Passions d’enfance : Avant de tout oublier (13)/Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

23 February, 2023 - 01:04

Une vie truffée de risques
Lors de nos sorties en brousse, nous rencontrons énormément de dangers. La forêt, qui s’étend sur de très grands espaces, était si dense et si touffue, au point de masquer complètement les rayons du soleil. C’est un lieu idéal pour la reproduction et la multiplication de toutes les espèces d’animaux sauvages, de toutes les variétés d’insectes, de reptiles et de serpents venimeux. Combien de fois avons-nous été surpris par des attaques d’essaims d’abeilles pour nous chasser de leur domaine, nous devançant avant de prendre l’initiative de les éloigner par la fumée en allumant le feu sous leurs ruches, accrochées souvent à des arbres. Jusqu’à récemment, dans mon sommeil, mes rêves sont uniquement focalisés sur la tente, la forêt, le monde animal, en somme la vie nomade d’antan. Je passe la nuit à nager dans un climat purement bédouin et qui n’est jamais dérangé par la moindre manifestation de la vie citadine moderne.

Sehwet Elma premier poste colonial français

La forêt de Sehwet Elma à l’extrême nord du lac Rkiz, était visible à partir de la dune de Mbaladj, à une trentaine de kilomètres à l’ouest du lac. La forêt de Sehwet Elma est aussi appelée « Elgana ». Elgana, un nom berbère, signifiant, selon mon ami feu Hamad, la forêt. Même « Teganet », qui a donné le nom Tagant, signifierait « lieu de la forêt ». C’était, certainement, bien avant la poussée de la désertification. La forêt de Sehwet Elma était impénétrable. Le voyageur, même à pied était obligé de la contourner. Le phénomène naturel de la désertification est accéléré par l’action néfaste de l’homme. À l’époque chaque homme disposait d’une hache. Chaque hache abat quotidiennement des arbres. Même, nous, les enfants, nous possédions nos propres haches. Abattre des arbres, de préférence de jeunes pousses, fait partie de notre sport favori. Mohamed Mahmoud Ould Gneitt, le jeune homme aux multiples talents, abat, après chaque déménagement, des dizaines d’arbres en l’espace de moins de deux heures pour des besoins immédiats: les clôtures des veaux et des moutons, ainsi que des piquets pour le dressage des tentes. C’est un joli spectacle de le voir à l’œuvre au sommet d’un arbre !
 

La vie nomade prolongement de la vie naturelle
Le mode de vie rural est si modeste, et si proche de la nature. Les nomades vivent en parfaite harmonie avec le milieu ambiant, un milieu caractérisé par des paysages divers et variés, qui s’étendent à perte de vue. Ces paysages atteignent le pic de leur beauté durant la saison des pluies. Après le paradis, la pluie est, peut-être, ce que le nomade sollicite le plus de la part de Dieu. En Europe, on dit qu’il fait beau quand il ne pleut pas et quand il y’a assez de soleil. Au Sahara et au sud du Sahara, notamment chez nous, en Mauritanie, on apprécie les choses différemment. Pour les nomades, il fait beau, surtout quand il pleut et c’est le mauvais temps quand il y a trop de soleil. La période pluviométrique dure à peine trois mois. Ici tout dépend de la pluie: en somme, boire et manger en dépendent. Mais seulement voilà: cette pluie tant souhaitée, provoque une panique généralisée lorsqu’elle menace et surtout quand elle tombe. La fragilité et la précarité des habitations expliquent en grande partie cette réaction épidermique contre la pluie.
 

L’impuissance humaine
Quand il pleut, le campement disparaît totalement. On fait tomber les tentes pour les préserver de la violence du vent,  elles sont transformées en abris de fortune à l’image de ceux des SDF en Europe. Localement, on appelle cela «Mbelow ». Tous les membres de la famille présents se blottissent dedans. Le spectacle provoqué par le grondement des tonnerres, accompagné par les éclats des éclairs, la violence du vent et le bombardement des rafales de trombes de pluie, crée une atmosphère extraordinairement terrifiante, qui fait penser au Jour du Jugement Dernier. À haute voix, on implore Dieu et on fait surtout appel à ses Cheikhs et Marabouts de renom, pour nous épargner de la mort et nous pardonner nos péchés. Certains adultes décident intérieurement d’offrir certains de leurs biens les plus précieux en charité. Dans les milieux ruraux, les milieux sous-développés, la charité ne profite rarement aux plus nécessiteux. Ce sont les riches qui la détournent par des subterfuges comme « Elhedia » ou la prétendue baraka d’un marabout.
Dans ce genre de climat, on se sent complètement impuissant. Quelques braves jeunes hommes font preuve de grand  courage. Ils ne cessent de courir, de gauche à droite, pour porter secours aux personnes en situation de détresse. Pour le nomade, la pluie, tout en étant une bénédiction divine indispensable, est aussi considérée comme une sorte d’épreuve, une sorte d’avertissement de Dieu à son esclave, l’homme. À la fin de la pluie, les choses reprennent leur cours normal. On remercie alors Dieu et l’on cultive l’espoir d’un bon hivernage.
Après la pluie, c’est enfin le beau temps. On oublie tout et on recommence. Les gens profitent de l’eau du marigot pendant un certain temps pour leur propre consommation, mais aussi pour abreuver les animaux. Les corvées d’eau s’arrêtent momentanément. Traditionnellement, l’eau pose énormément de problèmes aux nomades. C’est en effet, la denrée la plus précieuse dans le milieu rural.
 

