Déconcentration et partage – 7 /Par Ian Mansour de Grange

8 December, 2016 - 00:43

On entend souvent dire que le monde ne tourne plus rond. Pollutions, biodiversité chancelante, surpopulation, chocs des civilisations, récession économique, iniquités, terrorisme… Le sentiment général est qu’il n’y aurait, individuellement, rien à faire, quand les voies d’action collective seraient, elles, irrémédiablement corrompues, manipulées, subjuguées par un système aussi injuste que triomphant.  Mais on a pu entrevoir, au fil de nos précédentes livraisons, qu’une plus lucide exploitation de la dialectique marché/non-marché, combinée à celle de l’incessible et de l’inaliénable, était de nature à générer de durables équilibres. De quoi conclure cette série sur une note d’espoir ?

L’élévation progressive de l’intelligence consommatrice, au diapason d’une conscience environnementale accrue, ouvre des perspectives inattendues. Aujourd’hui, dans l’immense majorité des cas, un dollar de plus par pauvre et par jour – un montant susceptible, à court terme, de faire reculer le spectre de la pauvreté et de relancer le dynamisme du marché – se révèlerait, dès le moyen terme, certainement contreproductif, le surplus immédiat de pouvoir d’achat se traduisant, très probablement, en accroissement notable de la dégradation environnementale.  Mais, précédé de formations et d’informations adaptées, au plus local, et relayées tout au long du cycle de vie d’un produit quelconque – de l’exploitation de ses matières premières à son recyclage, donc – un tel enrichissement personnel a de réelles chances de générer un bénéfice collectif durable.

Bien évidemment, l’hypothèse repose sur une réponse sensée à la question de base : un dollar de plus par pauvre et par jour, de qui, de quoi, quand et comment ? Le développement d’AGRC durables, appuyés sur des IPP bien étudiés, est un élément de la réponse. Non pas tant directement : quelques pour cent, tout au plus, d’emplois directs ; qu’en leur potentiel de génération d’AGR, en amont et en aval. Mais l’élément décisif – véritable pointe de l’utopie – réside ailleurs. Nous avons signalé, tantôt, la tendance « naturelle » du Système à la concentration, tout particulièrement du capital. Alors que la croissance mondiale flirte avec la nullité, celle du patrimoine des quelque deux mille milliardaires privés répartis sur notre planète commune tourne, en moyenne, entre quatre et cinq points, avec des pointes parfois au-delà de dix (1). Telle ou telle de ces fortunes s’effondre ? Ce n’est jamais loin de ces sommets que sa dépouille se partage. Mais, sans présumer de l’inéluctable étroitesse de ce champ, peut-on imaginer de beaucoup plus larges boucles de régulation, pensées, rationnellement conduites ?

 

Charité bien ordonnée…

En ne se réservant, chacun, « que » cent mille dollars, chaque jour, pour ses petites affaires personnelles (2), et en redistribuant le reste de leurs revenus, strictement aux plus pauvres de la planète, via une SOC finement localisée, notablement renforcée, et surveillée, par le système IPP, ces braves gens feraient bien plus que de l’humanitaire : relancer vigoureusement le système ; leurs propres affaires, donc. Réinjecter, chaque jour, deux à trois cent millions de dollars (3), à autant d’individus en manque crucial des plus élémentaires nécessités vitales, tout en minimisant, le long de la chaîne des échanges, les incitations à l’épargne, c’est, à coup sûr, rendre, à l’économie réelle, un dynamisme singulièrement écorné par les vertiges des produits dérivés. Notons, ici, qu’un consensus en ce sens, entre, seulement, les cent plus gros milliardaires de la planète, suffirait à couvrir la moitié des fonds nécessaires à l’entreprise ; prouvant, à tous, que le partage, fondement de la biodiversité, l’est aussi de la plus saine économie capitaliste.

En admettant que ces stratèges s’imposent, comme plancher, la disparition – économique, s’entend ! – du dernier pauvre de la planète, au sens onusien du terme, avant de relever leur plafond de prélèvement personnel, il ne faudrait pas dix ans pour atteindre un tel objectif. Précédés, accompagnés de combien d’années de patient maillage associatif, éducation environnementale, réseautage d’informations et d’initiatives ? A tout le moins, un horizon 2050, une vision sociétale ? L’exploitation des différences, dans toutes leurs gammes et nuances, et des boucles les régulant, enfin synonymes, objectivement, pragmatiquement, de richesse durable, pérennisée par une compréhension sans cesse affinée du partage universel… On a trop longtemps cru – et les faits semblaient le prouver – que le don était une grâce pas vraiment nécessaire au confort. On s’aperçoit, au contact des limites d’un système qui en fait si peu cas, qu’il est la condition même de la vie.

Il ne s’agit donc pas d’idéalisme simplet. Certes, on voit mal comment ces messieurs-dames, empêtrés dans leur apparente puissance à disposer de tout, à leur guise, et de tous, à des années-lumière les uns des autres, entendront l’inéluctable nécessité, si tant est que le choix de l’humain universel leur paraisse autrement plus rentable, et sécuritaire,que celui de l’artifice technique. Mais ils y viendront. Peut-être en derniers mais d’autant plus viteque de multiples incitations, via le développement d’une Société civile sécurisée, tout à la fois résolument autonome et fermement connectée aux pouvoirs publics et aux PTF – tripode fondamental du développement durable, comme nous n’avons cessé de le signaler, tout au long de ce dossier – leur en prouvera la pertinence. Ici et là, jusqu’au plus proche de leurs somptueuses demeures. Ce n’est donc pas seulement au Sahel qu’un tel déploiement doit se produire. C’est, aussi, aux centres mêmes du Système.

