Au restaurant, chez Hasna/par Mohamed BABA

18 October, 2023 - 16:59

Pour accéder à la « salle », il fallait quitter les chaussures. Valait mieux bien connaitre les habitudes des usagers pour bien choisir l’emplacement où laisser ses sandales au risque de les voir servir de reposoir pour les pieds de ceux qui, régulièrement, sortent pour faire leurs ablutions juste à l’entrée.

La « salle » est un vaste hangar. Terrasse bétonnée couverte de tapis élimés et bordée sur tous les côtés de minces matelas en mousse polyuréthane. Des dizaines de coussins jonchent le centre dans un désordre évolutif en fonction des entrées et sorties de la clientèle. Le tout est abrité par une charpente en madriers habillée de toile aux motifs géométriques de couleurs vives. Un grillage clôt le tout pour éviter l’intrusion d’animaux en divagation et prévenir les vols. C’est un bon compromis entre la toile de tente traditionnelle rappelant la Badiya (campagne) et les constructions en dur, signe de sédentarité.

Le restaurant « chezHasna » est le rendez-vous des agriculteurs et autres exploitants agricoles venus de toutes les régions du pays pour tenter leur chance dans la vallée fertile du Trarza. Des joutes oratoires, parfois féroces mais toujours succulentes, y sont habituelles entre les gens de l’Est, réputés directs et parfois naïfs, et les gens d’ici, connus pour un discours codé plein de traits d’esprits, de sous-entendus et jamais conforme aux apparences. Maintes fois j’entendis répéter par les gens de l’Est l’adage «la Chemama, prends ses biens mais n’y élit point domicile » ce qui rend particulièrement furieux les gens du Trarza qui, sans se départir de leur calme légendaire, leur décochent des réponses ciselées qui, le plus souvent, faisaient mouche.

Ce jour-là j’étais accompagné de cinq collaborateurs dont un ingénieur kenyan, Sam, venu nous aider dans l’installation de la laiterie de N’Djourbel. Pour accéder au fond de la salle, où il reste encore deux ou trois matelas de libres, nous avons dû enjamber les corps de plusieurs personnes profondément endormies, les visages enfouis sous leur turban enroulé en forme de galette.

Nous prîmes place en calant nos dos par les coussins contre le muret qui fait le tour de la salle et en délimite l’emprise et commençâmes à observer l’environnement en attendant le premier et le deuxième verres du thé que nous venons de commander. Le troisième verre sera servi après le repas.

  1. Où les gens vont tous là-bas ?

«Là-bas», là où pointe le doigt de Sam, c’est l’autre côté du Restaurant Chez Hasna. Régulièrement, on vit un monsieur, une bouilloire ou une bouteille à la main, disparaitre de ce côté-là. Puis, après quelques minutes, nous le voyons réapparaitre, déposer le récipient avant de reprendre sa place dans la salle.

L’autre côté du hangar de Hasna, c’est une sorte de débarras en bord du canal de drainage de la ferme rizicole de M’Pourrié. Une sorte de décharge envahie de buissons épineux et surtout de l’inévitable calotropisprocéra, appelé ici Tourjeu. Les Français ont trouvé à cet arbuste un nom plus poétique à savoir l’arbre de Sodome, allusion un peu scabreuse à ses fruits en forme d’attributs sexuels masculins.

J’expliquai à Sam que le récipient que portaient les visiteurs de ce lieu contenait de l’eau, de l’eau propre que chaque Musulman, quand cela est possible, se doit d’utiliser pour se laver et se purifier après qu’il ait satisfait ses besoins naturels.

Mais, lui expliquai-je, dans le cas actuel, intervient un problème culturel et vestimentaire très important et que je me dois de t’expliquer. Pour toi et moi, qui sommes habillés à l’occidental avec un pantalon muni de braguette et serré à l’entrejambe, l’exercice est physiquement impossible.

Au regard étonné et quelque peu inquiet de Sam, je dus accélérer l’explication.

Le Musulman, suivant en cela la tradition du Prophète Mohamed (PSL), ne doit pas uriner debout. Seuls, à en croire la sagesse populaire, les chiens urinent debout. Or, essaye d’uriner assis en étant habillé à l’occidental et tu comprendras. Tout au plus, tu pourras te mettre à genoux. Mais se mettre à genoux du côté de «là-bas» reste particulièrement compliqué vu l’état du terrain et surtout à cause du grand nombre de personnes qui avaient réussi l’opération avant toi.

Mais, semble insister Sam, comment font les gens qui vont «là-bas» et qui reviennent visiblement soulagés ?

