Quelques séquences de l’histoire des Kadihines (Partie 4) : Le hangar/Par Ahmed Salem El Mokhtar (Cheddad)

24 June, 2021 - 01:16

“À la tourelle!”: Une situation d’exception régnait dans tout le pays durant les années 69 et 70. Partout les grèves et les manifestations se propageaient. On s’ingénia dans la création de publications de toutes sortes. On s’inspira directement des nouveaux mouvements de gauche qui commençaient à balayer toute l’Europe (depuis mai 68), la France notamment, et le monde entier.
Les élèves du secondaire furent emportés par une vague irrésistible de lutte et de militantisme politique. Généralement, les meilleurs élèves étaient au premier rang, car ils étaient les premiers influencés, et donc les premiers renvoyés pour faits de grève. Au lycée de Rosso, après les grandes vagues de renvois des élèves meneurs, des professeurs étrangers protestent. Ils déclarent que seuls les cancres sont restés dans leurs classes.
À l’époque, les meilleurs admis au concours d’entrée en 6e étaient répartis entre les lycées de Nouakchott et celui de Rosso. Les autres sont orientés dans les collèges d’enseignement général et les cours complémentaires (CC). Le Lycée de Rosso constituait donc un fidèle échantillon représentatif de tout le pays.
Une fois le super-surveillant Lemrabott dit Ngdhey me croisa à l’entrée de l’établissement, bien après l’heure du coucher. C’était une première. J’étais accompagné de quelques élèves. Sur un bout de papier, à la lumière de sa torche, il nota en silence nos noms. J’étais un peu en retrait, gêné de voir mon nom figurer parmi des élèves indisciplinés, gêné surtout de me voir découvert dans une situation pareille par quelqu’un qui ne cessait de me montrer le plus grand respect. Lorsque je lui donnai mon nom, il marqua un arrêt subit. Il me regarda, manifestement surpris de me voir pour la première fois hors de mon lit à une heure tardive de la nuit. Il me fixa de nouveau du regard. Puis il plia son bout de papier et le déchiqueta, avant de s’adresser à moi : « Mon cher Ahmed Salem je vous prie de ne plus m’amener à agir de la sorte !».

 

‘’Tête brûlée’’
Le lendemain il me convoqua dans un coin du réfectoire. Il usa de tous les arguments possibles et imaginables pour me dissuader d’éviter de me laisser emporter par une vague qui risque de compromettre mon avenir. J’étais têtu : j’étais une « tête brûlée » comme on nous qualifiait à l’époque. Manifestement, il était sincère dans ses conseils, plutôt paternels. Je ne peux jamais oublier ce geste de sa part.
L’année 1969, je fus épargné par les renvois. Ma participation à la grève n’était pas notoirement remarquée. Les meetings se succédèrent. On se servit d’une grosse pierre située au milieu de l’établissement comme d’une tribune. On l’appelait le podium ou la tourelle. On l’a comparée à la tourelle du cuirassé russe Potemkine dont la révolte des marins de Kronstadt servit de précurseur à la grande Révolution bolchévique. Il se pourrait que certains des professeurs qui supervisaient la projection des films soient des Soixante-Huitards qui nous communiquaient discrètement leur complicité avec les leurs. Pour appeler à un meeting on cria à chaque fois « à la tourelle ! », exactement comme le faisaient les marins de Potemkine. Le film est souvent projeté au lycée. J’ai toujours en tête l’image du futur officier de la douane feu Ahmedou Ould Balla Cherif, (ou d’autres comme un certain Dah O. Khtour), haranguant les masses d’élèves rassemblées tout autour. Cette situation amena les autorités à nous refouler de force à l’extérieur du Lycée.
L’embarquement immédiat: Les forces de l’ordre (ou du désordre comme on les baptisait à l’époque) nous encerclèrent. On nous mit au soleil toute une journée dans un terrain vierge servant de stade de football. On nous priva de boire et de manger dans l’espoir de briser notre volonté. Nous dormions lorsque tard dans la nuit, on nous réveilla par des coups de crosses pour nous embarquer à la hâte dans des camions de transport réquisitionnés pour la circonstance. Des négociations engagées depuis la veille entre l’Administration et les délégués des élèves n’avaient rien donné. Pour l’occasion, des délégués des élèves furent désignés à la hâte. Il s’agissait de Brahim Salem Ould Bouleiba, Bâ Soulé, Niane Abdoulaye, Mohamed Cheine Ould Mohamadou, et Dia Jibril dit Miki, le frère ainé de mon ami Dia Issaa. Les deux derniers sont depuis lors décédés, ainsi que tout dernièrement Dia Issa.
Le deuil: « Toujours la même démarche ! », me chuchota une fois à l’oreille feu Dia Jibril, au moment où il me faisait l’accolade, devant un guichet de la BIAO (Banque Internationale de l’Afrique Occidentale, aujourd’hui disparue), au lieu actuel du siège de la BCI, quelques heures juste avant son accident mortel durant la nuit du Id el Fitr 1978 à l’est de Boutilimitt. Il revenait de Niamey au Niger, où il travaillait à l’ASECNA (Agence pour la Sécurité de la Navigation Aérienne). Il comptait se marier. Il trouvera la mort sur le champ, en même temps que la femme de son frère Dia Issa. Ils revenaient à leur tour afin de célébrer leur mariage après la conclusion du premier accord. Aly Bass Diouldé, un enseignant, puis conducteur de TP, ayant servi chez nous à Taychtayatt faisait partie des blessés graves. Je passerai une mauvaise fête à Boutilimitt, où j’appris la nouvelle, chez mon camarade Abdellahi Fall. Ce jour-là, on ne profitera pas des piques et des blagues de sa femme, Marième Touré. Elle n’arrivait pas à cacher l’effet désastreux de l’accident sur elle.

