Dix questions autour des phénomènes migratoires en Mauritanie à Ousmane Wague, professeur à l’Université de Nouakchott (1): ‘’La Mauritanie fut et reste une terre de migration et d’émigration. Elle constitue, aujourd’hui encore, un ...

16 June, 2016 - 03:54

... point de passage pour les différents flux migratoires reliant l’Afrique de l’Ouest, l’Afrique subsaharienne, le Maghreb’’

Maitre de conférences en sociologie, coordinateur du département philo-sociologie et intervenant dans le master « Migrations et Territoire », à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines (Université de Nouakchott), le docteur Ousmane Wague a, à son actif, plusieurs études et publications dont une dizaine d’articles scientifiques sur les questions liées à la migration et au développement, à l’échelle nationale et sous-régionale. En 2016, il a participé, entre autres, à deux co-publications maghrébines : « Les flux migratoires au Maghreb », publiée, en Janvier, par l’Université Cadi Ayyad de Marrakech (Maroc) et « Fuite des cerveaux : la réponse maghrébine », éditée par le Centre de Recherche d’Economie Appliquée au Développement (CREAD) d’Alger, en collaboration avec le Bureau International du Travail (BIT). Dans la présente interview, publiée en deux parties, il lève un coin du voile sur les multiples facettes du phénomène migratoire en Mauritanie.

 

Le Calame : La migration fut, des siècles durant, une activité quasiment naturelle pour la majeure partie des populations peuplant l’espace saharo-sahélien, tout particulièrement celui de l’actuelle Mauritanie. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Docteur Ousmane Wague : La Mauritanie fut et reste une terre de migration et d’émigration. Comme hier, elle constitue, aujourd’hui encore, un point de passage pour les différents flux migratoires reliant l’Afrique de l’Ouest, l’Afrique subsaharienne, le Maghreb. Inversement, plusieurs flux migratoires prirent et continuent de prendre départ à partir du territoire mauritanien, à destination du Maghreb, de l’Europe et du Machreq. Notre pays enregistre, annuellement, des milliers d’étrangers en provenance, surtout, de l’Afrique de l’Ouest, du Maghreb, de l’UE et du Moyen-Orient. Elle dispose, en outre, d’une importante diaspora, dans les pays de l’UMOA, de l’UMA et de l’Afrique subsaharienne... En Afrique, d’une manière générale, et au Moyen-Orient, ce sont, essentiellement, des commerçants et des aventuriers, tandis qu’ailleurs, ils se distinguent, en tant que main d’œuvre, dans les différents secteurs des services, bâtiments, travaux publics et industrie.

Pour ce qui est du volume des étrangers résidents sur le territoire national, le Recensement Général de  la Population et de l’Habitat de 2013(RGPH2013), a dénombré 88 661étrangers résidents enMauritanie, soit 2,5% de la population totale. Avec une répartition hommes/femmes de 54,6/45,6. Cette population d’étrangers est composée de 46 873 réfugiés maliens résidant à Mberra (HoghChargui), et de 41 788 personnes de diverses nationalités réparties sur l’ensemble du territoire national. Mais ce nombre est de nos jours dépassé, en raison du solde régulièrement positif des entrées/sorties annuelles. Il faut par ailleurs reconnaitre l’existence d’un nombre indéterminé d’étrangers en situation irrégulière dont seulement une partie est reconduite à la frontière. S’agissant des immigrants internationaux, les données du recensement 2013 font état de 704 334 immigrants internationaux : 387 043 hommes et 317 291 femmes ; nous en reparlerons plus loin. 

 

- Peut-on esquisser une histoire de la répartition des migrants mauritaniens à travers le Monde ? Quelles furent les premières tendances, des indépendances aux évènements de 89-91 ?

- Au fil des années, les migrations mauritaniennes se sont composées en trois ou quatre principaux flux migratoires temporaires, étalées sur plus de six décennies. Dès les années 40-50, la communauté agricole négro-africaine, villageoise et sédentaire peuplant la vallée du fleuve Sénégal, s’est adonnée très tôt à l’émigration vers les plantations d’arachides du Sénégal, en quête de ressources complémentaires de leurs revenus de subsistance.  Les années de l’indépendance ont vu se développer, dans un premier temps, un flux à destination de pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale, composés, essentiellement, de soninkés et de peulhs ; plus tard, de maures tejekanet. Sur un autre plan, les Maures, nomades traditionnellement commerçants, ont déployé un réseau boutiquier qui émaillera le Sénégal, avant de s’étendre au-delà, vers le Sud et l’Ouest, notamment en relation avec les mouvements confrériques.

