Dossier Sécurité Sahel : 3 - Fracture Nord-Sud organique ? /par Ian Mansour de Grange, chercheur associé au LEHRI et au CEROS

28 January, 2016 - 00:22

Evoquant, dans notre précédente édition, la crise structurelle du système économique dominant actuellement le Monde, nous posions, en conclusion, la question du devenir de « l’autre » crise en cours : la fracture Nord-Sud. Essayons, à présent, d’y apporter quelques éléments d’analyse…

Ainsi formulée, la question qui concluait notre précédent article en occultait une autre, plus préoccupante encore : cette fracture est-elle une crise structurelle ou un élément organique du Système ? On n’oubliera pas, ici, l’architecture fondamentale de celui-ci, élaborée, par l’Occident, à tâtons ordinairement conflictuels, au cours des deux derniers siècles : quelques dizaines de multinationales, d’une part, animant un noyau de moins de vingt Etats – du Nord, principalement – trustant l’essentiel des plus-values générés par l’exploitation de notre planète commune (ratissage des ressources naturelles, transformation en produits manufacturés, administrations, communications, finances.…) et s’efforçant de limiter, entre anéantissement et partenariat, l’apparition de nouveaux concurrents ; d’autre part, une périphérie, variablement hiérarchisée, du reste des  Etats – plus ou moins 90%, donc – mis en place pour couvrir la surface de la Terre et tenus dans un rôle primaire de pourvoyeurs en matières premières et de consommation de masse, d’où s’efforcent d’« émerger » une poignée de pays, à l’instar de ceux du BRICS (1).

Le fait est que les inégalités sociales, tout particulièrement celles relatives à l’accès à la consommation, ne cessent de croître dans le Monde. Selon Oxfam, les soixante-deux personnes les plus riches de la planète Terre pouvaient disposer d’autant d’argent, en 2014,  que les 3,5 milliards d’humains les plus pauvres. Or il fallait réunir, en 2010, trois cent quatre-vingt-huit de celles-là pour égaler les revenus de la moitié de ceux-ci. En France, Oxfam relève que les 10% des riches ont accaparé 54% de l'augmentation des richesses, entre 2000 et 2015. Pour entendre la trivialité quotidienne de ce constat, il faut, tout d’abord, se souvenir que le PIB par habitant est près de quarante fois supérieur, dans l’Hexagone, à celui courant en Mauritanie, alors que le coût mauritanien de la vie basique (alimentation, déplacements) n’est pas trois fois inférieur au français.

En Mauritanie comme, d’une manière générale, dans le « Trois-quarts-Monde (2) », c’est de la survie et non pas de la vie dont la moitié de la population s’inquiète du coût, avec moins de mille ouguiyas (2,5 €) par personne pour assurer le quotidien, sans rien pouvoir envisager de plus long terme. Avec de grandes disparités en deçà cette limite : dans 50% de ces cas, ces mêmes mille ouguiyas doivent se partager entre plus de cinq personnes… Un kilo de brisure de riz coûtant entre 200 et 300 UM, selon la qualité, tout comme celui des fruits et légumes courants,  le lait entier, à plus de 400 UM le litre, devient quasiment aussi inaccessible que la viande, entre 800 UM (poulet importé) et 1600 UM (veau) le kilo. Alors que les étals des marchés croulent de marchandises et que les chaînes de télévision satellitaires exaspèrent les désirs de tout un chacun, dans  le spectacle d’un bien-être réputé suspendu au gonflement du porte-monnaie.

 

La religion, poison ou antidote ?

Devant le déferlement – une sorte de tsunami – de produits inimaginables, il y a à peine cinquante ans, en ces zones désertiques si longtemps dépourvues de tout – une vraie culture, multimillénaire, du dénuement – les comportements oscillent, dans toute une palette de nuances, entre le déchaînement des appétits et la rébellion active contre le Système. A l’aune, dans tous les cas, de la seule référence sociale objectivement organisatrice de l’espace saharo-sahélien : l’islam. Qu’on s’en écarte, jusqu’à mépriser ses valeurs les plus humanistes, ou qu’on prétende s’en faire le champion, jusqu’à l’étrangler dans la plus littéraliste et passéiste lecture, c’est d’abord à partir de lui que se positionnent, très majoritairement, les gens, de la Méditerranée au golfe de Guinée, de l’Atlantique à l’océan Indien. A cet égard, parier sur son écroulement, sous les coups de boutoir de ses plus extrémistes dénégations ou, a contrario, affirmations contemporaines, c’est plus que jouer avec le feu : convoquer ce qu’il y a de plus saurien dans l’homme.

Mais juger que les menées occidentales sont, systématiquement, le fait d’une croisade contre l’islam, c’est faire, au moins autant, preuve d’aveuglement. Même à considérer que les enjeux sont, en fin de compte, strictement d’ordre spirituel, il est impératif, pour y évoluer au mieux, d’entendre l’ambiguïté de leurs outils apparents. Qu’ils soient ou non capables de saisir les implications spirituelles de ce qui commande la mondialisation, les stratèges du Système sont, en tout cas, assez conscients des risques, pour celui-ci, d’une dégradation du sens moral, tout particulièrement là où les perspectives de bien-être matériel sont faibles. Si les nécessités de la marchandise peuvent fort bien s’accommoder – en tirer largement profit – de ce qu’à peine 11% des Français estiment « important ou très important l’impact de la religion dans leur quotidien » (3), elles se satisfont tout autant, à défaut de pouvoir offrir les mêmes mirages aux populations du Quart-Monde, de ce qu’en moyenne, plus de 75% d’entre elles – 90% en Afrique – situent la religion au hit-parade de leurs préoccupations quotidiennes.

