Passions d’un engagement (4): La grande purge /Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

31 January, 2024 - 15:26

Dans « la zone libérée »
Cette situation, de grève de zèle de fait, va durer jusqu’au début janvier. Lundi 7 janvier 1972, les élèves, les jeunes en général, décidèrent de commémorer le second anniversaire de la mort de leur héros, Sidi Mohamed Ould Soumeydaa. Ils sortirent en masse dans la cour du Lycée National. Très tôt le matin, annonçant la fête, des banderoles furent affichées sur les façades et frontons des bâtiments. Les jeunes et les élèves des autres établissements scolaires vinrent nombreux pour participer aux festivités. L’administration voulut les en empêcher. Elle ferma la grande porte d’entrée devant eux. Le proviseur et son staff se pointèrent devant pour la surveiller. Certains jeunes visiteurs dont des filles comme la célèbre et belle Nnajia Mint Ahmed Salem se mirent à sauter par-dessus la grande porte. Nnajia Mint Ahmed Salem, sympathisante active du MND, est différente de Nnajia Mint Ahmed, cadre baathiste pure et dure,  qui était la sœur de l’ancienne ministre, feue Khadjetou Mint Ahmed. La première était noire d’ébène, d’où son surnom de « Nnajya la noire » par opposition à l’autre de teint très clair, d’où son surnom de « Nnajya la blanche ».
De l’intérieur de l’établissement, une grande masse d’élèves se précipita dans la direction de la porte. Les membres de la direction prirent la fuite. Quelques-uns d’entre eux se mirent à courir. Ils s’éclipsèrent le reste de la journée. Ce jour-là l’espace du Lycée National méritait bien son surnom de « zone libérée ». Nous restâmes maîtres de la situation jusqu’au crépuscule.
 

Un climat festif
Les gens discutaient, chantaient, dansaient. Des meetings furent organisés, des discours dits. Des poèmes lus, parfois improvisés sur place. Le jeune Sedoum Ould Sidati Ould Abba, chanta pour la première fois le poème du poète Ahmedou Ould Abdelkader «vi eljemahri tekmounou elmouejizatou...les miracles résident dans les masses populaires... ». Il fit pleurer l’élève soninké Khalidou Djimmé, le frère de mon ami Khalidou Moussa de la SNIM Zouératt. Djimmé explique qu’il ne comprenait rien au contenu de ce poème, seulement il savait que «c’était vraiment joli ! ». Pratiquement les mêmes appréciations que le général De Gaulle après avoir assisté à une soirée animée par la chanteuse Oumou Koulthoum dans les jardins de l’Elysée. Un recueil de poèmes révolutionnaires publié pour l’occasion fut largement diffusé. Il sera augmenté et republié en 1974 sous le nom de « Soutouroune hamra » : «(lignes rouges) ».
 

Sur un fond rouge
Comme partout dans le monde de l’époque, la couleur rouge prend désormais toute sa place de couleur symbole de la gauche radicale et de la révolution. « Laheg lamra tefhem lahwal oudji hamra ghowlène wa evaal: il est temps que la femme prenne conscience et devienne toute rouge, en paroles et en actes », dit-on dans l’une de nos chansons. À la manière de la Chine, une révolution culturelle se déroule aussi chez nous. Elle n’épargne aucun domaine du savoir.

 

Derrière la porte dentée
Le soir, on clôtura le festival. Au même moment, les autorités décidèrent de fermer le Lycée National pour une durée indéterminée. La porte d’entrée fut coiffée d’une bande d’acier dentée afin d’empêcher toute tentative de l’escalader. Elle y demeure jusqu’à récemment.
 

La Mecque des jeunes
En 1976, habitant la Medina-3, où j’étais en famille, de petits événements me rappelèrent l’incident du Commissariat de Nouadhibou. Chez moi constituait un lieu de rendez-vous de nombreux jeunes, une sorte de Mecque de la jeunesse Nouakchottoise. Sans exagérations, on discutait, autour du thé, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sans interruption. Il m’arrive de me dérober tard pour dormir le reste de la nuit chez mon ami feu Mohamed Lemine Ould Heyine à la Medina G. Souvent on débordait sur d’autres sujets hors de l’actualité politique. Mais des fois, aussi on discutait de bien autres sujets non politiques. Une fois on se mit à exhiber les montres. Un jeune inconnu, accompagnant un ami, leva son bras pour nous montrer sa montre: une vieille Seiko 5, mais demeurant en bon état. Je reconnus aussitôt ma montre confisquée par la police de Nouadhibou en 1972. Je lui demandai de me dire franchement comment il s’était procuré cette montre. Il me dit que c’était son grand frère policier qui servait à Nouadhibou qui la lui avait donnée. Je lui ai alors rappelé ma mésaventure de Nouadhibou avant de le rassurer et de lui dire que du moment qu’elle m’appartenait toujours, je lui en faisais don. Elle m’était offerte par mon oncle Deyna, lors de l’une de mes visites au Sénégal.