L’eau plus précieuse que l’or
L’importance de la tribu se mesure souvent par le nombre de puits qu’elle possède. C’est pourquoi, quand l’eau manque il faut tout faire, et se mobiliser pour la trouver. La corvée d’eau, appelée « Rwaya » consiste à charger le maximum d’outres (sacs en peaux de chèvres), le plus souvent à dos d’ânes et aller à la recherche de l’eau, cette denrée rare. Il faut surtout veiller pour que, à quelques mètres du campement, les ânes ne fassent pas tomber les outres et/ou les faire crever perdant intégralement leur eau. L’eau du puits est certes difficile d’accès, mais généralement, plus saine pour ne pas dire plus potable. Les puits, depuis que leurs parois  sont bétonnées, assurent l’approvisionnement régulier en eau. On dit que le puits de Ndoumri, sur la route Nouakhott-Boutilimitt, a été le premier puits bétonné dans notre pays au début du XXe siècle à l’avènement de l’ère coloniale.
Vient ensuite l’eau du marigot. Cette eau est bonne quand on la recueille à temps, avant qu’elle ne soit infectée par les animaux et les humains. Il arrive que l’équipe de la corvée d’eau ne trouve qu’une eau complètement souillée, parfois mêlée de moitié à diverses impuretés, y compris des déchets d’humains et d’animaux. Devant l’impérieuse nécessité de boire pour la survie, on en remplit les outres et l’on rebrousse chemin dans la direction du campement. Après plusieurs techniques de filtrage, les gens parviennent des fois à rendre buvable une eau qui n’avait rien de potable. Des fois on remplit les outres au moment où les ânes se soulagent dans le marigot. C’est pourquoi les maux de ventre et les diarrhées étaient assez fréquents.
Le grand péché, le pêché capital, c’est de retourner au campement bredouille sans aucune eau, même celle infectée d’impuretés. L’eau était si rare au point que les bons musulmans qui pratiquaient régulièrement leurs ablutions étaient presque inexistants.
Dans ce genre de cohabitation avec la nature, le nomade s’habitue à vivre quotidiennement avec les différentes espèces d’animaux sauvages. Le lion, l’hyène et le chacal, si on ne les voit que rarement, on pouvait cependant entendre leurs cris chaque soir. Les reptiles et les serpents élisent souvent domicile à l’intérieur de chaque foyer, sous la natte, dans le rahhal ou Dbech, construction traditionnelle, élevée sur des piquets, situés souvent dans la partie ouest de la tente servant de table sur laquelle on place l’essentiel des matériaux et objets appartenant à la famille. « Edbesh » signifie bagages. Combien de fois a-t-on découvert des boas vivants endormis dans le Edbesh ou sous le « khabta ou tchagar », sorte de lit traditionnel ? On fait souvent appel à mon oncle Deyna lors de ces malheureuses découvertes. Il était spécialisé dans leur mise â mort.
 