Force est de rappeler que, même si les flux migratoires de cette époque-là restent mal connus, les populations mauritaniennes se distinguèrent par leurs migrations, particulièrement accentuées vers la fin des années 60, sous l’effet, conjugué, de conditions climatiques désastreuses et de la dégradation progressive de l’environnement. Ces flux furent très accentués par l’attraction de la ville, ce qui a entraîné un exode rural massif des ruraux vers les grands centres urbains. Parallèlement à ces départs, d’autres flux migratoires, à destination, principalement, de la France, alors encore très demandeuse en main d’œuvre peu ou prou spécialisée, se sont développés et propagés, sans discontinuité.

Les migrants vers l’Hexagone étaient, principalement, des soninkés ou originaires, en grande partie, de la vallée du fleuve Sénégal. Une étude menée par deux sociologues : Francine Kane et André Lericollais, sur un échantillonnage des villages soninkés situés le long du fleuve, en aval de la région, élucide cette question. Ce travail, centré sur les villages des départements de Matam, Maghama et Kaédi, soit 10 583 habitants, montre que, dans les années 1975, l’ethnie soninké dominait dans la vallée, avec 52 000 habitants environ, dont 35 000 résidents dans les 35 villages riverains du fleuve et 15 000 répartis dans une vingtaine de villages situés le long des vallées affluentes de la rive droite, dans le département de Sélibaby.  Enfin, il y a la petite ville de Bakel (4 500 habitants) constituée, autour d’un noyau d’environ 2 000 soninkés, par des apports très hétérogènes. Les Maures (environ 12 000 habitants) cultivaient dans les vallées au N-E du département de Sélibaby.  Ils se rattachaient à des tribus établies, plus au Nord, dans le département d’Ould  Yengé, au Sud et à la périphérie du massif de l’Assaba.  Puis ces flux ont évolué en quantité, profondément bouleversés, à la fin des années 90, suites aux chambardements socio-économiques orchestrés par les événements sénégalo-mauritaniens.

 

- Vous semblez donc d’accord avec ceux qui avancent que les évènements 89-91 ont modifié profondément ces flux, tant en quantité qu’en composition ethnique ?

- En 1989, les événements intervenus entre la Mauritanie et le Sénégal ont été les principaux paramètres accélérateurs, carrément hémorragiques même, d’une certaine « migration forcée » des  Mauritaniens, notamment négro-africains. Ces événements politiques ont permis au pouvoir de l’époque – tenu par le président Maaouya ould Sid Ahmed Taya – d’éloigner, de leur pays, de dizaines de milliers de noirs mauritaniens. Le découragement toucha, de surcroît, un bon nombre de diplômés à l’étranger qui préférèrent l’asile politique au retour at home. Dans les pays à forte diaspora mauritanienne, le nombre de réfugiés mauritaniens s’est, parallèlement et régulièrement, accru, entre 2000 et 2007, avec un taux de 11,2 %, entre ces deux dates, soit une moyenne annuelle de 1,6 %, selon les estimations du HCR en 2008.

En 2008, l’effectif total fourni par le HCR était de 45 601 réfugiés, soit une augmentation de 37,8 % (12 512 réfugiés de plus en une seule année) (HCR, 2009). Conséquence directe du retour massif de mauritaniens du Sénégal, après leur exil forcé, en 1989, cette nouvelle augmentation révélait l’existence d’un certain nombre de réfugiés au Sénégal et au Mali qui n’y avaient pas été enregistrés, en tant que tels, et qui n’ont émergé qu’à la suite des opérations de rapatriement vers la Mauritanie, entreprises lors de l’arrivée au pouvoir du général Mohamed ould Abdel Aziz. Concernant l’implantation géographique de ces réfugiés, il convient enfin de noter que les communautés recensées se trouvent principalement au Sénégal, au Mali, en France et aux Etats-Unis. S’agissant des demandeurs d’asile de nationalité mauritanienne, leur flux annuel s’est élevé à 4 651, en 2002, avant de décroître jusqu’à 783, en 2007 (HCR, 2008).

 

- Cette tendance a-t-elle perduré ?