 

Face à face avec Mouhaimed Salem
Une autre fois, je me suis trouvé en face du brigadier de police qui était chargé de nous surveiller à Nouadhibou. C’était dans une rue, en plein jour, toujours à la Medina 3. Je me trouvai face à face avec Mohamed Salem ou Mouhaimed Salem (le diminutif de son nom) comme l’appelaient les gens de Nouadhibou. Il me dévisagea avec une attention particulière comme s’il venait de découvrir son père qui serait décédé depuis. Je le regardai à mon tour sans le quitter du regard. Il baissa les yeux avant de disparaître. C’était presque deux ans après l’amnistie totale dont j’avais bénéficié.
Arrivé à Nouakchott je n’avais pas chômé longtemps.
 

Les cadeaux du pouvoir au mouvement
Le mouvement politique va récupérer aussitôt tous les élèves définitivement renvoyés. Ils formeront désormais le socle sur lequel va se construire le corps de l’appareil organisationnel du MND. C’était le meilleur cadeau que pouvaient s’offrir les autorités politiques à l’opposition. D’ailleurs, ce n’était pas la première fois qu’elles agissent de la sorte. En 1970, comme mesure disciplinaire, ils dispatchèrent une dizaine d’élèves meneurs du Lycée de garçons de Nouakchott dans les établissements secondaires du pays, offrant ainsi généreusement des directions d’avant-gardes aux établissements qui en manquaient. Des comités régionaux d’action révolutionnaire furent mis sur pied dans le courant de l’année 1972, à commencer par Nouakchott.
 

Les comités révolutionnaires régionaux
Un Comité d’Action Révolutionnaire Local (CARL) fut mis sur pied. Ça sonne pourtant comme dans Karl Marx! Il se mit aussitôt à organiser des milliers de sympathisants en majorité jeunes. Des comités semblables furent montés au fur et à mesure, à l’intérieur du pays, comme le Comité d’Action Révolutionnaire du Nord (CARN). Son champ d’action englobait les régions de l’Inchiri, de l’Adrar, de Tiris Zemour et de Nouadhibou. Sa direction sera confiée à notre camarade Youba Ould Bechir à partir d’Atar. Les responsables du parti des différentes villes du nord en étaient membres.
 

Le surveillant renifleur
Les élèves rentrèrent chez eux. Une semaine après, on ouvrit de nouveau le Lycée. Une liste fut affichée devant les bureaux de l’administration. Elle comportait plus d’une centaine de renvoyés dont une trentaine de renvoyés définitifs. Aucun élève susceptible d’être meneur ne fut épargné. J’y figurais bien entendu. Pourtant certains vinrent me féliciter pour n’avoir pas vu mon nom dans la liste. En fait ils cherchaient le nom Cheddad, alors que mon vrai nom qui figure sur la liste des renvoyés définitifs est Ahmed Salem Ould Elmoctar. Ils ne savaient pas que la liste des renvoyés fut établie par un célèbre surveillant, un instituteur arabe spécialisé dans la poursuite et la détection des élèves meneurs. Mon ami Abderrahmane Ould Boubou, fidèle à son humour légendaire, le rencontra une fois. Il lui demanda où il avait été ces derniers temps. Il lui expliqua qu’il était en formation au Maroc où il étudiait « Elaathar », littéralement les « traces: les vestiges historiques». Ould Boubou afficha un air d’étonnement avant de lui demander à voix basse et prudente: « Quel genre de traces ? Des traces d’animaux ou de personnes ?! », S’interrogea le fils fidèle de Gweybina (Gweybina: le petit mont pierreux au milieu de la ville d’Aleg).
Citons parmi les renvoyés définitifs: en plus des membres du bureau exécutif du CPASS, les 11 membres du Comité Directeur dont son président Sidi Ould Ahmed Deya. Allant au devant des événements, le CPASS a tenu une conférence ayant force de congrès, durant la semaine de vacances quelque part dans une maison de l’ilot A, louée pour la circonstance. Au cours de cette réunion, l’organisation décida de se dissoudre et de se faire remplacer par une nouvelle organisation sous le nom de l’Association des Elèves et Stagiaires de Mauritanie (ADESM). Aucun de ses anciens membres n’y figurait.
 

L’action politique
Pour le  moment, la vie scolaire s’arrêta là pour moi. Une nouvelle ère commença: l’ère du professionnalisme politique. Juste après mon renvoi, on me conseilla d’aller au nord comme appui aux ouvriers, notamment ceux de la MIFERMA à Zoueiratt et Nouadhibou.
Après quelques heures de divagation à Zoueiratt, j’embarquai sur un wagon plein de minerai en direction de Nouadhibou. Là, je retrouvai mon ami Mohamed Ould Mohamed Lemine dit Nnami et des parents, anciens commerçants au Sénégal, à la recherche du travail. Ils logeaient chez feu Elemine Ould Ssalem, le seul parent travaillant à la Miferma. Parmi eux son ami intime feu Bani, futur sous-officier de la garde.
 