 

Renvoi collectif
Revenons à 1969. Après donc l’échec des négociations, on nous força d’embarquer dans des camions, officiellement pour nous évacuer chez nous après la décision de renvoi collectif et définitif de l’Administration suite au constat que nous ne voulions plus étudier selon les autorités. On ne croyait nullement en ces menaces. Pour nous, c’était du pur chantage. On nous pressa d’embarquer avec nos effets, retirés du lycée dans la journée, sans aucune connaissance de la destination. Extenués, et complètements abattus, nous nous pliâmes à la volonté de l’autorité. Les délégués essayaient de mettre de l’ordre dans ce que nos responsables tenaient à garder comme désordre total.
Ce jour-là, c’était probablement aux environs de minuit. Le vrombissement des moteurs des camions chargea nos cœurs de peur et de désespoir. Au moment où ces engins démarrèrent, dominant le puissant bruit des moteurs, une voix magique intervint mettant fin à notre calvaire : l’artiste délégué Mohamed Cheine, chanta à haute voix : « Idha chaabou yowmène arada alhayatt… ». Sa voix de rossignol brisa le silence. Il chanta à tue-tête un poème, aux mots particulièrement émouvants et galvanisants. Dans ce poème, le jeune poète romantique tunisien, mort à 25 ans, au début du 20e siècle, Abou Elghassem Echabbi, appelle son peuple à défier l’impossible pour se libérer des chaines de la domination étrangère et du sous développement.
Les dormeurs et les somnolents se réveillèrent. L’atmosphère d’apathie et de découragement se transforma de fond en comble en un climat de fête et de joie sans bornes. Les caisses et les capots des camions furent transformés en tam-tams, et fusèrent en tambours et trompettes. Un orchestre s’organisa. Les uns chantaient. D’autres dansaient, certains faisaient les deux à la fois. Moins d’une heure après, on nous débarqua manu militari dans un vieil abattoir abandonné, situé à une dizaine de kilomètres au nord-est de Rosso. Comme si on nous prenait pour des bêtes de somme. Là, on passa 11 jours.
Avant notre arrivée, l’abattoir fut méticuleusement nettoyé et entièrement meublé à l’aide de tapis flambants neufs. Les trois repas quotidiens du Lycée, dont la qualité s’était sensiblement améliorée, étaient préparés au réfectoire et expédiés encore chaud à notre lieu de détention.
Le festival: On fit appel à l’armée. Nous fûmes encerclés par 3 cordons militaires. La tactique mise en place consiste à laisser partir parmi nous au Lycée ou en ville ceux qui le désirent et ne laisser aucun élève, fut-il interne ou externe, regagner les « insurgés » du vieil abattoir. On comptait sur une usure progressive du nombre pour nous casser en fin de compte.
Entre-temps, avant d’en arriver là, on transforma notre prison collective en festival. En dehors du temps réservé au sommeil et au manger, le reste du temps était intelligemment réparti. Un moment pour les informations et les discussions politiques. Un autre pour les chants, les danses et les divertissements. Un troisième était consacré à la production littéraire comme les discours, la poésie et l’histoire. En dépit des trois cordons militaires, on recevait quotidiennement des correspondances de tous les autres établissements secondaires du pays. À notre tour, on les informe de notre situation. Des meetings d’information étaient convoqués à la hâte dès l’arrivée d’une nouvelle correspondance.
De nombreux livres de référence circulaient. Citons ‘’Les damnés de la terre’’ de Frantz Fanon, ‘’Les luttes de classes en Egypte’’ de Mahmoud Housseine, en plus de plusieurs publications et revues littéraires sur les expériences révolutionnaires du monde entier. Rapidement, un réseau de complicité s’installa au niveau national. Les changements opérés à plusieurs reprises dans les rangs des forces qui nous encerclaient ne changeront rien dans notre circuit d’information avec l’extérieur.
Pour l’occasion, j’ai contribué à ma façon à l’animation de la fête. J’ai en fait décrit l’impact des événements sur ma propre personne. C’était à l’aide d’un petit essai de poésie : « notre grève n’a pas échoué. Nous avons prouvé notre solidarité ». Puis « nous nous sommes unis pour le même objectif et c’est notre idéal qualificatif ». Et plus loin : « …nous avons découvert les plaies et les souffrances de l’univers ». C’était plutôt un début d’essai en poésie dite libre, c’est-à-dire sans considération des règles fondamentales de la versification. Aussi chantait-on en chœur dans le hangar : « Nous sommes une masse et nous luttons il n’y a pas de races ni de régions ». Une façon de condamner tous les courants centrifuges qui menaçaient à l’époque l’unité de notre peuple et l’intégrité de son territoire. Dans leurs tentatives désespérées de faire échouer le mouvement, les autorités recoururent à plusieurs reprises à des procédés de division de diverses formes, y compris les formes raciales, tribales et régionalistes.
En moins de deux semaines, on réussit ce qui ne pouvait être réalisé qu’en une décennie. Les timides devinrent des agitateurs. Ceux qui hésitaient à chanter en classe se transformèrent en professionnels de la chanson et de la danse. Mon parent et ami, le marabout de naissance, Toulba Ould Meyloud, brisa sur le champ le mur de Berlin séparant les sectes et couches sociales du pays. Sa manière de danser recoupait curieusement celle de feu Mohameden Ould Eglaib, le grand artiste, ami du père Elmoctar. Plus important encore, on forma en un temps record des dizaines de cadres politiques, capables de mener des millions d’hommes.

