Mauro Garofalo, responsable en charge des relations internationales de la communauté de Sant’Egidio : « La perméabilité de l’Islam africain, ainsi que la porosité des frontières ont facilité l’expansion des mouvements extrémistes »

9 June, 2016 - 03:02

À Rome, le temps est au beau fixe, en cette journée printanière. C’est au cœur du quartier historique de Trastevere que se niche le quartier général de la communauté de Sant’Egidio, une organisation séculière, fondée, en 1968, par Andrea Riccardi et un groupe d’amis étudiants, au lendemain du II° concile œcuménique du Vatican, pour renforcer les liens, entre l’Eglise catholique et les pauvres, loin de la ferveur idéologique de Mai 68. Aujourd’hui, l’institution, reconnue, par le Vatican, comme une association laïque d’inspiration catholique, compte plus de 75.000 membres dans 74 pays, dont une trentaine en Afrique. Sa mission : diffuser le message de l’Evangile, venir en aide aux plus démunis, promouvoir le dialogue interreligieux et s’engager dans la prévention et la résolution des conflits.

C’est sur le continent africain que la Communauté s’est fait le plus remarquer. La paix signée, au Mozambique, en 1992, après seize ans de guerre civile et des années de négociations conclues dans une petite salle de leur siège qui servait de réfectoire, est, probablement, leur plus grand succès. D’autres prouesses ont suivi, dont la dernière en date remonte à fin Novembre 2015, avec le voyage du Pape François en Centrafrique. « Au regard des tensions qui régnaient dans le pays, à l’époque, tout le monde craignait cette visite officielle », se souvient Mario Garofalo. Tout le monde, sauf le Pape. « Rien n’aurait pu l’arrêter », souligne celui qui a fortement contribué à ce séjour, historique, aussi bien pour les Centrafricains que pour le Saint-Siège.

Malgré un agenda chargé, Garofalo vous accueille, dans les locaux de Sant’Egidio, avec un sourire radieux. L’homme qui nous guide dans cet ancien couvent de Carmélites est en contact, permanent, avec des chefs d’Etat, des Premiers ministres, des responsables de l’opposition et des chefs rebelles. Car telle est la marque de fabrique de Sant’Egidio : construire la paix, en réunissant, à la même table et en toute discrétion, des leaders qui, dans un contexte différent de l’atmosphère feutrée de la Communauté, ne s’adresseraient même pas un mot. Au risque, parfois, de subir quelques revers ou déplaire. Ce fut le cas avec la guerre civile algérienne, dans les années 90, ou les tentatives de promouvoir un dialogue, entre les rebelles Hutu rwandais des Forces démocratiques de libération du Rwanda qui sévit dans le Kivu, à la frontière congo-rwandaise, et le gouvernement de Kigali.

Dans cet entretien, Garofalo nous livre ses réflexions sur le dialogue interreligieux en Afrique, ses défis, ses obstacles et ce que les leaders religieux peuvent et doivent apporter, pour faire face à la violence extrémiste qui fait appel à la religion. « Malheureusement l’idée qu’il y ait encore des guerres de religion est toujours en vogue, tout comme la conviction que certains conflits cachent une opposition, violente, entre religions. Ce genre de discours doit être réfuté. Seule la paix est sainte, la guerre jamais ».

 

Vita/Afronline : Depuis 1986, la Communauté de Sant’Egidio organise chaque année une rencontre internationale réunissant des leaders de religions différentes pour favoriser le dialogue interreligieux. Quel est l’impact de ces Journées de prière pour la paix des religions mondiales ?

Mauro Garofalo : Les religions ont, dans leur racine, une grande énergie de paix mais, depuis 1986, elles ont été manipulées pour promouvoir la violence. Le message de paix que nous promouvons, ces trente dernières années, n’a jamais été aussi important qu’aujourd’hui et vital, pour le vivre commun. L’aide et l’intervention de leaders et responsables religieux est déterminante, pour la résolution de nombreux phénomènes ou crises qui touchent nos sociétés.

 

- Comment expliquez-vous cette difficulté à promouvoir les religions comme instruments de paix plutôt que de violence ?