La rafle
J’habite avec Nnami dans une baraque au milieu d’un bidonville s’étendant le long du chemin de fer dans le quartier Elghirane. Nnami travaillait à la Samma au port de commerce de Nouadhibou. J’aime lui rendre visite sur le lieu de travail. J’en profitais souvent pour consommer avec lui quelques bouteilles de lait importé dans les entrepôts de la société. Une forme de vol à peine camouflée. Déjà on considérait les biens des bourgeois comme étant volés au peuple. « La propriété, c’est le vol », disait le philosophe français Proudhon au début de l’ère industrielle. Mon séjour à Nouadhibou sera de courte durée. Je cherchais timidement du travail. Je me suis surtout mis à organiser les jeunes chômeurs. Une fois, on m’arrêta avec une dizaine d’entre eux. Je présidais une réunion dans une chambre lorsque la police nous rafla.

 

À la recherche d’un échappatoire
Arrivé au commissariat, on nous présenta un à un au commissaire Sarr Demba dans son bureau. Celui-ci affichait beaucoup de souplesse à mon égard, alors qu’il était dur dans l’interrogatoire de mes amis. Tout indique qu’il me prenait pour le meneur du groupe. Mon statut d’ancien élève renvoyé pour fait de grève le renforcerait dans cette conviction. Les noms et les identités des élèves renvoyés furent distribués à tous les commissariats de police et brigades de gendarmerie du pays, ainsi qu’aux personnels des principales entreprises avec consigne de ne pas les embaucher. On nous délivra des certificats de scolarité cachetés à l’encre rouge comme consigne pour nous barrer la route du travail. Je pris la décision de fuir. Au commissariat, on enleva à chacun de nous l’un de ses principaux habits, souvent le boubou ou le pantalon. On m’enleva ce dernier. On vida aussi la poche de chacun. De même on nous confisqua nos montres lorsqu’on en avait une. C’était mon cas. Dans le PV on notait tout ce qu’on nous prenait. Pour mettre en confiance les policiers chargés de nous surveiller, je les ai habitués à aller et revenir des toilettes sans surveillance.
 

Derrière les frontières
Celles-ci sont situées juste près de la porte d’entrée. Un policier du nom de Sidi Ould Yahi, célèbre dans la répression à Nouakchott, passa la journée à réparer sa voiture devant la porte d’entrée du commissariat. Sa présence constituait le principal obstacle pour mon projet d’exécuter ma décision de fuir. On nous amena un bon déjeuner. Je ne me rappelle plus d’où. On le partagea avec les policiers.
Ould Yahi resta près de sa voiture jusqu’à l’après-midi, le retour des policiers qui profitaient de la journée de travail encore discontinue pour se reposer chez eux. Les gens ayant des problèmes à régler au commissariat furent aussi de retour. Je changeais de tactique. Il fallait profiter de la confusion provoquée par les va-et-vient permanents de personnes pour prendre le large. Ce que je fis: je sortis le plus normalement, je pressai le pas pour contourner le bâtiment du commissariat. Je m’engouffrai entre un groupe de maisons pour disparaître. Je rentrai derrière la ligne de chemin de fer située à quelques mètres de la frontière avec le Sahara espagnol. Aucun policier mauritanien n’osait s’aventurer ici. La nuit venue, je me faufilais entre les baraques jusqu’à chez Nnami. Sa baraque, on l’appelait Hondat, du nom d’un gite clandestin dans les récits vietnamiens très en vogue en ces moments.
 

Une folle campagne de recherche
Tout Nouadhibou se mit en branle, depuis que la police avait signalé ma disparition. Les policiers furent aidés par un faux parent qui déclara à la police que j’étais son esclave et qu’il s’engageait à les accompagner jusqu’à mettre la main sur moi. Les policiers fouillaient partout, notamment chez le parent feu Elemine, à la cité Cansado, qui pour l’occasion admonesta le faux parent pour son forfait. Celui-ci va orienter la police chez Nnami à la Samma. Ce dernier eut juste le temps de disparaître avant la descente policière. Il perdra pour de bon son emploi. Je le retrouvais devant moi à Hondat. Le faux parent perdra plus tard la vue. Complètement aveugle, il se transformera en charlatan, capable, selon lui, de soigner toutes les maladies, apparemment sauf la sienne, la perte de vue.
 

Chez Bay Pekha
La ville est quadrillée. La gare routière, l’aéroport et le train minéralier furent strictement surveillés. Les bus et les taxis sont arrêtés et minutieusement fouillés. Pour passer entre les mailles du filet il fallait attendre une semaine sous la protection de feu Mohamed Ould Salek dit Baye Pekha, nom d’un comédien Sénégalais. À l’aide de ce fidèle et particulièrement amusant ami, habillé en convoyeur, je réussis à emprunter le train minéralier jusqu’à Choum. Je regagnais Nouakchott sans difficultés. Nnami et moi, nous serons condamnés par contumace par le tribunal de Nouadhibou à deux mois de prison ferme. Ce délai sera réduit d’un quart suite à une réduction officielle de peines proclamée au cours de l’une des célébrations de l’anniversaire de l’indépendance nationale. Le reste sera totalement épongé après l’amnistie politique de 1975.

 

 

  

 (À suivre)