Des orateurs de grand talent émergèrent de la masse : Mohamed Cheine Ould Mouhamadou, Brahim Ssalem Ould Boulaiba, Brahim Ould Cheikh, Abdelkader Ould Hamad, Youba Ould Elbechir, Dia Jibril et bien d’autres. Dans leur expression française, la plupart d’entre eux n’avaient rien à envier aux grands orateurs de la révolution française. Robespierre aurait tiré son chapeau pour Ould Boulaiba ou Brahim Ould Cheikh par exemple.
Le gouvernorat: Le gouverneur du Trarza, Zeine Ould Elmaaloum et son staff, appuyés par les chefs notables du Trarza, notamment l’émir Ehbib Ould Ahmed Salem et Souleymane Ould Cheikh Sidia, se constituèrent en un comité de crise et de suivi de près de la situation. Tous éliront domicile sous un arbre en face du hangar. On le baptisa le gouvernorat. Le reste de la vie publique fut suspendu momentanément.
Souleymane Ould Cheikh Sidia me porta un intérêt particulier. Il tenait à me raisonner. Son acharnement à mon encontre m’agaçait particulièrement. Je le soupçonnais d’être de mauvaise foi. Quelques décennies après, en 1992, au début du processus de démocratisation, une femme originaire de Boutilimitt, attira mon intention sur un fait banal, qui va me ramener en un clin d’œil à ce moment de 1969. C’était en 1992, le temps du grand parti d’opposition l’UFD. Elle n’était pas satisfaite d’une attitude de son parent Ahmed Ould Daddah. « Malheureusement », disait-elle, son caractère était très influencé par celui de ses cousins maternels les Cheikh Sidia ». Puis elle ajouta : « Ces derniers sont généralement de trop de bonne foi, voire naïfs ».
« Le président Mokhtar Ould Daddah avait l’avantage d’être profond, cynique s’il le faut, comme ses parents, Oulad Ntachayitt, une qualité indispensable pour un chef », constata-t-elle. Son observation m’ébranla. Immédiatement elle mit en doute l’admiration presque aveugle que je vouais en ce moment pour Ahmed Ould Daddah. Plus grave encore, un frisson de profond regret de mon attitude en 1969 vis-à-vis de Souleymane me secoua immédiatement. Je donnai raison à la dame après avoir projeté sa remarque sur l’ensemble de mes connaissances parmi la famille Ehel Cheikh Sidia. Je disais souvent que je ne regrettais rien de mon passé militant. Désormais je fais exception de ce détail. Il fallait se comporter plus stoïquement à l’égard de Souleymane.
L’émir Ehbib Ould Ahmed Salem, de son côté, ne cesse d’user de son influence pour casser la grève. Une fois il n’a pas été très adroit. Lors de notre journée d’ensoleillement, il appela les élèves ressortissants de Mederdra. Ils se rassemblèrent autour de lui. Parmi eux son propre fils, Ahmed Salem et Brahim Ould Ndari. Dès qu’il aperçut ce dernier, il lui assena une gifle. Aussitôt les élèves se ruèrent sur lui. Parmi eux Mohamed Mahmoud dit Beydaba, un grand gaillard, barbu et costaud, originaire de Magtaa-Lahjar.
Blessé dans son honneur, l’émir, connu pour sa grande force physique, réagit : d’un coup d’épaules, il se débarrassa de tous. Puis il monta dans sa voiture et ordonna aux élèves de Mederdra de le suivre. On réussit à introduire l’un de nos meneurs Ahmed Ould Mbeyrik  parmi eux. Au moment où Hbib voulait les embarquer pour le Lycée, Ahmed sollicita de dire un mot. Il affirma qu’il n’hésiterait pas à exécuter les vœux de l’émir, mais qu’il tenait à attirer l’attention de celui-ci sur un fait : « L’histoire du Trarza », introduit Ould Mbeyrik, « ne connait pas de mouvement de masses sans que nos élites soient en tête ». Il regrette en conséquence « que l’émir du Trarza demande aujourd’hui, en personne, aux élites de notre prestigieuse région de se mettre en arrière ». Sonné par cette géniale remarque, l’émir donna ordre au camion de Ehel Ivoukou qui devrait transporter les élèves au Lycée de se diriger plutôt vers Mederdra. Et l’astuce du marabout meneur réussit à merveille. Ahmed Ould Mbeyrik est aussi appelé Lemrabott (marabout).