 

 

C’est ici dire que le développement de la démocratie et de la morale laïque – plus généralement, marchande… – est étroitement lié à l’efficacité du contrat social liant l’Etat, strate territoriale de l’organisation mondiale du marché, et le citoyen, Plus Petite Unité de Consommation (PPUC). Pour lesdits stratèges, il est tout aussi impératif  d’entretenir, dans la vingtaine d’Etats constituant le centre du Système, une majorité, même seulement relative, de gens jouissant d’assez de signes extérieurs de richesse (objets, loisirs, protection sociale, etc.) que lucide de reconnaître l’impossibilité – organique, en l’état actuel des choses – d’en susciter, ailleurs dans le Monde, guère de plus de 10%, en moyenne. Lourd constat dont l’Aide Publique au Développement (APD) et autres entreprises de la Société civile internationale sont encore loin de pouvoir minimiser les effets. La structure même du Système s’y oppose.

 

L’insécurité, fatalité du Système ?        

Pour essayer d’en faire démonstration, on s’appuiera sur une donnée un peu vieillotte mais toujours parlante : la distinction de l’économie en trois secteurs. Primaire, où se concentrent les activités relatives aux matières premières brutes ; secondaire où ces matières premières sont transformées ; tertiaire, agglutinant toutes les autres activités de services, en particulier les communications, le commerce et les manipulations financières. Seul le second secteur, éminemment stratégique, est producteur de plus-values réelles. Quoiqu’il n’occupe, aujourd’hui, guère plus d’un cinquième du PIB des pays centraux qui en monopolisent, cependant, toujours la majeure partie (4), il reste le cœur du Système, quand les manipulations financières, surtout sous leurs formes les plus virtuelles, pour ne pas dire illusoires – les fameux produits dérivés – en sont devenues le cerveau (5). En moins de cinquante ans de bulles plus ou moins savamment gonflées puis crevées, celles-ci ont généré un oligopole de vingt-huit établissements bancaires qui impose, désormais, sa loi à l’ensemble des activités  économiques de la planète (6).  Est-il nécessaire de préciser qu’aucune banque du Quart-Monde n’en fait partie ?  

Les grandes manœuvres actuelles sur le front du secteur primaire sont un des avatars les plus pénibles – excepté, hélas, les conflits entretenus partout où gît quelque matière première d’intérêt mondial – de l’emprise de cette « hydre dévastatrice » (7)  sur les pays tirant l’essentiel de leur PIB dudit secteur. Avec des nuances, bien évidemment, selon le degré de redistribution effective, au sein de leur population, de la rente tirée du bradage de leurs ressources naturelles. Ce n’est pas le moindre des effets pervers du Système : plus celle-ci est partagée et plus l’impact de l’effondrement des cours est directement ressenti par les populations. L’exemple du Venezuela de Chavez est, à cet égard, éloquent, notamment en ce qui concerne la dimension politico-stratégique de ces manœuvres. Dans le cas contraire – celui, généralement, des pays du Sahel – le coup se reporte sur les services locaux où s’est investie l’ultra-minorité tirant profit de la rente ; en Mauritanie, essentiellement le commerce et, au tout premier plan, celui des denrées de première nécessité.

Au final, que les différentes versions sahéliennes de l’Etat soient impliquées ou non dans le bien-être de ses réputés administrés, ce sont bien les plus éloignés (8) de ses centres qui font toujours les frais des petites et grandes manœuvres du Système. La connectivité, entre le global et le local, ne fonctionne préférentiellement qu’en négatif. Au détriment, à l’ordinaire, du premier, avant que ne développent des contrecoups dont la nuisance, à l’encontre du global, tient à leur étalement dans l’espace et à leurs enchaînements cumulatifs dans le temps : circuits économiques informels, parfois mafieux ; trafics en tous genres ; gabegie, détournements de deniers publics ; exode rural, immigration clandestine… on voit ainsi apparaître le filigrane conditionnel de la sécurité mondiale ; a fortiori au Sahel : la refonte du rapport local-global et de celui entre le centre et sa périphérie. (A suivre).    

 

Ian Mansour de Grange

 

 

 

Notes

(1) : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud.

(2) : Une dénomination autrement objective et lucide du « Tiers-Monde »…

(3) : Selon un sondage Gallup (voir carte-ci jointe) publié en Février 2009, que nous avons largement commenté, au Calame, notamment dans notre N°771, sous le titre : « Pour une politique culturelle intégrée en Francophonie »

(4) : En recourant, grâce aux multinationales, à des délocalisations de pans de production de plus en plus larges…  

(5) : Le marché global des produits financiers dérivés a dépassé, en 2008, les 600 000 milliards de dollars – soit plus de douze fois le PIB mondial ! –  et atteint les 720 mille milliards de dollars en 2014…  

(6) : Pour plus de détails, voir notre article « De bulles financières en crève-misère », publié dans le N°990 du Calame, disponible sur le site du journal à l’adresse : www.lecalame.info/

(7) : www.liberation.fr/economie/2015/07/22/francois-morin-l-oligopole-bancaire-s-est-transforme-en-hydre-devastatrice-pour-l-economie-mondiale_1352085

(8) : Géographiquement et/ou, surtout, socialement parlant : la compétition, pour l’accès à la rente des matières premières, s’appuie sur les clivages tribaux, ethniques, statutaires (castes), en les dénudant de ce que les nécessités de la survie, dans l’ancestral partage du dénuement saharo-sahélien, les avaient traditionnellement habillés d’humanité…