Lemine Ould M.Salem, auteur avec François Margolin, du documentaire ‘’Salafistes’’, dans une interview au magazine Society : ‘’Je ne m’attendais à un tel débat’’

11 February, 2016 - 00:42

Terrorisé ? Interdit. Finalement interdit aux moins de 18 ans, Salafistes, de François Margolin et  Lemine Ould Mohamed Salem, a suscité une vive polémique en France. Le documentaire est accusé  d’être un film dans « point de vue » par les uns, loué  comme un « chef-d’œuvre » par les autres  … ?

Lemine Ould M. Salem s’explique.

 

Quel est votre avis sur la polémique  qui entoure Salafistes ?

-Je ne m’attendais pas à ce que ça fasse susciter  un tel débat. Parce que je ne vois pas de différence avec   d’autres reportages que j’ai pu réaliser par le passé, je pense que la menace Etat  Islamique  et les attentats du 13 novembre ont beaucoup joué. Sincèrement, l’idée d’interdire aux moins de  18 ans  ne m’avait jamais effleuré. Même si  je n’ai jamais pensé que ce film puisse être vu par des enfants. Evidemment,  qu’il ne faut surtout pas. Ma propre fille a 7 ans, j’avais prévenu sa mère que j’allais passer à la télé et qu’il ne fallait en aucun cas qu’elle puisse entendre ce qui  allait s’y dire ! On reproche au film de partir du principe que les gens qui vont le regarder sont intelligents, mais à 15, 16 ans, je crois me souvenir que je pouvais me faire une opinion, que je savais distinguer le bien du mal, ce qui est, ce qui ne l’est pas. En gros, les autorités nous disent : « nous pensons pour vous, nous savons  comment vous devez penser », Bein non. Ou alors il faut avoir 18 ans pour avoir une cervelle ?

 

- A quel moment avez-vous compris que ça pouvait prendre cette tournure ?

-Au FIPA (Le festival international  des programmes  audiovisuels) de Biarritz. C’était trois jours avant la sortie revue  du film. D’abord j’apprends qu’au lieu d’être projeté en première séance, le film passera en deuxième. Ensuite que seuls les professionnels  accrédités pourront finalement y assister. Quand on a demandé des justifications aux organisateurs, on a eu des réponses  hyper contradictoires. Là, j’ai compris que ça allait devenir une affaire importante.

 

-Comment vous êtes-vous retrouvé à vous spécialiser dans les groupes armés islamistes ?

-A la base, je suis spécialisé sur l’Afrique. Les histoires de groupes islamistes, ce sont des sujets que je couvre, comme je peux couvrir une élection au Sénégal ou en Côte d'ivoire. On se demande comment j'ai mes entrées; on dit que j'étais le seul journaliste là-bas, au Nord du Mali, mais c'est faux. J’étais le seul qui venait de France, c'est tout! Il y en avait d'autres, des journalistes, sérieux, crédibles, professionnels, de l'agence mauritanienne Saharamédia par exemple, qui fournit du contenu à beaucoup de chaînes internationales. Et  il avait plusieurs équipes d'Al Jazeera. C'est même l'un de ces journalistes qui m'a donné le numéro de téléphone du porte-parole d'Ansar Dine. Je l'ai appelé, je lui expliqué qui j'étais-un journaliste mauritanien vivant en France, travaillant pour des médias occidentaux-et il m'a dit: « viens, je ne peux pas t'empêcher de venir ». Alors, je suis allé en Mauritanie, et de là, j'ai fait la route, 2000 kilomètres, d'abord jusqu'à la frontière avec le Mali avec un chauffeur, puis dans une autre voiture. La société de location n'autorisait pas qu'on passe la frontière mauritanienne avec le véhicule!

 

Au total, combien de temps avez vous passé sur place?

Tous voyages additionnés, douze  mois. Mais à Gao, par exemple, autour de deux mois. Je me suis concentré sur ce qui m'amenait là-bas, j'ai respecté les limites qu'ils me fixaient. Je ne tournais pas la nuit, par exemple.

Au début, j'étais toujours accompagné de quelqu'un, puis un jour,  ils ont vérifié les entretiens avec les habitants et ils m'ont dit: « c'est honnête, réglo ». J'avais un déroulé de questions types pour les djihadistes, et un pour les habitants, des questions simples, sur la charia, le projet, etc. Je devais garder en permanence une capacité de discernement. Même si tu es sympathique, je n'oublie pas que tu es d'Al Qaïda. Même si tu es méchant, je n'oublie pas que tu es un être humain.

 

Mais sans jamais être dans une relance contradictoire…

Une journaliste américaine qui va interviewer un mollah en Iran et qui met le voile, on se pose des questions, on lui reproche ? Je ne suis pas allé les combattre, moi, je ne suis pas allé les combattre, moi, je ne suis pas militaire, je ne suis pas juge, je ne suis pas flic. Je suis journaliste. Mon boulot, c’est de rapporter les choses telles que je les vois. Je ne fais pas dans l’idéologie ni dans la poésie. Je ne peux pas aller voir un chef de guerre et lui dire : ‘Qu’est-ce que tu fais, t’es con, ça se fait pas’. Je ne peux pas ! Ce n’est pas mon boulot, ça. Moi, je pose des questions : ‘Pourquoi vous coupez la main des gens ?’ ‘Quel est votre projet ?’ ‘Vous pensez que la population est avec vous ?’ ‘Vous pensez pouvoir perdurer avec le monde entier contre vous ?’ C’est ça, la contradiction.

