Quelques séquences de l’histoire des Kadihines (partie 8) : La confrontation idéologique/ Par Ahmed Salem El Mokhtar (Cheddad)

4 August, 2021 - 20:07

La place des filles : À la fin de l’année 1970, l’ENS ouvrira ses portes à une première promotion comprenant mon ami Abdellahi Fall dit Mbreya. Un premier cycle de deux ans assurera la formation sur le sol national des premiers professeurs des Collèges d’Enseignement général (CEG). À l’époque on dénombrait à Nouakchott cinq établissements secondaires: le Lycée National, un collège de garçons, un collège ou un cours complémentaire (CC) des jeunes filles, l’ENI, un collège et un lycée technique. Le tout devait compter quelques 3.000 élèves dont la moitié au Lycée national.
Dans ce dernier établissement, les filles, de nationalité mauritanienne, faisaient à peine 10%. La session du Bac de 1972 verra l’admission des premières filles mauritaniennes à ce diplôme. Elles étaient 4 à 5. Je retiens parmi elles les noms de Jervouna de Boutilimitt, Khadjetou Mint Boubou d’Aleg, feue Vatimetou Mint Soueidatt d’Atar et Diyé Bâ l’ancienne ministre de Kaédi.
Le staff du Lycée National était animé par 3 personnalités : le proviseur, Sidi Ould Hanenna, le Directeur des études, Sèye Cheikh, le Surveillant général d’internat, Mohamed O. Ely Salem, alias « Ana Esmaat » ou «j’ai entendu ». Les élèves, excédés par son zèle, l’appelaient ainsi : il avait l’habitude de débuter ses accusations contre un élève par cette expression, comme quoi il avait entendu de ses propres oreilles tel ou tel propos chargeant un élève d’une infraction donnée. L’essentiel du temps de Sèye Cheikh, le directeur des études, était accaparé pour l’essentiel par le sport.

Le PPM: Le Parti du Peuple Mauritanien (PPM) dominait l’activité politique officielle. Il possédait une élite de cadres politiques, militants de la première heure, issues des partis créés avant l’indépendance. Ils avaient une foi illimitée en leur chef, le président Mokhtar Ould Daddah. Ils s’activaient 24/24 dans les structures de leur parti au pouvoir, parti unique, comme il était de mode. Sous la pression de l’action de l’opposition naissante deux tendances commençaient à se faire jour au niveau des instances dirigeantes du PPM, ce parti qui, conformément à la volonté de son chef, le président Mokhtar Ould Daddah, s’organise à la manière des partis au pouvoir dans les pays dits alors socialistes, bien que le système socioéconomique fut organisé autrement.
La première tendancepeut être considérée comme conservatrice, partisane d’une ligne dure, sans aucun compromis, à l’égard de l’opposition. Une autre tendance, plutôt modérée, prônait l’ouverture et le dialogue, pas expressément avec l’opposition, mais plutôt avec les jeunes. Le ministre de l’intérieur Ahmed Ould Mohamed Saleh et l’ancien maire de Nouakchott, l’ex-chef des bouchers, Mohamed OuldKhayar, en plus de politiciens zélés comme un certain Yahya Ould Abdi (instituteur), symbolisaient la tendance dure. Des jeunes cadres intellectuels, tournant autour de la première dame, Marième Daddah, s’opposent de plus en plus ouvertement à la ligne dure. Citons-en Sid Ahmed Ould Dey (directeur de l’ENI) et des jeunes ministres, comme feu Sidi Ould Cheikh Abdellahi, Bâ Mamadou Alassane et Ahmed Ould Sidi Baba. Une élite dynamique de femmes dont la première femme ministre, feue Touré Aïssata Kane, Khaddaja Mint Emir et Vivi Mint Foeiji.
Toutes les trois furent des membres du Conseil Supérieur des Femmes du PPM. Une dizaine de jeunes cadres supérieurs, directeurs de services dans différents ministères, vont signer une fois une lettre de protestation contre l’ampleur de la répression dans le pays. Certains d’entre eux seront promus ministres et porteront désormais le nom de «Wouzaras Rissala » ou « ministres de la lettre », allusion à cette fameuse lettre de protestation.
Les partisans de la ligne d’ouverture seront renforcés plus tard par des jeunes cooptés à la périphérie de l’opposition, comme Bebbaha Ould Ahmed Youra, Mohamed Lemine Ould  Moulaye Zeine et Mohamed Elhavedh Ould Enahoui. Ces derniers seront rejoints plus tard par un grand cadre du mouvement, apparemment chargé d’une mission spéciale, Yeslem Ould Ebnou. Mohamed Lemine Ould Moulaye Zeine, ancien élève, meneur de grèves au collège d’Aïoun, fut victime une fois d’atroces tortures de la part de gendarmes de la brigade d’Aïoun. Son nom me rappelait feu Mohameden Ould Tah, un camarade, un intime compagnon à lui, décédé quelques années après au volant de sa voiture, dans un accident de circulation, en même temps que la célèbre artiste feue Mahjouba Mint Elmeydah qui l’accompagnait. Lui et son ami Ould Moulaye Zeine se plaisaient à m’appeler familièrement, comme d’ailleurs ils le feront pour d’autres, par le diminutif de mon surnom : Ched au lieu de Cheddad. Pour honorer sa mémoire, j’introduirais plus tard dans mon e-mail ce diminutif de Ched.

