Dans la complexité des paramètres influant sur le développement d’une nation, on a de grandes difficultés à concilier considérations globales et locales, court terme et long terme, rigueur administrative et adaptabilité au changement, cohérence et fluidit

16 April, 2015 - 02:12

Par Ian Mansour de Grange – consultant, chercheur associé au LERHI – faculté de Nouakchott

 

Dans la complexité des paramètres influant sur le développement d’une nation, on a de grandes difficultés à concilier considérations globales et locales, court terme et long terme, rigueur administrative et adaptabilité au changement, cohérence et fluidité des échanges. Sans être une panacée universelle, l’approche-filière du développement constitue une alternative à des démarches thématiques trop souvent cloisonnées, sinon trop générales. Encore faut-il prendre la peine d’en bien cerner le genre et ses limites. Nous avons, dans un premier article, tenté d’en définir des concepts-clés. Mais comment les contextualiser ?

 

Une fois n’est pas coutume, on abordera l’interrogation à partir d’aspects techniques, dont on a donné, la semaine dernière, trois clés incontournables d’analyse. J’avais, tout d’abord, pensé à les réunir en une seule batterie de questions, afin de bien cerner leur globalité : que, comment, quand et dans quelles limites doit-on produire ? Mais je l’envisageais, alors, dans un cadre beaucoup plus général que celui d’une nation spécifique. Aujourd’hui, j’hésite à utiliser le verbe « devoir », songeant à l’inadéquation de ce verbe dans le contexte mauritanien. On lui préférera donc le verbe « pouvoir » : que, comment, quand et dans quelles limites peut-on produire ? C’est dire combien les contraintes environnementales, sociales et économiques pèsent lourd, en Mauritanie, dans l’éventail des choix productifs.

 

Réflexion prospective

Paradoxalement, cela peut être d’un grand intérêt stratégique, sitôt qu’on envisage ces contraintes comme autant d’atouts d’originalité. Que possédons-nous que les autres n’ont pas ? Dépassant le cadre simpliste des « matières premières » qui obnubile trop souvent l’esprit, interrogeons-nous sur tout ce qui différencie notre environnement, notre culture, notre développement, et envisageons-le en potentialités d’échange. En quoi, par exemple, la siccité de notre air peut-elle être un avantage productif ? Cette simple question peut être le point de départ d’une réflexion prospective autour d’un élément fondamental d’une filière – séchage ou collage, en l’occurrence – ailleurs contraignant, ici simplifié. Que sécher ? Que coller ? Avec quelle colle ? Peut-on la produire en Mauritanie ? A quel coût écologique ? Quelles compétences techniques ? Etc. Lucidité, pragmatisme, créativité, prudence et anticipation sont convoqués à tel exercice, singulièrement ouvert – de plus bornés diraient : réduit…– par l’extrême jeunesse de l’appareil productif mauritanien. Pour construire une maison neuve, un terrain nu offre toute autre perspective qu’un terrain déjà bâti…

Dans un ordre d’idées voisin, interrogeons-nous sur les différents élans des marchés de consommation, à commencer, bien évidemment, par les plus avides, les mieux pourvus en monnaie d’échange. Naturel, pureté et authenticité, notamment, sont, aujourd’hui, les tendances marquantes de la qualité dans les pays industrialisés où, sous l’effet remarquable de fines campagnes publicitaires, ces nouveaux paramètres semblent magnifiés par leur rareté, réelle ou savamment orchestrée. Or, des espaces vierges, des environnements non-pollués, la Mauritanie n’en manquent pas. Saisit-on ici l’opportunité d’exploitation durable de nos zones rurales, en les orientant, fermement, vers une gestion prioritairement écologique de leurs terroirs ? Certains organisent, déjà, des filières touristiques en ce sens, mais il faut élargir la vue. Demain, les producteurs de viande, par exemple, qui auront su investir, aujourd’hui, dans des filières d’alimentation animale et de produits vétérinaires « écologiques », seront à la pointe qualitative du marché mondial…