Eh bien, c’est une question de design vestimentaire mon ami, lui répondis-je. Le pantalon en accordéon. Bouffant à l’entrejambe. Voici le secret. Grâce à la braguette et cette structure étirable, tu peux t’asseoir et te soulager sans difficulté. Pour les femmes, vêtues de Malahfa, c’est encore plus simple. Elles peuvent même se permettre (et se le permettent souvent) de se soulager en terrain découvert, abritant leur nudité derrière la toile ample de leur vêtement.

Avec un air un peu sceptique, Sam admit que tout cela est bien judicieux mais que rien ne remplacera les bonnes et classiques toilettes avec, si possible, de l’eau courante. Je ne puis le contredire.

  1. Où on fait sa toilette en public

Installés sur les petits matelas avec les dos calés contre le muret par des coussins mous et déformés, nous devisons, Sam et moi, sur les habitudes et usages des gens autour de nous en sirotant le thé de Hasna et en attendant le repas.

Vers treize heures trente, on nous servit un copieux thiéboudjène, un lit de riz à la sauce tomate surmonté de darnes de poisson fourré aux épices et d’un assortiment de légumes cuits en marinade. Il y avait là des feuilles de choux, des tranches d’aubergines, des quartiers de courge musquée, des rondelles de carottes, quelques petites pommes de terre, du navet et des petites gousses de piment. Mon préféré était une pâte verdâtre confectionnée à partir de feuilles d’hibiscus et d’un cocktail d’épices. 

Mais avant de commencer à manger, un petit garçon (en vacances, me disait-il un jour que je lui avais posé la question) poussa vers nous un lave-main ambulant. C’est une bassine en cuivre ou en laiton équipée de deux anses et munie à mi-hauteur d’un couvercle perforé. Au milieu de ce couvercle est aménagé un emplacement pour poser une bouilloire contenant de l’eau.

Quand on s’en sert, l’eau passe à travers les trous du couvercle et se ramasse au fond de la bassine de façon à ce qu’on puisse l’utiliser un grand nombre de fois sans être en contact avec cette eau usée. On fut deux ou trois à choisir d’opérer avec une cuillère, les autres mangeront avec leurs doigts.

Personnellement j’ai toujours préféré manger avec une cuillère, question de simplicité et de pratique. Il est toujours plus facile de laver une cuillère que de s’assurer que ses doigts ont été bien nettoyés, surtout après le repas. On m’oppose souvent une anecdote attribuée à l’érudit Hamden Ould Tah qui expliquait qu’il mangeait avec ses doigts parce qu’il il était sûr que personne ne s’en était servi avant lui pour manger !

On mangea à notre faim, chacun de son côté du plat commun, qui avec une cuillère, qui avec les doigts. A la fin du repas, nous posâmes les cuillères et ceux ayant mangé avec les doigts s’appliquèrent à les lécher avec minutie jusqu’au dernier grain de riz avant de les relaver au-dessus du lave-main.

Vers quatorze heures trente, on entendit appeler à la prière. A tour de rôle et chacun dans leur répertoire, les Muezzins des multiples mosquées du quartier entonnèrent la profession de foi des croyants, appelant au salut et à la rédemption éternelle. Se produisit alors l’autre événement de cette sortie au restaurant qui éveilla la curiosité de Sam.

L’un des dormeurs du restaurant, tiré de son sommeil par les derniers appels à la prière, se redressa, balaya les alentours d’un regard circulaire, fronça les sourcils et s’épongea le visage par son turban encore enroulé avant de se trainer, sans se lever, vers le lave-main maintenant presque débordant d’eau usée. Il empoigna la bouilloire, vérifia qu’elle contenait encore un peu d’eau et commença ses ablutions au milieu des convives. Il se lava les mains, se rinça la bouche et cracha dans le lave-main, aspira de l’eau par le nez puis se moucha, se lava le visage, les avant-bras, se passa les mains sur les cheveux avec un peu d’eau, se cura l’intérieur des oreilles puis, prenant appui sur ses fesses, il mit le pied dans le récipient pour le laver en insistant sur l’espace entre les orteils. Puis fit de même, avec agilité, pour le second pied.

La scène exécutée au milieu de la salle ne laissa pas indifférent Sam qui me jeta des regards où se mélangent l’étonnement et une pointe de dégoût.

