L’humanité au service des transhumanistes-V/Par Ian Mansour de Grange

7 February, 2024 - 17:22

Cent cinquante ans plus tard, il n’est plus l’heure de nous situer en militant ou adversaire du progrès made in Occident. Le système des technosciences est mondialisé, comme le prouve l’essor de grands centres de recherche en Inde (plus de deux cents, Bangalore en tête), en Chine (plus de deux cents cinquante, Zhongguancun en tête), en Russie (Skolkovo à la barre) ou en Afrique à un degré nettement moindre (CNRST à Ouagadougou, The Hub Innovation à Pretoria, ARCAI à Brazzaville, etc.). Mais par quel tour de passe-passe schizophrène l’Arabie saoudite – pour ne citer que le pays arabe probablement le plus résolument avancé dans l’exploitation des technosciences – s’est-elle avancée, en Octobre 2017 lors d’un forum économique futuriste à Riyadh, à décerner la nationalité à un robot (1) ?

Et le professeur Ali El Kenz de souligner en ce sens « l’extraordinaire avancée technologique des économies du Golfe, dans les finances comme dans l’informatique et l’urbanisme, couplée à la très forte rigidité des lois et règlements portant sur le contrôle des mœurs. C’est dans cette dualité – que certains analystes ont appelé « schizoïde » – que le credo néowahhabite [pense avoir] trouvé son équilibre et sa capacité à s’adapter, à s’emboîter au credo néolibéral de la nouvelle économie mondiale (2) ». Une incongruité d’autant plus choquante que nombre d’immigrés travaillant au royaume saoudien ne parviennent pas à y obtenir cette fameuse citoyenneté qui était naguère dans toute l’Umma – il n’est ici certes pas vain de s’en souvenir – un droit essentiel et systématique pour tout musulman s’y déplaçant de pays en pays, de désert en cité et de ville en ville (3)…

 

L’usage écrasé par l’échange

À l’instar de la République Islamique de Mauritanie, le Royaume d’Arabie Saoudite ne saurait certes pas afficher des décisions contraires à la Chari’a et il est bien vrai que tout ce qui n’est pas strictement interdit par celle-ci est permis en Islam. Mais ne sommes-nous pas tous fils et filles d’Adama (PBL) et à ce titre tous responsables de notre planète ? Certes encore, la notion de propriété relève, dans notre sainte religion, d’une dimension hiératique, comme le souligne le célèbre hadith du Prophète (PBL) : « Le caractère sacré des biens du musulman est identique au caractère sacré de son sang (4) ». Celui-là est donc libre de gérer à sa guise son sol. Mais ce droit imprescriptible le rend-il pour autant insensible aux devoirs que cet usage implique ? Peut-il devenir ce même « homme blanc » dont le chef amérindien Seattle se plaignait, en 1854, dans son mémorable discours devant le gouverneur du Territoire de Washington ?

« L’homme blanc traite sa mère la terre, et son frère le ciel, comme des choses à acheter, piller, vendre, comme les moutons ou les perles brillantes. Son appétit dévorera la terre et ne laissera derrière lui qu’un désert. […] Nous savons au moins ceci : la terre n’appartient pas à l’homme, c’est l’homme qui appartient à la terre. Toutes choses se tiennent, comme le sang qui unit une même famille, tout se tient. Tout ce qui arrive à la Terre arrive au fils de la Terre. Ce n’est pas l’homme qui a tissé la trame de la vie, il en est seulement un fil. Tout ce qu’il fait à la trame, il le fait à lui-même. […] La fin de la vie, c’est le début de la survivance (5) ».

Si l’on peut entendre, musulmans, que d’autres aient négligé, méprisé, saccagé le patrimoine que Dieu confia à Adama (PBL), nous ne pouvons rester les bras croisés ou enfouir notre tête dans le sable devant la perdition programmée de la vie sur terre, en général, et de notre humanité commune, en particulier. Plus que tout autre, nous devons agir pour tenter d’enrayer cette catastrophe dont Dieu nous demandera compte, un par un. Intellectuels et savants en toute première ligne. Mais comment agir ? Tout ce qui a précédé dans ce dossier – à commencer par son titre – nous désigne non seulement en quel l’esprit nous mouvoir – celui convaincu de l’excellence des thérapies dite « naturelles » – mais aussi de sérieuses pistes à explorer.

Toutes les médecines « naturelles » ont ceci en commun de ne considérer la maladie qu’en expression d’un déséquilibre affectant une personne spécifique et dont il s’agit d’entendre les causes profondes. À quoi donc attribuer celui révélé par le transhumanisme ? La question nous interpelle d’autant plus que le risque de nous y voir à notre tour succomber n’est pas mince, comme en témoigne la récente et aventureuse décision saoudienne. Elle est le signe de ce qu’absorbées par des conditions artificielles d’existence à mille milles de ce que vivaient leurs pères et leur peuple bédouins, les oligarques du Royaume se sont pliés aux manœuvres du grand capitalisme international pour qui l’échange a plus de valeur que l’usage. Un contresens pourtant patent aux yeux de l’islam.