Les ravages de la hache
Autrefois, les jeunes hommes qui venaient de sortir de l’adolescence, pour prouver leur majorité, et à cause aussi de l’exigüité du domicile familial, préfèrent passer la nuit hors de chez eux, souvent chez une jeune famille dont le mari est absent. Une fois, un jeune homme, du nom d’Ahmed Ould Soueidi, a passé la nuit chez une jeune famille pareille. Avant le coucher, les hommes plient souvent leur Sirwal (pantalon bouffant) et l’accrochent à l’un des mâts de la tente. Le Sirwal est souvent infecté de poux. Il n’est pas très commode de dormir avec. Il est confectionné à partir de quelques mètres de tissu Percale. C’est une sorte de culotte. Il est fixé à la taille à l’aide d’une longue ceinture en cuir.
Le matin de bonne heure Ould Soueidi décrocha son Sirwal. La veille, avant de l’accrocher au mât il avait oublié de bien le serrer avec sa ceinture. Il l’enfila rapidement et serra bien la ceinture. Son corps fut traversé par un vif frisson. Il sentit quelque chose de pesant à l’intérieur de son Sirwal. Il soupçonna que c’était un serpent. Espérant qu’il était encore endormi, il défit tout doucement son pantalon. Il s’en débarrassa à la hâte. Il s’empara d’un bâton et cria à haute voix: « Au secours, un serpent ! ». Plusieurs personnes accoururent pour l’aider à le tuer. C’était une vipère.
Les serpents sont nombreux et variés, mais rarement ils inoculent leur venin à quelqu’un, contrairement aux scorpions qui font souffrir quotidiennement. On dit que dans les zones humides les morsures de serpents ou de scorpions sont rarement mortelles. Ce qui n’est pas le cas dans les zones sèches comme l’Adrar et le Tagant.
 

« Quel maladroit ! »
Une fois, notre collectivité campa à proximité de la forêt de Sehwet Elma. Soudain on entendit le bruit d’un moteur: un véhicule arriva. Pour nous, les enfants, contrairement à nos semblables d’aujourd’hui, nous avions une peur bleue des véhicules et surtout des personnes qu’ils transportent. Nous craignions en ce moment l’enrôlement à l’école moderne, c’est-à-dire l’école française. Nous avions également peur des injections faites à l’aide d’aiguilles- appelées « piqûres » et de la circoncision. C’est pourquoi dans tous les cas de figure, nous fuyions tout véhicule de passage.
Dès qu’on entend le bruit d’un moteur, on détale aussitôt. Cette fois-ci, sur ma proposition, on s’engouffra dans la forêt de Sehwet Elma. On était trois, quatre ou cinq. Je ne me souviens pas exactement du nombre. Ould Oumer Ould Beybatt est le seul ami dont je me souviens. Nous avons amené avec nous un peu de viande, encore saignante, destinée à être séchée, craignant de durer plus longtemps. On s’installa dans la forêt. On réunit des branches sèches, en allumant du feu pour faire cuire notre viande. Brusquement: « Boum ! », un coup de feu passa au-dessus de nos têtes. Pris de panique, on détala de nouveau, cette fois-ci dans la direction du campement. Pour nous, l’équipe venue dans le véhicule, voulait nous poursuivre. On était convaincu, que leur but était de nous administrer des piqûres, procéder à notre circoncision ou nous enrôler de force à l’école des « mécréants », ou tout cela à la fois.
Arrivés au campement, tremblant de peur, nous apprîmes qu’il s’agissait d’une équipe de vétérinaires. Venue pour une campagne de vaccination, non pas de personnes, mais du bétail. Le chef d’équipe, Ndiaye Kane de Tékane est un habitué des lieux. On s’approcha prudemment du véhicule, une benne, modèle de l’époque. Ndiaye Kane nous invita à monter là-dans pour un tour hors du campement. Kane et ses compagnons étaient entrés dans la forêt pour une simple excursion de chasse. Ils nous ont tirés dessus, nous prenant pour des gazelles ou des pintades. Heureusement pour nous que le tireur n’était pas aussi habile. « Quel maladroit ! », S’écria le Général de Gaulle, lorsqu’un tireur le rata dans un attentat contre sa personne.
Les campagnes de vaccination des animaux étaient fréquentes à l’époque. Elles ont beaucoup contribué à réduire la mortalité des animaux domestiques. Le développement rapide du cheptel commence depuis lors à peser sur les pâturages.
 

« Laazib » ou le camping nomade
Quand les pâturages ne sont pas assez fournis dans les alentours du campement, on organise ce qu’on appelle «Laazib», c’est-à-dire on confie à des bergers la mission de se déplacer avec le troupeau de bovins ou de moutons et de chèvres dans des espaces plus fournis en herbes et paille, en eau aussi. Ils étaient souvent accompagnés par des jeunes femmes en quête d’embonpoint. C’est souvent dans les Laazib qu’on procédait au gavage des jeunes filles.
Une fois, on m’a refusé d’accompagner des gens qui sortaient à l’occasion de ce genre de déplacements. J’ai contourné le campement et j’ai pris le chemin emprunté par eux. Après une heure de marche, j’aperçus une jeune femme qui courait sur mes traces. C’était la nièce, Marième Mint Elkori. Elle me prit par la main et me ramena au campement. J’avais à cette époque à peine cinq ans. Je ne retiens aucune idée du lieu de mon aventure.

(A  suivre)