Sénégal : Les enjeux de l’élection présidentielle /Par Moussa DIAW*

27 March, 2024 - 15:16

L’élection est une étape importante dans la vie démocratique d’un pays car elle constitue un instrument d’évaluation de la participation des citoyens qui expriment librement leur opinion à travers les urnes. Au Sénégal, le président sortant, au bout de 12 ans de pouvoir, a décidé, après moult hésitations, de renoncer à un troisième mandat, il s’engage à organiser une élection libre et transparente. On note un hiatus entre cette volonté et sa traduction dans la réalité à l’épreuve de la realpolitik. Dès lors, l’espace politique sera secoué par des mouvements multiformes de contestations, initiés par les forces politiques et la société civile. Il s’agit de s’opposer à une tentative de faire reculer cette échéance en s’adossant à des manœuvres politiques dans le but de redistribuer les cartes pour une reprise en main du jeu politique. La démonstration de force dans un climat de vives tensions aboutit à des vagues d’arrestations dans les rangs de l’opposition, dite radicale, touchant particulièrement Pastef-Les Patriotes, parti dissous dont les militants et les principaux leaders, comme Ousmane Sonko, Bassirou Diomaye Diakhar Faye (Candidat du parti à la présidentielle de 2024), paieront un lourd tribut. Malgré, la répression qui s’est abattue sur les membres et sympathisants de cette formation politique, créée en 2014 et classée 3éme à l’élection présidentielle de 2019, elle réussit, dans le cadre de la coalition Yewwi Askanwi, à mettre en ballottage la majorité (Benno Bok yaakaar), lors des élections législatives de 2022. La composante Pastef a montré sa capacité de résilience en adoptant une stratégie consistant à vendre son offre politique aux jeunes, marginalisés par le système politique, et qui n’ont d’autres alternatives que de braver la mer ou le désert à la recherche d’un avenir meilleur ailleurs.

 

L’émigration au centre des programmes

Les remèdes à l’émigration clandestine sont placés au cœur des programmes proposés par les 19 candidats à l’élection présidentielle du 24 mars 2024, dont les enjeux méritent d’être soulignés. Quels sont les enjeux de ce scrutin ? Faut-il rappeler que le bilan du président sortant se mesure à l’aune du ratio entre la dimension matérielle et la dimension immatérielle. Si le premier point peut être considéré comme positif par des réalisations concrètes dans les domaines des infrastructures (TER, BRT, autoroutes, stade et arène nationale, etc), le second point reste mitigé, notamment la concentration des pouvoirs, l’instrumentalisation de la justice pour combattre ses adversaires politiques, l’impunité et la mal gouvernance. Bien qu’il ait choisi un candidat pour sa coalition, en la personne de Amadou Ba, son ancien premier ministre, le président ne semble pas être très enthousiaste dans son soutien d’autant qu’il considère cette décision comme le «moindre mal». De plus, ses proches partisans ne ménagent pas leurs attaques contre un candidat, peu mobilisateur et dont la campagne demeure terne. Qui plus est, il est accusé de corruption supposée qui impliquerait deux membres du Conseil constitutionnel. En réalité, les manœuvres politiques visant à instaurer un dialogue national, à prolonger le mandat présidentiel et à réintroduire des «recalés» sur la liste des candidats constituent des stratégies pour conserver le pouvoir. Mais tous ces calculs politiques ont échoué face aux décisions du Conseil constitutionnel qui n’a pas transigé sur ses prérogatives relativement au processus électoral et à son rôle de régulateur constitutionnel. Ce comportement politique du président sortant s’explique par la peur de quitter le pouvoir sans garantir ses arrières, même s’il parvient à faire voter une loi d’amnistie générale couvrant les faits délictueux ou criminels des périodes du 21 mars 2021 au 25 février 2024. Ces enjeux politiques seront au centre des débats concernant les programmes des différents candidats qui insistent, pour la plupart, sur la nécessité de procéder à des réformes institutionnelles d’envergure pour rééquilibrer les pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire de manière à réduire les interférences dans la gestion de ces espaces et assurer leur fonctionnalité pour garantir l’Etat de droit et de la démocratie. Sur le plan économique, les candidats mettent l’accent sur l’industrialisation, notamment dans le domaine de l’agriculture qui a été le parent pauvre du gouvernement sortant. Ce dernier avait privilégié, dans le cadre des «programmes du projet Sénégal émergent», les infrastructures, certes importantes mais ne paraissaient pas comme une priorité pour les Sénégalais confrontés à la pauvreté, au chômage et à la cherté des produits alimentaires.

 

Réduire un endettement excessif

Plusieurs propositions concernent les secteurs de l’économie, sa bonne gouvernance, les choix stratégiques et la valorisation des ressources naturelles dans la perspective de l’exploitation du gaz et du pétrole. Il est question aussi de réduire l’endettement excessif du pays et d’envisager la sortie de la zone monétaire UEMOA (CFA) pour penser un développement endogène et l’intégration africaine. S’agissant du volet social, les offres s’intéressent à une meilleure prise en charge des populations sur le plan des aides sociales et médicales en améliorant les dispositifs existants. La cohésion sociale est ciblée par certains programmes, en termes de dialogue et de réconciliation afin de renforcer le vivre-ensemble sénégalais qui a souffert d’une politisation inacceptable. On s’achemine alors vers une rupture, un changement dans les pratiques politiques et économiques, symbole de nouvelle vision dans la gouvernance des actions publiques. Cette élection présidentielle, en dépit de fortes tensions qui l’ont marquée, permettra aux citoyens de choisir dans la transparence et la liberté celle ou celui qui leur convient pour relever les nombreux défis dans un contexte international sous l’emprise de la mondialisation et des effets des crises qui traversent un espace mondial, dominé par le multilatéralisme.

 

* Professeur émérite de science politique à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis. Auteur de la politique étrangère de la Mauritanie, Paris, l’Harmattan, 1999, et Itinéraire et Réflexions d’un enfant du Walo, l’Harmattan, 2020.