Olivier Roy : « La chasse au religieux dans l’espace public ne touche pas les terroristes mais leur permet d’apparaître comme les seuls défenseurs d’un islam brimé ».

27 October, 2016 - 02:44

L‘interview d’Olivier Roy, politologue français spécialiste de l’islam, publié par Atlantico, mardi 17 Octobre, Olivier Roy met en évidence le manque de cohérence des propositions politiques actuelles, en France, en matière de lutte contre la violence djihadiste. Si cette analyse est, évidemment, surtout valable pour l’Hexagone, elle donne également à réfléchir, en Mauritanie réputée république islamique, sur l’incidence du spectacle marchand contemporain, en général, dans le comportement des générations montantes…

 

Atlantico : Dans votre dernier ouvrage, « Le djihad et la mort », vous expliquez la violence djihadiste et le processus « d'islamisation de la radicalité ». Comment jugez-vous la réponse actuelle de la France et celles qui semblent se profiler, dans le contexte de la prochaine élection présidentielle, au regard de vos propositions ?

Olivier Roy : Il n’y a pour le moment aucune réponse cohérente. Çà et là, on a des initiatives, pour mettre en place des sessions de « déradicalisation », comme si la radicalisation était une pathologie et non un choix conscient. Cela peut marcher pour les moins de quinze ans et rassure, surtout, les familles (en particulier les parents de convertis) mais je n’y crois pas une seconde pour ceux qui ont délibérément choisi la radicalité sous sa forme islamique.

Par contre, il y a tout un discours, plus idéologique que pragmatique, au sujet de l’islam, qui laisse se profiler une politique d’hyper-laïcité qui va contribuer à la radicalisation. On part de l’idée que le salafisme est le sas d’entrée pour le terrorisme, ce qui est statistiquement faux, puis on continue sur une autre idée : tout signe religieux dans l’espace public est l’indice d’une stratégie d’islamisation de la société et l’on fait, ainsi, du voile, du burkini ou du hallal, les prodromes d’un passage à la violence, ce qui est absurde car les personnes impliquées ne sont pas du tout les mêmes. Les mères de famille en burkini, les étudiantes en littérature française qui portent le voile ou les familles qui demandent un menu alternatif au porc, dans les cantines (qui sont d’ailleurs loin d’être toutes musulmanes : juifs, bouddhistes et végétariens existent aussi) ne sont pas des terreaux de recrutement des jihadistes. Cette chasse au religieux, dans l’espace public, ne touche pas les terroristes (qui vivent et recrutent à la marge de cet espace public), mais leur permet d’apparaître comme les seuls défenseurs d’un islam brimé. Alors que la bonne stratégie serait au contraire de « saturer » le champ religieux, pour que la prétention de Daech à représenter l’islam tombe dans le vide. Surtout que, sociologiquement, ceux qui sont porteurs de cette demande de tolérance, par rapport aux signes religieux, ne sont pas les salafistes mais, au contraire, les classes moyennes en ascension sociale. Enfin, l’expulsion du religieux de l’                      espace public touche toutes les religions et contribue à créer un vide spirituel que la laïcité ne comble pas car elle apparaît, non comme un système de valeurs, mais comme un ensemble de normes contraignantes, sans dimension spirituelle. Et rien ne sert d’opposer une « identité » chrétienne car celle-ci non plus, comme le rappelle le Pape, n’est pas porteuse d’une spiritualité (c’est pourquoi elle s’accommode très bien de la laïcité, comme on le voit avec Marine Le Pen).

 

- L'étude du profil des djihadistes fait ressortir, entre autres, deux caractéristiques majeures : une prédominance de « deuxième génération » et un fort pourcentage de convertis. Comment expliquer que la deuxième génération soit plus touchée par la radicalité que la troisième alors même que cette dernière a désormais atteint l'âge adulte ?

- Parce que c’est avec la deuxième génération (et les convertis) que la déculturation du religieux est à son maximum : les « deuxième »  ne comprennent pas l’islam de leurs parents, parce que celui-ci est incarné dans une culture qui leur est désormais étrangère. Ils reconstruisent, donc, un islam purement normatif, sans lien avec aucune culture. Et c’est cette déculturation qui est, pour moi, source de violence, tantôt purement symbolique, tantôt réelle, comme je l’ai expliqué dans « La Sainte Ignorance ».

Bien sûr tous les « deuxième génération » ne passent pas à la violence : certains deviennent athées, d’autres se réclament d’une vague « culture musulmane », d’autres construisent un « islam français », d’autres vont vers un salafisme piétiste, sans oublier les convertis au christianisme.

 

- Vous soulignez, également, l'arrivée des « troisième génération » en Belgique. Peut-on s'attendre à ce que la troisième génération manifeste, elle aussi, un fort rejet de l'islam de ses grands-parents et se radicalise ?

- Le modèle d’islam, pour la troisième génération, n’est pas celui des grands-parents mais celui des parents. Ils ont été éduqués en français et font leur choix à partir du choix des parents (dans le prolongement ou dans l’opposition, comme toujours avec les phénomènes de génération). L’enjeu est, donc, de voir ce qu’ils trouvent sur le marché, en termes d’offre religieuse, et le danger, ici, n’est pas le terrorisme mais le salafisme qui les invite à tirer les conséquences de l’échec éventuel de l’intégration (les Salafistes, tout comme les autorités religieuses étrangères, marocaines ou turques, ne veulent pas de l’intégration). C’est pourquoi, au lieu de leur refourguer l’islam des grands-parents, à partir d’imams folkloriques importés des pays d’origine, il faut accompagner la mutation de la sensibilité religieuse (qui n’est pas, nécessairement, liée à un corpus théologique précis) vers un islam « apaisé ». Ce n’est pas la répression du signe religieux qui aidera. Il faut laisser émerger des lieux de réflexion théologique, ce qui, en France, ne peut, bien sûr, se faire que dans un cadre privé, ou dans le cadre concordataire de l’Alsace.