La répression : La tendance dure continua à dominer. Le président Mokhtar Ould Daddah, dans une position inconfortable d’arbitre, continuait à souffler tour à tour le chaud et le froid. Il était connu pour sa grande habileté dans la manipulation à la fois de la carotte et du bâton. La position centrale d’Ahmed Ould  Mohamed Saleh dans le système a toujours privilégié l’option répressive. Je l’ai vu pour la première fois à Rosso, au temps où j’étais encore élève à l’école primaire. Il discourait dans un meeting tenu un dimanche matin au cinéma Trarza. Les enfants remplissaient une bonne partie des gradins. Il s’exprimait essentiellement en Français. De sa bouche, j’entendis aussi pour la première fois, le mot « Intoxication ». Il l’a répété des dizaines de fois. Quelques années plus tard je comprendrai qu’il était venu, apparemment, pour « désintoxiquer ». Le diminutif « intox » n’était pas encore d’actualité.

Le CPASS: À son tour, l’opposition s’organise. Elle se structure. Dès mon arrivée à Nouakchott, on me coopta dans la direction nationale du CPASS (Comité Provisoire d’Action Scolaire du Secondaire). Celle-ci est composée de cinq membres : président, Mohamed Elhassène Ould Lebbatt, responsable des affaires intérieures, Mohamed Ould Maouloud, responsable des relations extérieures, Koréra Moussa, responsable chargé de la presse, Yehevdhou Ould Sidi. Quant à moi, on me confia les finances et la responsabilité de la direction des jeunes  filles-élèves, deux tâches jugées sensibles.
La direction des filles était composée de Nnaha Mint Haye, sa cousine, Djilitt Mint Zeine, Marième Diallo (Marièm Sall), la sœur ainée de mon ami le docteur psychiatre Sall Ousmane, Eslemhoum Mint Abdelmalik et Minetou Mint Ely, en faisaient partie. Eslemhoum et Minetou furent l’objet d’une féroce répression de la part de certains parents. Ils feront tout pour les empêcher de s’absenter de la maison en dehors des heures de cours. À plusieurs reprises, elles ont failli perdre la vie sous la dureté des tortures. Eslemehoum était réprimée et brimée par son oncle Nné OuldAbdelmalik, le futur chef d’Etat-major de la gendarmerie, à l’époque lieutenant.
Quant à Minetou, elle subissait un calvaire permanent des mains de son père Elmoctar. Son mariage avec Yedali Hassène la tirera d’affaire. Le cas d’Eslemhoum inspira un poème d’encouragement et de solidarité de Ahmedou Ould  Abdelkader. Plus de 40 ans après, le souvenir de Djilitt me rappelle souvent des séquences de nos réunions de l’époque. Habituellement je passe la parole à chacune d’elle pour nous faire un compte rendu sur ses contacts avec le monde de filles. La recommandation est de toujours travailler pour élargir le cercle de ses contacts. Dans nos réunions, Nnaha se plaisait souvent à railler et à minimiser les contacts de sa cousine Djilitt. Son grand-père Haye est en effet descendant de leur aïeul commun Zeine.
Dès qu’on passe la parole à Djilitt, Nnaha se presse de lui insinuer : «Vous avez vu Mint Nnana Meyga et qui d’autre ? » et elle se met à rire. Ses éclats de rire rappellent beaucoup ceux de son frère ainé Mohamed Salem dit Zghoum. Pour Nnaha, les contacts de Djilitt ne dépassent pas son amie et probablement sa voisine, Mint Nnana Meyga. Djilititt piquait à chaque fois une crise de colère. On a souvent de la peine à éviter cet incident.
Au niveau du CPASS, nous avons mis sur pied des structures de base, dont l’organisation était dictée par les règles de la clandestinité. La cellule de base était le comité d’action. Elle était composée de 3 élèves dont un responsable. Ce dernier entretenait exclusivement les rapports avec la direction au niveau de son établissement. J’étais responsable d’une cellule comptant, en plus de moi, Sidi Ould Ahmed Deya et Sidi Ould Mohamed Saleh. Notons qu’un membre d’une cellule peut coiffer à un niveau supérieur son propre responsable de cellule et généralement à l’insu de ce dernier. Sidi Ould Ahmed Deya, en classe terminale, était appelé aussi par certains « le communiste musulman » puisqu’il était très pieux. Il fut désigné au cours d’un meeting, président du comité directeur, un collège de délégués imposé à la direction de l’établissement qui refusait toutes formes de représentation des  élèves. Officiellement la cellule est organisée au nom de l’établissement et non pas du CPASS. La cotisation mensuelle d’un membre de cellule était de 50UM, soit 250F CFA à l’époque, équivalent au prix de deux litres et demi de lait importé. La bouteille d’un demi-litre coutait 100FCFA. Le petit budget réuni, bien que fort modeste, couvre généralement nos besoins en matière de graffitis et de publications.
Depuis l’année 1970, une féroce lutte idéologique acharnée opposait deux courants de pensée : les nationalistes arabes et les nouveaux militants du MND, appelés « progressistes » ou « Kadihines ». Afin de minimiser leur rôle, certains taxèrent les nouveaux courants politiques de groupuscules, alors que ces derniers avaient l’avantage de marquer une rupture historique avec les carcans des organisations traditionnelles à coloration tribale ou régionaliste. En plus de la démarcation des cadres étroits de la tribu ou de la région, le courant MND se démarquait également de l’option ethniciste.

 

(A suivre)