. . . Avec Moktar Ould Daddah – récit et analyse. 1965-2003

20 December, 2022 - 15:40

1.Une entrée en relation avec des hommes et des femmes, un pays, le président d’une République – tout et tous me sont inconnus

 

commencer de connaître. La politique intérieure. Mederdra. Le fondateur si jeune

 

 

Mercredi 31 Mars 1965 (suite)

12 heures 10

 

Je viens d’écrire pendant une heure et demie. Les « judiciaires » me faisaient une narration : « un coin de brousse que vous aimez », et Mohamed Taki vient de me rendre sa copie. Et il décrit Tidjikja, unique au monde, monde qu’il a pourtant visité. Et la porte de sa maison taillée dans la masse d’un arbre. Du bois « naturel ». Sincérité. Lyrisme. Enthousiasme. Et le pays pénètre en moi.

 

Comme on comprend l’attachement des administrateurs, de Saint-Exupéry, de Psichari, de Foucauld !  Béni sois-tu mon Dieu, pour le désert, pour ces garçons droits, aux yeux brillants pour le goût d’aimer et d’apprécier que tu as mis en moi. Béni sois-tu pour ces heures, ces jours, ce mois.

 

 

Nuit du samedi au dimanche 3 au  4 Avril 1965

 Dîner ce soir chez les Ballèvre, dont je reviens juste, ramené par Francis. Chamberlain, Gadon, Garnaud, Madame Dequecker, Francis. Bonne humeur, chacun étant lui-même, mais en un peu forcé. Arrivée tardive et malheureuse de ma petite personne, tache d’encre à mon pantalon clair.

 

Jean-Marie très pessimiste, vu le « limogeage » de Ba Bocar Alpha, médecin qui avait sauvé la vie du Président et est son ami personnel, ministre de l’Economie. Ce limogeage semble indiquer la mainmise de plus en plus grande du Parti. Si Marouf ou Ba Mamadou Samba prennent le portefeuille, cela montrera que le Président est encore maître de ses mouvements. Si c’est un jeune inconditionnel… avec le Parti, irresponsabilité totale. Responsabilité du Parti devant la nation ne veut rien dire et constitue même un cercle vicieux. Indique aussi que l’on trouve que l’assistance technique était trop écoutée. En général, succès international de Moktar et échec intérieur depuis deux ans. Valse des ministres, des commandants de cercle (trois mois en moyenne) : quatre sur trente-cinq seulement répondent aux circulaires. Manque de cadres d’exécution. On n’embraye plus sur le pays. Echo sur Madame Moktar : la thèse de Garnaud serait aussi celle de Marouf. Devrait être la femme du Président et non une suffragette engagée. Aider le Président à prendre du recul, le ressourcer. Si l’on intervient dans un meeting, en accepter les conséquences : contradictions et injures (Marouf l’aurait souligné au séminaire). Marouf serait au fond de lui-même, hostile à tout parti. Aristocrate jusqu’au bout des ongles. Pas simple. Confiance totale de Marouf dans le Président.

 

Auparavant, Ahmed Ould Ely El Kory était venu me prendre : thé sur les matelas et les tapis. Son bon sourire de paysan. Mohameden Babah est venu. Madame Darde m’a recommandé à lui. L’ai rencontré quand Abdallahi Ould Daddah est venu au centre vendredi. Mohameden m’a raccompagné en voiture chez les Ballèvre. Grande chance de l’indépendance : la table rose. Encadrer vraiment les structures existantes. Actuellement, empirisme et pragmatisme. Pas de plan d’ensemble. Pas de conscience des vrais problèmes : le manque de cadres qualifiés. Improvisation partout. Rien à cacher : maison de verre où tout se sait. Il est vrai que c’est unique, et qu’il est encore temps de profiter de cette ouverture. J’ai dit à Mohameden qu’au fond, il manquait de grands hommes d’Etat en Afrique. Il a répliqué en citant Nasser. Chez Ahmed, j’ai aussi appris la fermeture de l’Institut d’Etudes islamiques de Boutilimit, qui serait peut-être transplanté à Nouakchott. A propos de l’Islam, Mohameden me citait Massignon et m’a parlé de mystique musulmane. Toute la mystique ayant une origine profonde dans les religions indiennes (idée typiquement occidentale).

 

Vu Mohamed Marouf, à l’Hôtel des Députés, vendredi 2 Avril 1965. Lui ai dit que j’étais frappé par sa ressemblance de profil avec Bourguiba. M’a dit la déception des milieux mauritaniens de la conférence de Monteil (ce qui corrobore Cheïbani et Abdallahi Ould Daddah). Conférence préparée trop vite. Trop superficielle. Alors que le problème de la sédentarisation est le problème très difficile et très vital pour la R.I.M. A explicité ce qu’il disait mardi soir : anarchie dans la sédentarisation actuelle. Se fait par tribus ou par fractions autour des points d’eau habituels. On reste dans le cadre individualiste, et la Nation ne se construit pas. Je lui ai parlé de Jean-Marie Ballèvre. Il a tout de suite dit toute l’estime qu’il lui portait. Nécessité d’une assistance technique qui propose diverses solutions, le ministre choisissant, en connaissant les conséquences. Nécessité contrôle des ministères, d’où le Parti. Bureau politique contrôlé par organismes d’exécution. Séparation entre administration et Parti doit demeurer. Même si confusion des personnes, séparation absolue des fonctions. Il faut des hommes purs à la tête du Parti, à la fois honnêtes et compétents, qui donnent l’exemple. Peut-être des saints. Chance de la Mauritanie : chefs traditionnels ont envoyé les premiers leurs enfants à l’école, au pouvoir actuellement, fils des grandes familles et des chefs traditionnels. Pas de hiatus et continuité profonde. Pas de problème d’autorité ( ?). Nous avons écouté la radio rapporter le discours de l’ambassadeur américain et la réponse du ministre mauritanien de la Santé. On devine qui parlait le mieux le français ; Marouf n’a fait aucun commentaire (ce qui est déjà un commentaire).

 

Je tombe de sommeil : deux heures du matin. Il faut absolument que je prenne régulièrement des notes pour ma thèse. Peut-être achèterai-je un magnétophone. 

 

Dimanche  4 Avril  1965

 

18 heures 30

 

Ce matin, plage avec les Ballèvre. Assis devant la mer, dans son bruit continuel, j’ai pensé que passer quinze jours d’affilée serait la vraie liberté. 

 

Jeudi  15 Avril 1965

Bertrand Fessard de Foucault (Ould Kaigé)