clarification fondées sur la réalité de l’expérience. Ses autres ouvrages publiés de son vivant témoignent par ailleurs de la richesse conceptuelle de cette rigueur en passe de se généraliser dans la pensée scientifique de l’époque : exposition ordonnée des idées, classification méthodique des sources et des observations, détermination d’un langage précis.

En mathématiques, le Siddhanta de Brahmagugta – savant indien du 7ème siècle qui décrit, pour la première fois semble-t-il, la numérotation décimale – est traduit en arabe à la fin du 8ème, avant de trouver des applications directes en astronomie, sous l’impulsion d’Al Khovaresmi qui rénove et approfondit le traité, en ordonnant et posant les principes fondamentaux de l’algèbre (de l’arabe al jabr : remise en place). Une multitude d’observatoires du ciel sont érigés et utilisent la révolutionnaire trigonométrie tangentielle issue des travaux des nouveaux mathématiciens musulmans (Al Farabi, Al Harazmi). Sitôt initié en astronomie (Al Bateyni, Al Baqi, Al Farkhani, Al Kindi ; ce dernier également mathématicien, philosophe, médecin, comme tant d’autres esprits encyclopédiques de l’époque), le calcul des longitudes et latitudes est appliqué en géographie (Al Istaqri, Al Makdissi), ouvrant l’espace à une cartographie de plus en plus précise. Des traités de géométrie (Hassan ben Moussa), de « dispositifs ingénieux » (Ahmed ben Moussa, frère du précédent), de nouveaux procédés de fabrication éclosent en tous lieux et se répandent à travers les khalifats, dans une formidable ambiance d’émulation scientifique et technique, générant, par une application interactive des disciplines (tout particulièrement en mathématiques : arithmétique, algèbre, géométrie, trigonométrie, théorie des nombres, analyse combinatoire, etc.), toute une série de nouvelles branches, débordant ou approfondissant notablement le territoire scientifique antéislamique.

L’importance décisive accordée à l’expérimentation et le primat de la pratique sur la théorie constituent « La » fracture décisive avec la pensée antique. Certes, les Grecs avaient ouvert une brèche en situant la connaissance non plus dans l’ordre de la Révélation transcendantale (Inde védique) ou dans la fusion immanente entre le sujet connaissant et l’objet de son étude (Chine taoïste ou bouddhisme) mais bien plutôt dans le plein exercice de la raison dialectique placée au firmament du Réel. Cependant les systématisations de celle-ci ne se souciaient guère de vérifications in situ, du fait justement de l’éminence accordée au pur esprit sur la triviale matière. Avec la pensée arabe, une nouvelle méthode d’adéquation au monde, fondée résolument sur le raisonnement à partir des faits, voit le jour. Mais, dans son ombre, apparaît un danger subtil dont on ne mesurera que bien plus tard les méfaits : la quantification du Réel.

 

En quelles perspectives ?

Les premiers symptômes en sont minces, d’autant moins distingués par l’esprit musulman que le dogme de l’Unicité Divine (3) en réduit la perception. C’est tout d’abord le chiffre ; c'est-à-dire, l’écriture du nombre ; qui se confond insensiblement avec ce qu’il représente, tout comme les proportions entre les nombres, assimilées elles-mêmes à ceux-ci. Impératif tout aussi bien dans le règlement des partages successoraux que dans la détermination des cordes trigonométriques, peu à peu organisé autour de la numération décimale vulgarisée par Al Khovaresmi, le fractionnement des entiers ouvre ainsi la voie royale des réels positifs. Lorsque ‘Omar  al-Khayyam énonce au 11ème siècle l’idée que « les entiers ne sont qu’un cas particulier des fractionnaires », un pas décisif est franchi, fortifié au cours du 15ème par Al Kashi qui systématise l’écriture des décimaux : Euclide aura, enfin et, semble-t-il, définitivement, enterré Pythagore. (À suivre).

Ian Mansour de Grange

 

Notes

(1) : Ainsi que le soulignait Clément Rosset, in « Le Réel, traité de l’idiotie », Éditions de Minuit, Paris, 1977 ; dans une perspective apparemment aux antipodes de celle adoptée ici… et cette antinomie mérite une attention soutenue.

(2) : Un patchwork de larges extraits de mon ouvrage primé en 2006 par le Prix Chinguitt, « Gens du Livre […] » dont la seconde mouture – disponible gratuitement en format électronique à mon courriel : manstaw@gmail.com – est attendue avant la fin de cette année 2021 aux Éditions Joussour Abdel Aziz (Nouakchott) ;  extraits complétés de quelques articulations nécessaires, m’a-t-il semblé, à la fluidité de l’ensemble.

(3) : Autrement dit, du Seul Unique Réel : ce que nous en percevons ne sont que des images contingentées à nos limites existentielles spécifiques, aussi techniquement et/ou déductivement étendues soient-elles.