La douloureuse séparation: Le onzième jour un événement intervint, précipitant les événements.
Très tôt le matin, aux environs de 7 heures, au moment où les soldats formant les cordons militaires, se regroupaient pour prendre leur petit déjeuner, une masse importante d’élèves, venant de l’extérieur, fit irruption dans notre direction. La masse est composée de plus d’une centaine d’élèves, à la fois internes et externes. Ils se sont donné rendez-vous matinalement dans la forêt proche pour se joindre à nous, profitant de l’inattention des soldats occupés à prendre leur petit déjeuner. Alertés, ces derniers se levèrent en catastrophe pour s’interposer entre nous et les nouveaux venus. Pratiquement plus rien ne nous sépare. On parvient à se saluer par-dessus les têtes et les épaules des soldats. Cette nouvelle situation allait tout changer.
Faisant le constat de l’échec de leurs multiples tentatives de mettre fin au mouvement, les autorités décidèrent de nous renvoyer chez nous. D’ici là, elles vont réfléchir à d’autres solutions. Une cellule est mise sur pied. Elle est chargée d’enregistrer les noms des élèves et leurs destinations. Elle est présidée par le directeur de l’enseignement secondaire, en la personne de Diop Mamadou Amadou, futur ministre et futur chef politique d’opposition décédé il y’a quelques années.
Une dizaine de camions sont mobilisés à cet effet. Plein de mon internationalisme, non encore prolétarien, je refusais de donner le nom de ma destination. « Chaque coin de la Mauritanie et même du monde constitue un chez pour moi », déclarai-je. Un garde se mit en position de tir et m’ordonna de dire ma destination.
Je le regardai avec mépris et je le mis en défi de tirer. Diop lui demanda de reculer et de me laisser tranquille. On s’informa ailleurs sur ma destination. Les évacuations forcées des élèves par camions ne manquaient pas de risques. C’était au cours de l’une d’elles que l’élève Daha Ould Sidi Ali de Guidimagha perdit la vie suite à un choc subi par l’un de ces camions. Son nom et sa mince silhouette sont toujours présents dans mon esprit.
L’ «embarquement immédiat » se déroula durant tout l’après-midi. On regretta beaucoup de nous séparer après des moments aussi agréables. Le regret se lisait aussi sur la façade visible du hangar qui nous regardait partir. Il faisait partie désormais de nos nombreux nouveaux camarades et amis. Le Hangar (avec grand H) se situait sur la route de chez nous quand on passait par Rosso. Plus de quarante ans après, un sentiment de nostalgie, à la fois heureux et douloureux, me traversa à chaque fois que je jetais un coup d’œil sur son majestueux édifice encore presque intact. Comme dans les grottes préhistoriques, on avait rempli ses murs d’écritures et de graffitis. J’étais tenté d’aller vérifier s’ils y figuraient encore. Le hangar était devenu inaccessible depuis qu’une caserne militaire s’est installée tout autour. Dans la voiture qui m’amène, aucun compagnon n’est en mesure de partager avec moi ce petit moment d’intimité extrême !

 

(A suivre)