- Malheureusement, l’idée qu’il y ait encore des guerres de religion est toujours en vogue, tout comme la conviction que certains conflits cachent une opposition violente entre religions. Ce genre de discours doit être réfuté. Seule la paix est sainte, la guerre jamais. L’Etat Islamique montre à quel point ce genre d’organisations sont nocives à la religion et, en ce cas, à l’islam. Ceci est clair pour les grands théologiens musulmans et à l’imam d’Al-Ahzar, invité, récemment, par Sant’Egidio à Paris où il a rendu hommage aux victimes du terrorisme au Bataclan, et à tous les imams qualifiés de « modérés », un terme qui ne devrait pas être utilisé, tant il me semble pléonastique…

 

- Pour quelles raisons ?

- Pour ma part je suis un chrétien convaincu, je crois en l’Evangile et je veux y croire avec conviction, sans modération, dans le respect des autres religions.

 

- Quelles sont les initiatives menées par Sant’Egidio, pour favoriser le dialogue interreligieux en Afrique ?

Sant’Egidio peut agir de manière différente, pour soutenir le dialogue interreligieux. Il y a les Journées de prière et les initiatives pour la paix que nous menons depuis les années 70.  Dans les années les plus récentes, la Journée de prière pour la paix des religions s’est étendu dans de nombreuses villes à travers le Monde, y compris en Afrique. Du Sénégal à Madagascar, de l’Afrique du Sud au Soudan, nous sommes présents dans trente-deux pays africains. Chaque communauté africaine, aussi petite soit-elle, organise des évènements pour promouvoir le dialogue entre les religions. Le dialogue est inscrit dans les chromosomes de chacune de ces communautés. Concrètement, cela signifie renforcer le dialogue entre chrétiens et musulmans.

 

- Sant’Egidio est reconnu pour son engagement en faveur de la paix en Afrique et son implication dans de nombreuses négociations politiques entre gouvernements, mouvements rebelles, oppositions et sociétés civiles. Qu’est-ce qui différencie l’action que vous avez menée en Côte d’Ivoire, de celle que vous menez en République centrafricaine ?

- En Côte d’Ivoire, nous avons abattu un grand travail pour rapprocher les différents partis et plateformes politiques, lors des phases les plus critiques du conflit. Je me souviens des allers et retours effectués par Mario Giro [actuel vice-ministre italien des Affaires Étrangères en charge de la coopération internationale, ndr] entre Gbagbo et Ouattara, lorsque la crise était à son pic, sans oublier la participation à l’élaboration des documents de Marcoussis et de Washington. Contrairement à la Côte d’Ivoire, en République centrafricaine, l’Etat était et reste très faible, ainsi que le tissu social, extrêmement fragile. En RCA, nous avons travaillé et on continue à travailler à tous les niveaux : avec les partis politiques, les communautés religieuses et, surtout, les groupes armés actifs sur l’ensemble du territoire centrafricain.

 

- Le rôle de Sant’Egidio a été particulièrement déterminant, dans la visite du Pape François à Bangui. Parmi tous les pays africains, pourquoi, selon vous, le Saint-Père a choisi la RCA ?

- Il n’y a rien de surprenant. Le Pape François est connu pour son extrême attachement aux pauvres. Il a donc toujours prêté une grande attention au sort de la République centrafricaine car c’est un des pays les plus pauvres, si ce n’est le plus pauvre du continent africain. Ce choix n’est pas une exception. Le premier voyage officiel du Pape en Europe fut Lampedusa, l’île italienne qui symbolise la tragédie des migrants et de la mer Méditerranée. Concernant la RCA, le Saint-Père voulait lancer un message très fort, au Monde entier, en disant que ce pays n’est pas touché par une guerre de religions, mais bien par un conflit de nature politique. Il est indiscutable que le rôle exceptionnel joué, par les trois leaders religieux centrafricains, monseigneur Dieudonné Nzapalaïnga, l’imam Oumar Kobine Layama, et le pasteur Nicolas Guérékoyame Gbangou, pour relancer la paix en RCA, avec le soutien de Sant’Egidio, a convaincu le Pape de la nécessité d’accomplir une mission apostolique en République centrafricaine.

 

- Après la mission apostolique du Saint Père François à Bangui, ses prières ont contribué à ramener paix et sécurité relatives. Que compte faire la communauté de Sant’Egidio, pour consolider la cohésion sociale et la réconciliation en Centrafrique ?