 

- Vous démontrez que les cartes des terroristes et celles des quartiers défavorisés ne se superposent pas et qu'il n'y a pas de continuité, entre les différentes émeutes, révoltes politiques et le terrorisme. Ce dernier ne serait donc pas l'ultime étape d'une intégration ratée. La lutte contre le « terreau social, économique, et culturel » du terrorisme, comme cela peut régulièrement être proposé, est donc une fausse piste ?

- Il y a, évidemment, une intersection entre terrorisme et banlieues, du simple fait que 65 % des radicaux viennent de la seconde génération. Mais, quand on voit que les Alpes maritimes fournissent, en chiffres absolus, autant de volontaires pour le djihad (voire plus) que la Seine Saint-Denis et que Marseille, quand on voit que la Normandie et la Bretagne sont des hauts lieux de conversion de jeunes catholiques à l’islam radical, on se dit qu’il faudrait remettre en cause le lien mécanique, entre radicalisation et situation socio-économique. On ne peut faire ce lien qu'en islamisant, de l’extérieur, les émeutes de banlieues et les confrontations avec la police. Or on voit bien que ces mouvements de révolte n’ont aucune référence religieuse, n’impliquent pas que des jeunes d’origine musulmane, et relèvent, soit d’une demande de justice (Ziyad et Bounia, à Villiers le Bel), soit d’une stratégie de gangs de dealers pour « sécuriser » leur territoire. Et, comme on le voit à Marseille, ces gangs n’ont rien d’islamique, ils reprennent la vieille tradition des mafias ethniques (la collaboration est d’ailleurs fréquente, même si elle est ponctuée de cadavres). Bref, il y a d’excellentes raisons de lutter pour l’amélioration économique et sociale des quartiers mais pas forcément dans la perspective de lutter contre le terrorisme.

 

- Vous infirmez, également, l'idée d'un combat politique, de terroristes qui reprendraient la lutte de leur père ou militeraient pour des causes contemporaines (la Palestine). Comment comprendre, alors, les motivations de la violence djihadiste ?

- Les terroristes d’origine maghrébine ne parlent jamais des parachutistes de la bataille d’Alger, mais des « croisés ». Les djihadistes rejoignent Daech dont le pire ennemi est le Hezbollah, le mouvement le plus efficace contre [la Sionie]. Enfin, en combattant, avant tout, les Chiites, ils contribuent à la fragmentation du monde musulman. Ils vivent dans un imaginaire politique qui n’a rien à voir avec la vraie géopolitique du Moyen-Orient. C’est l’imaginaire du Khalifat qui se lance à la conquête du monde.

Et, bien sûr, cette utopie n’a aucune chance de réalisation. Du coup, on voit comment Daech glisse, de plus en plus, vers une vision apocalyptique où la guerre actuelle est plus un des signes de la fin des temps qu’un moyen de fonder une société islamique. Cela va de pair avec la vision nihiliste de ces jeunes. Je rappelle que, depuis vingt ans, tous meurent délibérément en action, alors que leur mort n’est pas utile. C’est bien le projet de la mort qui au cœur de leur choix personnel et pas l’espérance de lendemains qui chantent. Daech les fascinent, pour son discours apocalyptique et sa maîtrise d’une esthétique de la violence, voire de la cruauté, qui fait d’eux des super-héros négatifs. Ils sont dans la jouissance, pas dans l’abnégation militante.

 

- Si la connaissance religieuse des radicaux est très limitée, la référence à l'islam est centrale. Quel est cet islam auxquels les djihadistes se réfèrent et qui nourrit leur violence ? Comment le combattre ?

- C’est un islam plus djihadiste que salafiste. Ils ne respectent guère les normes quotidiennes de hallal et de prières, sans parler du pèlerinage qu’ils ne font pas ; ils pensent que leur mort va racheter tous leurs péchés. La place des femmes n’est pas salafiste : elles portent le niqab, bien sûr, mais tiennent un révolver à la main, voyagent seules et, souvent, agissent seules.

Il y a donc, ici, deux enjeux : d’abord, qu’il y ait, sur le marché, d’autres choix religieux crédibles ; bref, qu’au lieu de chasser le religieux, pour le plus grand bénéfice des radicaux, on laisse se mettre en place (sans l’organiser par le haut) un islam spiritualisé et intégré, sous des formes d’ailleurs forcément diverses. Il y a une demande pour cela, il faut l’écouter.

Mais, pour aller plus loin, on voit que ce nihilisme générationnel va bien au-delà des jeunes musulmans, comme l’illustre les conversions et le syndrome Columbine : aux Etats-Unis, depuis 1999, on recense cinquante cas de jeunes qui reviennent, dans leur collège, pour tuer leurs anciens camarades, avec une mise en scène de la violence qui rappelle (ou plutôt anticipe) celle des terroristes de Daech. Il y a, je pense, une crise de « spiritualité », du fait que l’expulsion du religieux entraîne, aussi, la disparition de toute spiritualité. On n’a pas de spiritualité laïque, sur le modèle Francs-maçons du 19èmesiècle. Et ce n’est pas l’apologie d’une laïcité répressive ou l’organisation d’agapes « saucisson-vin rouge » qui va ramener l’esprit sur la place publique.

 

Propos recueillis par Emilia Capitaine

 

(1) : http://www.atlantico.fr/decryptage/olivier-roy-chasse-au-religieux-dans-...