Me Lô Gourmo Abdoul, membre du Collectif des avocats de l’Etat dans le dossier de la décennie : ‘’Notre collègue libanaise n'ait pas encore pris toute la mesure des difficultés dans lesquelles son client s'est lui-même mis’’

6 July, 2022 - 17:58

Le Calame : En tant que membre du pôle d'avocats dit de la partie civile représentant les intérêts de l'Etat, que pouvez-vous nous dire de l'étape actuelle de la procédure ?

Lô Gourmo Aboul :La décision du juge d'instruction  de renvoyer l'affaire devant la juridiction anticorruption marque un tournant dans la procédure engagée depuis plus d'un an pour faire la lumière et le cas échéant juger l'une des pires affaires de corruption de l'histoire de notre pays. Des centaines de milliards de nos ouguiyas  partis en fumée ou plutôt dans les poches de M. Mohamed Ould Abdel Aziz et son clan, comme l'avait déjà établi la Commission d'enquête parlementaire. 

La Police des crimes économiques a mené également son enquête puis le  pôle anticorruption du cabinet  d'instruction est allé dans le même sens de confirmer l'ampleur des détournements et autres dilapidations des biens publics. L'ordonnance de renvoi est précisément la décision par laquelle, désormais, l'affaire Aziz sera jugée. 

 

L'ordonnance de renvoi est-elle définitive ? 

Oui, définitive puisqu'il s'agit d'un crime économique ! L'affaire sera jugée ainsi que décidé par le juge d'instruction.

 

Donc ce que demande la nouvelle avocate libanaise engagée dans la défense de M. Ould Abdel Aziz, à savoir le renvoi devant la Haute Cour sur la base de l'article 93 de la constitution ne sera pas envisageable ? 

Je salue notre consœur libanaise et lui souhaite la bienvenue dans son pays qu'est la Mauritanie. Mais, pour ce qui est de la référence à l'article 93 de la constitution, ce débat est clos depuis belle lurette et nos deux collègues français qui ont essayé d'impressionner les gens sur cette question ont dû se rendre à l'évidence : ils font chou blanc. Quand un chef de l'Etat agit par des actes n'ayant aucun lien avec sa fonction tout en profitant de cette fonction pour les commettre, alors il agit comme un simple citoyen. Il sera donc jugé par le juge ordinaire. Voler de l'argent, tuer un passant, frapper son épouse ou refuser de payer ses impôts ne sont pas des actes rattachables en quoi que ce soit à la fonction présidentielle. Un étudiant de 1ere année de droit public devrait sans difficulté pouvoir le comprendre et faire cette différence. Je suis heureux de constater que presque tout le monde d'ailleurs le comprend maintenant même en dehors du monde des juristes. Donc M. Mohamed ould Abdel Aziz sera jugé pour des actes qui sont qualifiés  de crimes de droit commun. 

 

Dans son intervention  après son arrivée au pays, la nouvelle avocate affirme que M. Ould Abdel Aziz n'a rien à se reprocher et demande donc qu'il soit purement et simplement mis en liberté. Il dit que son client est prêt à fournir toutes les preuves de son innocence.

Je crains que notre collègue libanaise n'ait pas encore pris toute la mesure des difficultés dans lesquelles son client s'est lui-même mis. Je ne parle même pas de ce qu'il a fait ou n'a pas fait et qui fera l'objet de nos plaidoiries respectives. Non. Je parle des déclarations publiques d'une incroyable naïveté justifiée sans doute par une forme de panache dans l'arrogance de la part de son client. C'est en effet M. Mohamed ould Abdel Aziz qui a proclamé et même revendiqué son statut d'homme "très riche " etc, oubliant que toute richesse acquise par un agent public durant l'exercice de ses fonctions doit être justifiée....Il va falloir donc qu'il nous dise qu'elle est la provenance de ses richesses puisqu'il affirme n'avoir même pas utilisé son salaire durant toute cette période à la tête du pays....

 

N’y a-t-il pas un goût d'inachevé, une certaine perception d'une justice à géométrie variable avec le non-lieu en faveur de certaines personnes incriminées?

La justice est œuvre humaine et il est difficile dans un dossier aussi complexe de satisfaire en totalité une opinion publique il est vrai très demandeuse de justice et d'équité. Je ne puis me prononcer sur le détail de telle ou telle décision de mise en accusation ou de non-lieu étant donné que j'appartiens à un collège d'avocats dont l'action est collective dans ce dossier. Pour le moment, le plus important est que s'ouvre le procès, qu'il soit transparent et équitable pour tous, y compris le principal inculpé. Qu'il puisse réellement se défendre et se faire entendre et que la justice lui soit rendue, à lui comme à tous les autres et comme à l'Etat lui-même, en tant qu'incarnant notre nation.

 

Quelle valeur pédagogique pourrait avoir le traitement de ce dossier....

Pour notre pays et pour l'Afrique entière, le procès pour corruption de l'ancien chef de l'Etat aura un retentissement considérable. Personne n'y croyait vraiment et le doute persiste dans beaucoup de milieux concernant la tenue de ce procès, et dans le fait qu'il puisse être équitable. Si c'est doublement le cas, ce sera une énorme mise en garde aux chefs d'Etat en exercice et aux futurs candidats à la charge suprême : celle-ci n'est pas une station-service où l'on peut se servir gratuitement des biens du peuple. Et ce sera un formidable message d'espoir à tous les défenseurs des causes justes de nos peuples. Il restera, à ce propos, l'ultime et réel combat : le retour des biens mal acquis et leur  restitution  au Trésor public.

 

Propos recueillis par Seck Amadou