  1. Où on quitte son pantalon pour prier

Repus d’un Thièb d’anthologie, nous attendions le troisième verre de thé en continuant à observer les usagers du restaurant chez Hasna. On vit alors le monsieur qui venait de faire ses ablutions en public se lever, s’avancer vers un coin dégagé de la salle en récitant des versets de Coran en préparation à la prière. Debout, face à l’Est, on le vit baisser les pans de son boubou, dégrafer sa ceinture, laisser choir son pantalon qu’il poussa avec le bout du pied devant lui, lever les mains, paumes orientées vers le ciel, et lancer «Allahou Akbar». Il récita, à basse voix, la Fatiha puis une sourate de son choix, s’inclina, se releva, se prosterna deux fois de suite avant de se relever pour recommencer. Il fit le même rituel quatre fois comme cela devrait se faire pour la prière de Dohr. La fin de la prière fut actée par «Asselamou Aleykoum» adressé à sa droite puis à sa gauche. Puis il se leva, enfila son pantalon et demanda qu’on lui serve son deuxième verre de thé.

Sam, qui ne rata aucun détail de ce rituel, me jeta un regard interrogateur non dénué d’impatience. Je ne pus différer les explications.

 D’abord la prière au restaurant. Pourquoi prier au restaurant, semble me demander Sam. La prière est due dès que son heure est arrivée. Tu dois prier pendant le laps de temps où la prière est exigée. Cela arrive cinq fois par jour. Tu dois prier là où tu te trouves à ce moment-là, pourvu que le lieu ne soit pas souillé.

Quant à la question du pantalon, l’acte n’est pas des plus courants et très souvent il se passe avec plus de discrétion. En fait, expliquai-je à Sam, ce monsieur ne doit pas être sûr de la propreté ou de la pureté, au sens religieux, de son habit. Il doit être ou, au moins, il le soupçonne d’être souillé par des secrétions corporelles qui le rendent impur et inapte à être porté quand on veut s’adresser à son Créateur.

Pour ce qui est de la place où le monsieur avait posé son pantalon, elle a, elle aussi, une explication. Pour prier, on se tourne vers l’Est (où est censée se trouver la Mecque). On s’arrange pour que personne ne nous passe devant, sans doute pour ne pas nous distraire. Quand il y a un risque qu’une personne nous passe devant, on place un obstacle, qui pourrait être symbolique, juste devant nous et assez proche pour que personne ne passe entre nous et lui. Le monsieur avait choisi d’utiliser son pantalon comme obstacle.

D’autre part, cet obstacle pourrait servir à « protéger » les autres. Vous ne devez pas prier alors que quelqu’un est couché devant vous. Le faire reviendrait à souhaiter sa mort en mimant la cérémonie mortuaire correspondante. Or des personnes couchées, il y en avait partout dans la salle.

  1. Pourquoi, le gros ne prie-t-il pas avec nous?

Nous prîmes notre troisième et dernier verre de thé puis chacun s’absenta un petit moment, qui pour faire ses ablutions, qui pour aller « là-bas » et moi pour les deux. Au retour du groupe, on désigna l’un d’entre nous pour diriger la prière. Nous fûmes rejoints par quelques autres clients qui tenaient à récolter le bonus accordé à la prière en groupe, par rapport à la prière en solitaire.

Sam ne se joignit pas à nous pour la prière et resta bien calé dans son poste d’observation en nous suivant de l’œil. Je sentis son regard accompagner toutes mes génuflexions.

Après cette prière collective, nous nous apprêtâmes à partir. Sam, qui était grand avec un bon embonpoint, se leva et s’avançant sans faire attention à la charpente, heurta assez violemment la poutre transversale dans un bruit qui provoqua le rire machinal de nombre de présents, Hasna comprise. Je ris aussi car, sans avoir la taille de Sam, je me suis pris cette barre un certain nombre de fois. D’ailleurs, Hasna, pour dédramatiser la scène, avait instauré une taxe symbolique que tout client qui heurte cette barre devrait verser dans une caisse destinée à aider la maison à rehausser le hangar.

Passé ce moment, plutôt bon enfant (sauf pour Sam), je m’approchai de Hasna pour lui régler le repas. 

Mohamed, me lança-t-elle, pourquoi ton ami, dont les bourrelets débordent du pantalon, ne prie-t-il pas avec vous ?

Mais, m’empressai-je de répondre avec un zeste d’agacement, il ne prie pas avec nous parce qu’il n’est pas musulman. Sa religion ne lui commande pas de prier avec nous ni comme nous.

Hasna sembla se satisfaire de cette réponse. Mais le même monsieur qui faisait ses ablutions au milieu de tout le monde et qui prenait son pantalon souillé comme Mecque se crut obligé d’intervenir en s’adressant à l’aubergiste. Hasna, lui dit-il alors qu’on sortait du hangar, est ce qu’on risque de manger demain dans la même assiette dans laquelle tu as servi à ces gens-là ? Et Hasna de répondre, « Oui, mais je la laverai sept fois ».

 

 

Rosso, septembre 2023