La visite du Pape a eu un impact énorme dans le pays. Avant même qu’il ne se rende à Bangui. Rappelez-vous de l’accord politique signé, le 13 Novembre, entre les parties en conflit ; cet accord a été rendu possible par la visite que le Saint-Père allait effectuer en RCA. De même, au lendemain de son départ de la capitale centrafricaine où il séjourna deux jours, tout le monde a dit : « Le Pape a dormi une nuit à Bangui, nous pouvons guérir de nos divisions ». Ces divisions étaient très fortes, entre les communautés chrétienne et musulmane, cette dernière ayant été très affaiblie, depuis la chute de l’ex-président François Bozizé. L’élection de Touadéra a mis fin à la période de transition mais, aujourd’hui, nous sommes toujours impliqués dans le soutien au dialogue politique. Des groupes armés sont toujours actifs dans le pays, il en va de sa stabilité complète et de la sécurité qui devrait être garantie, sur l’ensemble du territoire centrafricain. Le peuple centrafricain, comme tous les peuples du monde, mérite de vivre en paix.

- Sant’Egidio est actif sur le continent africain depuis les années 70. Quelle différence percevez-vous entre les menaces qui pèsent sur le dialogue interreligieux aujourd’hui, par rapport à il y a 20 ou 30 ans ?

- C’est une question complexe car les crises diffèrent d’une région à l’autre, dans le temps et dans l’espace. Celles actuelles touchent de nombreux pays. Je pense à Boko Haram, aux confins entre le Cameroun, le Nigeria, le Niger et le Tchad, mais, aussi, le Sahel avec AQMI ou Ansar El Dine, et, dans la Corne de l’Afrique et l’Afrique de l’Est, les Shabaab. La perméabilité de l’Islam africain, ainsi que la porosité des frontières ont facilité l’expansion de ces mouvements extrémistes. Après le Moyen-Orient, l’Afrique constitue un véritable test, pour la Communauté internationale et sa capacité à lutter contre l’extrémisme, ainsi que pour le dialogue interreligieux, pour prouver son efficacité.

 

- Pensez-vous que les communautés chrétiennes africaines sont aussi menacées que celles présentes au Moyen-Orient ?

- Au Moyen-Orient, les communautés chrétiennes tendent à disparaître, ce n’est pas le cas de l’Afrique. Donc, non, je ne pense pas que nos communautés soient menacées, sur le continent africain, car les sociétés sont beaucoup plus mélangées. Prenons la République centrafricaine. La frontière qui sépare les communautés chrétiennes et musulmanes est beaucoup plus réduite que l’on croit. On le voit avec les mariages mixtes, très nombreux. Mais il faut reconnaître que, ces dernières années, les rapports se sont tendus.

 

- Quels sont vos sentiments, par rapport à l’expansion, phénoménale, des églises évangéliques en Afrique ?

- Effectivement, ces dernières années, nous avons constaté une diffusion de sectes néo-protestantes qui, parfois, n’ont rien à voir avec leurs églises d’origine. Je pense aux églises de la prospérité, avec leurs prophètes et prédicateurs qui remplissent les stades. Leurs messages laissent très perplexes car ils sont très éloignés du message évangélique. Quel est le rapport entre l’Evangile et le concept du « miracle money », l’argent facile à travers lequel ces prédicateurs convainquent leurs fidèles de donner plus pour recevoir plus ? Malheureusement, les églises traditionnelles, et en particulier celles catholiques, ont du mal à faire face à ce phénomène.

 

- Face à la montée des mouvements extrémistes islamiques, craignez-vous une radicalisation de ces églises évangéliques, qui sont, par ailleurs, très fréquentées par les jeunes africains ?

- Malheureusement c’est un scénario que nous ne pouvons pas exclure et ce, d’autant plus qu’en Afrique, certaines de ces sectes s’identifient avec le pouvoir politique. C’est très préoccupant. Heureusement, le continent africain peut compter sur des leaders religieux très courageux qui œuvrent, tous les jours, pour la paix et le dialogue entre les religions. Je pense à l’archevêque de Bangui, à certains imams du Nigeria ; il faut soutenir ces leaders religieux et construire des moments et des espaces de dialogue entre les religions.

 

Propos recueillis par Joshua Massarenti

© Le Calame (Mauritanie), Les Echos (Mali), Le Confident (RCA), Vita/Afronline (Italie).