Un déploiement toujours continu

Cependant, si l’exportation de produits finis constitue le beurre du développement, le marché intérieur n’en demeure pas moins le lait. Le principal intérêt d’une filière ne se situe pas dans sa capacité à attirer des devises, mais bien dans celles à fournir, directement, de l’activité, à dynamiser et multiplier les échanges internes. La réflexion doit se porter, tout d’abord et encore une fois, sur l’ensemble du système envisagé. La problématique des intrants est, à cet égard, un signe particulièrement parlant. En telle ou telle filière, quelle est leur part dans le bilan global des activités ? Soulignons-le encore : le calcul de cette part ne se limite pas à son impact financier immédiat. Il doit tenir compte de la gestion de ces intrants dans le temps ; notamment, de leur entretien, de leur renouvellement, de leur recyclage et de leurs nuisances environnementales éventuelles. Dans quelles mesures et échéances, sous quelles conditions, l’existence de ces intrants peut-elle être, entièrement, assumée par le pays ? Dans le choix d’une filière, il faut, toujours, privilégier celle dont on peut, à terme le plus court possible, contrôler le plus grand nombre de paramètres…

Diminuer la charge des intrants, en augmentant l’activité interne, sans préjudice de la qualité, c’est augmenter la compétitivité, sinon à coup sûr, du moins très probablement ; en tous cas, renforcer les capacités du marché intérieur. Or, ce sont vingt mille foyers mauritaniens – moins de 4 % de la population – qui ont, actuellement, l’aisance de se poser des choix de qualité. En dépit de l’étroitesse apparente du marché total – guère plus de trois millions et demi d’habitants sur tout le territoire, mais sept millions et demi, à l’horizon 2050 – les marges de manœuvre, dans le développement de filières, ne sont, donc, pas minces. Elles imposent, seulement, un déploiement toujours contenu, graduel, à l’écoute attentive de l’évolution des capacités du marché. Produire un peu moins que le nécessaire est, chacun le sait, une stratégie de base, dans la gestion de la rareté ; en Mauritanie, c’est une sagesse qui relève bien plus des nécessités sociales. La remarque est d’autant plus pertinente, sur le plan de l’exploitation – agricole ou minière – du sol, que, même en réduisant l’« utile » à 10 %  du territoire national, il n’y a que trente nationaux potentiels, tout au plus, pour en consommer les fruits de cent hectares… Certes, a contrario de cette troublante constatation, combien y a-t-il de nationaux susceptibles d’exploiter ces cent hectares ? Moins de cinq, assurément : cela laisse, en l’état de sous-équipement technique du pays, bien des espaces vides…

Nous parlions, plus haut, de contrôler le plus grand nombre possible de paramètres d’une quelconque filière. Qui peut le faire ? Qui le doit, pour la pérennité de l’action ? Deux réponses à la première question – l’une qualifiée de capitaliste, l’autre de collectiviste – sont largement connues et ont produit, chacune selon sa dynamique propre, la même preuve de la nocivité de la concentration des informations, dans la conduite d’un tel projet complexe. La prise de contrôle de l’ensemble par un élément constitutif du système tue les confrontations dynamiques, impose des choix stratégiques fondés sur un parti pris, au détriment, toujours, de la qualité, en tel ou tel maillon faible de la chaîne, d’abord ; puis, à plus ou moins court terme, de toute la filière. La troisième voie consiste à mettre en place un forum spécifique où les divers points de vue se réséifient, autour d’un projet mutuellement profitable. Tous les acteurs concernés d’une même filière ont à s’associer au sein d’une structure, cohérente mais suffisamment souple, évolutive, indépendante et non-lucrative, pour assurer la cohésion de l’ensemble, dans le respect des particularités. On y partage une éthique, une recherche, un souci du meilleur, on y anticipe, collégialement, les risques, les réglementations et les opportunités, on y négocie les marges bénéficiaires de chacun, sans jamais perdre de vue ni ses intérêts propres, bien sûr, ni ceux du projet commun.

Il reste, probablement, à situer une telle démarche, dans la dialectique « public-privé » qui fonde la nation mauritanienne moderne. Cet examen peut permettre, plus largement, de recentrer le débat des stratégies communautaires spécifiques au pays, passablement troublées depuis un demi-siècle. Les temps sont mûrs, semble-t-il, pour telle réflexion. A bientôt, donc, incha Allahou. (à suivre)