 

Pragmatisme…

Non pas, non plus, qu’il faille s’attendre à ce que monsieur de Rothschild en vienne à se coltiner la proximité d’un quartier. Il a les siens, multiples, peuplés à sa seule guise et corvéables à merci. Mais il a, également, suffisamment d’informateurs pour mesurer, chiffres à l’appui, tout ce que cent IPP, assurant le fonctionnement d’autant d’associations, dans une quelconque ZUP des ghettos urbains, à Birmingham, Harlem ou Seine-St-Denis (4), pourraient générer d’emplois locaux, solidarités localisées, paix sociale... et plus-values en conséquence, plus ou moins directement, à plus ou moins long terme. Ici et là. Car, si une IPP, en un quelconque pays développé, est susceptible d’apporter un vrai surplus de convivialité et de bien-être – de sécurité, donc – à une petite école, un pâté de maisons ou un immeuble HLM local, elle peut, tout aussi bien, subvenir aux besoins basiques de deux ou trois associations sahéliennes.

Nouvelle dimension de la solidarité internationale (5). Nombre d’immigrés en Europe s’efforcent, par exemple, d’y mettre en place, avec des fortunes banalement aléatoires, des structures d’aide au développement de leurs localités natales. Intégrées dans un plan cohérent, pensé dans la durée, tout à la fois, globalement et localement, ici et là, celles-ci auraient infiniment plus de chances d’aboutir à des résultats probants. Serait-ce tant extraordinaire de voir l’avisé promoteur de l’usine de sauce tomate de notre précédent article assuré de la distribution de ses produits en Europe, par une association de consommateurs vouée au commerce équitable ? En se projetant, chacun, un peu plus loin que le bout de son nez, nous voilà à même de construire une autre mondialisation. Plus humaine, certainement ; pas forcément moins technique mais autrement, assurément : simplement plus précise, culturellement plus proche de la nature.

C’est du centre immobile de son moyeu – l’incessible et l’inaliénable – que dépend la mobilité cohérente d’une roue. Aussi absolue soit-elle, cette loi admet une foultitude d’applications pratiques, toujours relatives, elles. Entre s’abstenir d’interférer dans des séquences génétiques forgées par des millénaires, pour ne pas dire déca-, voire hecto-millénaires d’arrangements écologiques, et entretenir une zone dynamique de moindres turbulences économiques, à distance règlementée des bulles financières, c’en est, déjà, deux visions fort différenciées, tout aussi utiles l’une que l’autre cependant. Verra-t-on, dans cette apparente dissemblance autour d’une même idée, le signe d’une insondable profondeur ? On peut, ici, pressentir que le sentiment de sécurité, qu’il soit collectif ou personnel, peut reposer sur des points de vue fort divers.

On perd beaucoup de temps, d’argent et d’énergie à les opposer, quand il s’agirait, plus pragmatiquement, d’en mieux percevoir les frictions ; leur proposer, en conséquence, des espaces et des temps transitionnels, comme autant de souples articulations, aptes à gérer l’impondérable inhérent au mouvement, à la vie. Avec cette conscience commune, non seulement, d’un bien commun toujours possible, mais, plus encore, du Centre immobile qui l’anime. On peut nommer ou ne pas nommer cette Unité fondamentale, s’incliner ou non devant Elle, s’y inventer liberté ou service : Elle n’en reste pas moins, ad vitam aeternam, ce qui nous anime, d’ici à là, tous et chacun, nous proposant, en permanence, un axe où faire tourner notre monde, un peu plus sûr, un peu plus rond, un peu plus humain…

 

Ian Mansour de Grange

Dossier réalisé dans le cadre d’un projet éditorial

soutenu par VITA/Afronline (Italie)

associant 25 média indépendants africains                   

 

 

Notes

(1) : Avec des fluctuations d’autant plus importantes que s’élèvent les prises de risques de ces grands capitalistes. Bill Gates, le premier d’entre eux, a connu, en 2015, une plus-value de 11%, suivie, l’année suivante, d’une perte de 5%, selon www.forbes.com/billionaires/list/#version:static

(2) : Soit, globalement, 1% des revenus de leurs 6 500 milliards réunis de patrimoine déclaré en 2016, toujours selon le magazine Forbes.

(3) : Ou plus : chaque centaine de millions correspondant à 0,56% des revenus de leurs 6 500 milliards réunis de patrimoine déclaré en 2016.

(4) :Avec toutes les nuances inhérentes à ces diversités sociétales. Espace clairement défini, aux USA, le ghetto est plus souvent, en France, une logique d’opposition à une société dont on ne se sent pas membre à part entière. L’un et l’autre au Tiers-Monde, vis-à-vis du reste de la planète ? Mais, dans tous les cas, la clé de l’intégration citoyenne, c'est, bel et bien, le vécu d’une sécurité sociale réalisée, au sens plein du terme, permettant, à chacun, de prendre réellement et pleinement part aux affaires de « sa » cité. Voir Didier Lapeyronnie,« Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd'hui », Robert Laffont, Paris, 2008 ; Loïc Wacquant, « Parias urbains. Ghetto, banlieues, Etat », La Découverte, Paris, 2007 ; Robert Castel, « La discrimination négative. Citoyens ou indigènes ? », Seuil, Paris, 2007.

(5) :Un thème déjà esquissé en divers de mes articles. Voir, par exemple, la fin de « Lutte contre la pauvreté avec les pauvres », Le Calame, 2014.