Le salafiste, c’est un discours structuré, que l’on ne peut combattre qu’en le délégitimant, en le déconstruisant ; mais encore faut-il le connaître pour le faire. Dans le film, il y a leurs discours et leurs actes, mais aussi le point de vue des habitants. A la fin, il y a une scène qui dure peut être seulement quelques secondes, mais qui vaut tous les contre-discours. Ce berger avec sa pipe qu'il a réussi à conserver, c'est un acte de résistance, et il y en a quelques-uns comme ça...Après, le petit jeune qui dit que le salafisme, c'est une nouvelle religion, on aurait pu aller voir l'imam de la Mecque pour le contredire, mais ça sert à quoi? Cela n'aurait pas été très original, sur tous les plateaux il y a des experts, politologues, islamologues, imams... Nous, on ne voulait pas faire ça.

 

Mais quand on est embedded comme ça, jusqu'à quel point peut-on montrer le travail que l'on ramène de façon brute, sans distance ou mise en perspective?

Perspective? Mais les reportages de la BBC, c’est assez factuel aussi quand ils rapportent des sujets de ces endroits-là...On ne voulait pas faire un reportage classique du genre: « venez, vous n'y comprenez rien, nous on va vous expliquer ».Non: nous vous montrons, vous vous faites votre idée, nous ne sommes pas plus intelligents que vous, vous avez un cerveau.

 

Pourquoi avoir choisi de montrer des images de propagande islamiste alors que vous aviez rapporté des images exclusives, notamment de Gao et Toumbouctou? Pourquoi pas un film avec uniquement un contenu original?

Au début, le projet, c'était d'aller au Nord du Mali. Et puis, il y a eu l'expansion de l'Etat islamique, et forcément il fallait l'intégrer. Mais pour le coup, là-bas, on ne peut pas y aller. Donc, on a décidé d'insérer certaines de leurs images, tout en mentionnant que c'était des images de propagande. Mais ce ne sont pas les images d'atrocités ou de violences qui, à mon avis posent problème. C’est qu'on a dessiné un profil du djihadiste: un voyou qui s'est radicalisé en prison, etc. Et on ne veut pas que les gens se fassent une opinion différente, qu'ils voient que ce sont des gens intelligents, qui peuvent avoir un discours très structuré, des qualités dans la rhétorique. Il suffit de regarder les films de propagande: ils sont l'œuvre de gens qui ont une culture du cinéma, de l'image.

 

Quelle est pour vous la réalité du phénomène salafiste aujourd'hui?

Les salafistes, on n'a pas de chiffres pour savoir combien de gens ont de la sympathie pour eux. Les mosquées salafistes dans certains de ces pays sahéliens, elles représentent peut-être entre un dixième et un cinquième de la totalité des mosquées. Ce sont des pays pauvres, et c'est difficile d'empêcher l'arrivée de fonds provenant des pays du Golfe par exemple, non pas directement des Etats à ma connaissance, mais d'ONG privées ou de particuliers adeptes de cette idéologie.

Après, je ne mets pas tous les salafistes dans le même sac. L’islam salafiste n'est pas forcément violent, j'insiste là dessus. Il peut être quiétiste, pacifique. Parmi les salafistes, les adeptes du djihad sont minoritaires. Mais ce sont eux que l'on voit le plus, malheureusement.

 

Abderrahmane Sissako était associé à votre projet au départ, puis a finalement fait Timbuktu de son coté. Que s'est-il passé?

On réfléchissait tous les trois à tout: docu, docu-fiction...Puis un jour, il m'a dit qu'il abandonnait parce que Margolin tardait à lui faire un contrat. Plus tard, il a raconté dans un entretien que c'était trop compliqué de travailler à distance, qu'on avait des discussions « absurdes » par téléphone. Mais ce sont des prétextes, c'est juste qu'il avait trouvé l'histoire qu'il voulait raconter. Quand je suis rentré de Tombouctou, j'ai publié un texte dans Libération sur l'exécution par les djihadistes d'un berger touareg qui avait tué un pêcheur. On s'est fâchés à cette occasion, il m'a dit: « Merde, qu'est- ce que tu fais, on devait travailler autour de ça'.Je lui ai répondu: « Mais c'est un quotidien, ça s'oublie, après-demain, personne ne s'en souviendra ».Et d'ailleurs, c'est vrai, elle était passée inaperçue cette histoire. Sur le site de Libé, il devait y avoir deux ou trois commentaires. Mais lui ne voulait pas qu'elle paraisse parce que toute l'histoire de son film était dedans. Je ne dis pas que son film n'est pas créatif sur la forme. Je dis juste qu'il n'a pas inventé l'histoire, puisqu'il n'y a que moi qui l'ai racontée, quand on était associés. Ni RFI, ni Reuters, ni aucune agence de presse n'en avait parlé dans le détail. Il y avait juste une dépêche pour dire que les islamistes avaient procédé à l'exécution d'un homme coupable de meurtre. ça, il ne l'a jamais dit, et il aurait à mon avis pu le dire, cela aurait été plus honnête. Surtout qu'il avait gardé les disques avec les ruhs qu'il montrait aux acteurs et aux techniciens pendant le tournage.

Propos recueillis par Vincent Riou