- Malgré les bouleversements socioéconomiques intervenus, la tendance des Mauritaniens à l’émigration garde la même trajectoire. Les statistiques disponibles montrent, en effet, que la Mauritanie a été et reste un pays d’émigration, avant d’être un pays d’immigration. En 2008, le solde migratoire mauritanien était d’environ 20 200 mauritaniens [voir Sidina Ndah, « La migration des Mauritaniens et ses tendances récentes », références en fin d’interview, NDR], avec un taux d’émigration d’environ 8,13 %. Quant au taux d’immigration, il était de 1,5 %. Cependant et malgré la hausse du phénomène migratoire mauritanien en plusieurs régions, le pays demeure, globalement, peu pourvoyeur de migrants dans le Monde. En comparaison des autres pays d’Afrique de l’Ouest, la Mauritanie dispose, en effet, d’une faible diaspora. Le Mali comptait ainsi 13 716 829 nationaux, en 2008, et 4 millions d’entre eux vivaient hors de leur pays ; soit 29 % de la population. Un taux trois fois et demi supérieur, donc, à celui de la Mauritanie. Par ailleurs, les statistiques montraient la nette préférence de nos compatriotes pour l’Afrique (59 % des émigrés), loin devant les pays du Golfe, (9,6 %) et la France (8 %).

La tendance se poursuit de nos jours. En effet, la répartition des migrants mauritaniens à travers le Monde, telle que révélée par le RGPH de 2013, montre que les pays africains subsahariens, autres que le Sénégal et le Mali, ont les effectifs mauritaniens les plus élevés (18 829, soit 39,91%), ce qui se justifie par les facteurs liés au voisinage, au cumul d’expérience en matière d’échanges séculaires de biens et services.  Au niveau des pays maghrébins, toujours selon ce recensement, les effectifs sont limités ; ce qui pourrait s’expliquer par les événements récents en Libye qui abrita, par le passé, grâce à son statut de pôle d’attraction pour les chercheurs arabisants d’emplois, une importante communauté mauritanienne.

Une certitude : il existe des effectifs non négligeables d’émigrés mauritaniens en Europe, bien que les migrations des ressortissants du Guidimakha vers la France soient relativement anciennes, contrairement à l’émigration vers l’Espagne. Une étude récente, menée par le Groupe de Recherches et de Réalisation pour le Développement (GRDR), a démontré que 20% de la population totale du Guidimakha, soit 56 900 personnes, sont des migrants, avec, pour destination privilégiée, la France et les pays de l’UE. Plus extensivement, un examen minutieux des données de la Stratégie nationale pour une meilleure gestion de la migration en Mauritanie (2008) a permis d’établir que certaines destinations forment désormais des circuits privilégiés par les immigrants ; quasiment traditionnels, même. Comme on l’a dit tantôt, il s’agit de l’Afrique subsaharienne, les pays du Golfe arabique, l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord.

 

- Pourquoi émigre-t-on de Mauritanie aujourd’hui ?

- Aujourd’hui, l’une des principales raisons de l’émigration des jeunes semble être le chômage. La recherche d’un emploi stable et d’une stabilité financière deviennent les principaux motifs poussant les jeunes, toutes catégories confondues, à prendre le chemin de l’étranger. Cela dit, il n’y a pas réellement de chiffres évaluant le chômage avec exactitude. Les données existantes sont contradictoires. Tantôt l’on dit que ce phénomène oscille autour de 10 à 15 % (chiffres officiels), tantôt il est estimé autour de 25 à 30 % (organismes et media internationaux). Mais, s’agissant des mobiles de l’émigration, les résultats du RGPH 2013 confirment la lourdeur de la tendance. Ils montrent que le principal motif des émigrations mauritaniennes, c’est la recherche de travail (37,3 %), suivi du lieu de travail (29,5%), puis « les études » (14%) et « le regroupement familial » (12,6%). Cela dit, les causes du phénomène sont plus profondes qu’on ne le croit généralement. Au-delà des motifs traditionnels à l’origine des premières vagues d’émigration des années 50 et 60, il en existe d’autres, plus percutants : c’est surtout l’enchaînement des difficultés écologiques, à partir de 1968, aux troubles politiques, aux pressions des années 1973 et aux répressions des années 1990, qui a poussé tant de jeunes du sud de la Mauritanie à prendre le chemin de l’exil, notamment vers l’Europe. Cet engouement pour l’émigration reste encore de nos jours d’actualité, malgré le changement de contexte. Aujourd’hui, nombreux sont les émigrés qui, considérant les conditions socioéconomiques peu encourageantes de leur village natal, ont élu définitivement domicile dans leur pays d’immigration.  Ce sont d’ailleurs ces mêmes conditions décourageantes de vie rurale qui semblent inciter de nombreux parents à encourager leur progéniture à une migration dont dépendent, aujourd’hui, tant de familles et villages. Loin d’un simple tourisme de masse, l’immigration répond, implacablement, à des raisons économiques. La dégradation de l’agriculture locale, qui n’arrive plus que difficilement à assurer la seule subsistance quotidienne, force le départ des jeunes à la recherche d’un emploi salarié. (A suivre)

 

Propos recueillis par Thiam Mamadou