 

Médecines islamiques ?

Non pas, évidemment, que l’islam ait dévalorisé l’échange. Bien au contraire. Apparu dans une contrée et au sein de populations ordinairement vouées au commerce, il s’est tout simplement ingénié à lui donner un cadre viable et respectueux de la Nature et des gens. Parmi les nombreuses dispositions en ce sens, j’en citerai cinq. Essentiellement monétaires, les trois premières sont particulièrement motrices de l’économie d’usage et de l’esprit d’entreprise. L’interdiction du prêt usurier, tout d’abord (Saint Coran, 2-275, 2-278, 2-279).  Une prescription formelle qui laisse cependant la porte ouverte à d’autres formes de prêt, comme celui à échéance, cité un peu plus loin dans le Saint Livre (2-282). Secondement, le principe de l’association au partage des pertes et profits : un partenaire apporte un projet et ses compétences humaines ; l’autre le capital financier avec droit de regard sur la gestion (mouchara) ou non (moudaraba) (6). La malédiction vouée à « celui qui organise la pénurie (7) » complète cette vision d’une économie fondée sur l’économie réelle et la circulation optimale de la monnaie.

Mais la question financière est très loin de couvrir le champ des échanges dont l’islam entend dynamiser le flux. Elle est bien évidemment soumise au développement des relations environnementales et sociales[p1] . Un des traits les plus remarquables du Saint Coran et de Son prophète (PBL) est leur exhortation moult fois répétée à observer la Nature en toutes ses manifestations, non seulement vivantes mais aussi inanimées, afin d’y puiser science et transcendance. Mohammed (PBL) parlait aux animaux, aux végétaux et aux pierres… Le propos du chef Seattle rapporté tantôt sur les êtres « qui se tiennent tous » aurait très bien pu être le sien et c’est en ce sens qu’il convient également de lire l’importance toute particulière qu’il demandait aux musulmans d’accorder aux relations de voisinage.

Leur prestige est tel qu’on peut y voir la base même de la citoyenneté en Islam (8). « Le polythéiste qui n’a aucun lien de parenté [avec un musulman] », soulignait ainsi le Prophète (PBL), « jouit au moins d’un droit : celui du voisin (9) ». C’est bel et bien dans la contiguïté que se construit l‘adhésion et cette symbiose détermine le corps même de la société civile, en sa dimension la plus localisée, essentielle à la bonne conduite de notre humanité. Un « ici et maintenant » notablement perturbé, en nos temps consuméristes, par un « ailleurs et main tenant » qui nous éloigne chaque jour un peu plus de nos liens les plus vitaux. D’autant plus que nous ne disposons que de peu ou prou de temps et de ressources pour les entretenir et les développer.

 

Une autre vision du capital

Cette carence met en évidence le problème central de notre époque exaspérée par la rentabilité des échanges. Toute chose – réelle, virtuelle, imaginaire même – réduite à son seul potentiel de lucre, sa propriété est devenue un enjeu primordial. Surtout, bien évidemment, pour ceux qui se sont fait, du profit tous azimuts, une obligation quasiment machinale de conduite : les oligarques au-dessus des pouvoirs… Tout est capitalisé et approprié en ce sens obtus. Nous voilà fort loin de ce que conseillait Mohammed (PBL) à son ami ‘Omar ibn al-Khattâb. « Ô envoyé de Dieu », lui demandait celui-ci, « je possède une terre à Khaybar et jamais je n'ai eu un bien aussi précieux. Que dois-je en faire ? – Si tu veux bien », répondit le Prophète (PBL), « immobilise le fonds et fais l'aumône de ses produits (10) ». Un avis qui développa dans tout l’Islam la dernière des cinq dispositions susceptibles, comme je l’évoquais plus haut, de donner aux échanges un cadre viable et respectueux de la Nature et des gens. (À suivre).

Ian Mansour de Grange

Maata Moulana

manstaw@gmail.com

 

NOTES

(1) : http://www.rfi.fr/moyen-orient/20171028-arabie-saoudite-intelligence-art...

(2) : https://www.iea-nantes.fr/fr/actualites/le-monde-arabe-aujourd-hui-nouvelle-polarite-nouvel-ordre-symbolique_77. L’auteur de cette étude avance pour sa part que « le credo néowahhabite a trouvé son équilibre […] », un raccourci de langage beaucoup trop optimiste, à mon point de vue…

(3) : Un indéniable fait historique dont il serait grand temps de se rappeler, ici même en Mauritanie où certains citoyens éprouvent les pires difficultés à se faire enregistrer à l’état-civil et se voient ainsi menacés de se retrouver apatrides en leur propre pays…

(4) : Hadith rapporté par 'Abdallah ibn Mas'oud.

(5) : https://fr.wikisource.org/wiki/Discours_du_Chef_Seattle_en_1854

(6) : Prêts ou investissements, tous les produits financiers doivent avoir toujours des sous-jacents réels, ce qui exclut a priori les produits dérivés.

(7) : Second terme d’un hadith rapporté par Ibn Majeh, le premier bénissant « celui qui approvisionne le marché ».

 [p1]